|
PREMIÈRE PARTIE
DÉCEMBRE 1948
-1-
Denis Lavoie tourna le coin de la rue sur les chapeaux de roues manquant de peu
de déraper. La Plymouth noire vint se garer près des policiers. Il descendit de
son véhicule et se dirigea vers les agents de croisés en faction pour retenir
les curieux. À son approche, ils le saluèrent réglementairement tel qu’on leur
avait appris à le faire en présence d’un officier. Ils le laissèrent passer.
Ce qu’il vit amena un léger sourire à ses livres. Un jeune policier se tenait à
la rampe du perron, le teint livide et l’horreur dans les yeux.
Denis se disait: «Encore un petit jeune qui se laisse facilement incommodé par
ce qu’il voit. Ils se pensent tous des durs parce qu’ils sont policiers et, à la
moindre goutte de sang, ils flanchent.»
Il monta les deux marches qui le menaient au perron et, sur un ton sarcastique,
il lui dit: «Ça n’a vraiment pas l’air d’aller? Pourtant, tu es un costaud avec
tes six pieds et deux et ta carrure de footballeur. Tu n’es pourtant pas une
mauviette. Mais tu verras, mon jeune, au fil des ans, tu vas t’habituer à voir
des scènes macabres.»
Respirant avec peine et passant sa main glacée sur son visage, Bruce Reardon
tenta de lui répondre.
-
Je ne peux pas vous décrire… ce que j’ai vu. Vous
pourrez en… juger par vous-même.
-
C’est donc si terrible?
-
Allez-y. Vous verrez bien, lui dit-il en retenant
un hoquet.
En pénétrant dans la maison, Denis fut assailli par l’odeur du sang. Cette odeur
que l’on retrouve dans une boucherie. Il enleva ses couvre-chaussures mais garda
son paletot. Il emprunta le corridor et jeta un bref coup d’œil, à sa droite,
dans le salon décoré dans un style Art Déco. Il porta son regard à sa gauche et,
par l’entrebâillement de la porte, il aperçut une commode à pointes de diamant
et le coin d’une courtepointe. Il supposa qu’il s’agissait d’une chambre d’ami.
Il entendit des voix provenant de la pièce du fond et s’y dirigea. Sur les murs
du couloir, des photographies sous verre, dont quelques daguerréotypes, qui
représentaient sans doute des membres de la famille. Au bout du corridor, à
droite, il aperçut la cuisine où une solide table en chêne et ses chaises à haut
dossier occupaient toute la place. Une femme d’une trentaine d’années y était
assise, un mouchoir trempé à la main, tentant de sécher ses larmes et d’étouffer
ses sanglots. Il ne s’attarda pas.
L’odeur du sang était de plus en plus forte mais rien ne l’avait préparé à ce
qu’il vit en pénétrant dans la chambre. Deux murs étaient badigeonnés de sang.
L’un portait l’inscription «Justice sera rendue» et l’autre «Craignez ma
vengeance».
Mais ce qui était le plus macabre, c’était la victime. Étendue sur le lit, nue,
elle avait les mains clouées à la tête du lit. Dans la position qu’elle
occupait, ses jambes ne pouvant atteindre l’autre extrémité, on lui avait coupé
les deux pieds et on les avait cloués sur le montant du lit, dans un simulacre
de crucifixion.
Un haut de cœur le surprit. Il traversa au pas de course le corridor, en
oubliant ses couvre-chaussures, et vint rejoindre Bruce Reardon à l’extérieur.
Il avait perdu son air moqueur. Après quelques instants, il prit une bonne
goulée d’air et s’adressa au jeune policier.
-
Qui a découvert le corps ?
-
C’est une amie qui s’inquiétait de ne pas avoir eu
de ses nouvelles depuis hier.
-
Est-ce la jeune femme que j’ai aperçue dans la
cuisine?
-
Sans aucun doute. Elle avait tenté de la rejoindre
à plusieurs reprises mais elle n’obtenait pas de réponse.
-
Bon, maintenant que j’ai repris mes esprits, je
crois que je vais aller la rencontrer pour obtenir des informations. Je retourne
dans la maison de l’horreur.
Toutefois, il revint sur ses pas.
-
Je m’excuse pour tout à l’heure. Je n’aurais pas
dû être si sarcastique. Je ne savais pas que cela était si horrible. Ça
m’apprendra à juger avant de voir.
Afin d’éviter que l’autre n’ait à lui répondre, il se précipita à l’intérieur de
la maison. Il retrouva son supérieur dans le corridor menant à la chambre.
-
J’aimerais rencontrer la personne qui a découvert
la victime. Est-ce que tu crois qu’elle pourra répondre à mes questions? Elle
m’a paru avoir l’air tellement désemparé.
-
Elle est plus forte qu’elle ne le paraît. Tu peux
aller la voir mais vas-y doucement, ce n’est pas un de tes clients habituels.
Elle s’appelle Lise Ladouceur. C’est la fille du capitaine Ladouceur qui
travaille au Poste 1.
Il prit la direction de la cuisine, se tira une chaise et s’assit face à la
jeune femme. Elle releva doucement la tête et il ne vit que deux grands yeux
bruns bouffis par les larmes. Il remarqua qu’elle tenait à la main un mouchoir
brodé de dentelles comme ceux que sa grand-mère possédait. Elle essuya à nouveau
les larmes qui coulaient sur ses joues et le regarda.
-
Bonjour, Madame Ladouceur. Je suis le
sergent-détective Denis Lavoie. Toutes mes condoléances.
-
Merci. Mais c’est Mademoiselle Ladouceur.
-
Excusez-moi. On m’a dit que vous étiez la personne
qui avait découvert le corps. Pouvez-vous me dire dans quelles circonstances?
Est-ce que ça fait longtemps que vous la connaissiez?
-
Je connais Monique depuis environ cinq ans. En
fait, depuis le jour où je suis allée rejoindre mon père à son lieu de travail.
Il nous a présentées et, tout de suite, il y a eu une complicité qui s’est
établie entre nous. Depuis ce temps, nous nous organisons un voyage.
Elle s’arrêta quelques instants, le temps d’essuyer les larmes qui coulaient à
nouveau.
-
Je me suis rendue chez la voisine. Elle est
handicapée et, dès six heures trente le matin, elle est assise à sa fenêtre.
J’espérais qu’elle avait pu apercevoir mon amie. Je le lui ai demandé. Elle m’a
répondu que ça faisait trois jours, non quatre jours, en comptant aujourd’hui,
qu’elle n’avais pas eu l’occasion de la saluer. J’ai donc pris la décision
d’utiliser la clef qu’elle m’avait remise. J’ai ramassé le courrier et je suis
entrée. C’est là que l’odeur m’a assaillie. Je me suis dirigée vers la chambre
et c’est là que je l’ai vue.
Encore sous le choc de sa macabre découverte, elle ne put plus se contrôler et
elle fondit à nouveau en larmes.
-
Je comprends pourquoi les voisins n’ont pas été
incommodés. Les fenêtres étant fermées, aucune odeur ne pouvait filtrer. Si vous
voulez attendre quelques instants, un agent va vous conduire au poste pour
enregistrer votre déposition.
-
Mon père devrait bientôt arriver. Si vous le
permettez, je me rendrai au poste avec lui.
-
Il n’y a aucun problème. Merci, Mademoiselle, et
encore, mes condoléances.
Il quitta la cuisine et se dirigea vers la chambre. Il commenta les propos de
Lise Ladouceur et dit: «Je ne peux pas le croire. Il n’y a qu’un fou qui peut
avoir fait ça. C’est pas croyable.»
-
Selon le coroner, à première vue, elle n’aurait
pas été violée. Tu as remarqué son maquillage. Les sourcils souligner de manière
burlesque. Le fard à joue très rouge dessinant deux cercles bien ronds et les
lèvres barbouillées par ce qu’il semble être son sang. Grossier, vulgaire, comme
si on avait voulu la ridiculiser même dans la mort. Je crois que tu connais la
victime. Tu as travaillé quelques années avec elle. Vous vous occupiez des
jeunes.
-
C’est la deuxième policière en trois mois qui est
assassinée. Je me demande s’il n’y a pas un lien entre les deux. Toutes deux
s’occupaient des jeunes; une des seules fonctions que les policières peuvent
occuper puisqu’elles ne sont pas autorisées à porter une arme à feu.
-
C’est encore plus horrible que la première
victime. Ça ne peut tout de même pas être des jeunes qui ont fait une chose
semblable. Je ne peux pas le croire.
-
Moi, non plus. Mais sait-on jamais? Il se passe
tellement de choses bizarres de nos temps. Surtout depuis que la guerre est
terminée. Il y a tellement de gens sur le chômage et tellement de jeunes qui
sont désœuvrés. Tu sais pourtant que dans notre métier, il ne faut se
surprendre de rien.
-
Ouais. Je vais me rendre chez la voisine pour
savoir si elle n’aurait pas vu quelque chose d’anormal. Est-ce que tu saurais
son nom par hasard?
-
Elle s’appelle Madame Tousignant.
Il remit ses caoutchoucs et se dirigea vers l’immeuble voisin. De la rue, il la
vit assise à sa fenêtre ne perdant rien du spectacle qui se passait sous ses
yeux. Il remarqua ses magnifiques cheveux noirs et vit qu’elle était très belle.
Il sonna à la porte et une jeune fille vint lui ouvrir. Il se présenta et elle
le dirigea vers le salon où sa sœur fit pivoter sa chaise roulante à leur
arrivée.
Les seuls renseignements qu’il avait pu recueillir étaient minces. Il y avait
quatre jours, vers neuf heures trente le soir, Madame Tousignant avait vu un
homme, un grand homme, portant un pardessus noir et un chapeau de feutre noir
baissé sur les yeux. Elle n’avait pu voir son visage car le col de son pardessus
était remonté. Elle l’avait vu emprunter la petite allée menant au domicile de
sa voisine. C’est tout ce dont elle se rappelait.
Il la quitta et, en passant devant sa fenêtre, il ne put s’empêcher de la
contempler à nouveau. Elle le salua d’un signe de main auquel il répondit. Dès
son retour sur les lieux du crime, il demanda au policier Bruce Reardon d’aller
prendre la déposition de Mme Tousignant. Ce dernier ne se fit pas prier. Il
avait hâte de quitter les lieux.
À l’entrée de la chambre, Denis remarqua que le photographe de l’Identité
Judiciaire avait installé une Speedlamp Kodatron. Le générateur logé dans le
pied, très lourd, engendrait une très haute tension ce qui permettait un
éclairage adéquat de la scène. Sous l’éclat des lumières, le sang sur les murs
prenait un éclat diabolique. Avec son appareil photographique Speed Graphic, le
technicien prit plusieurs clichés de la pièce et de la victime.
Dans la chambre, l’assassin avait laissé très peu d’indices qui auraient permis
son arrestation. Sauf les empreintes de souliers d’homme, à deux ou trois
endroits, qui venaient souiller le plancher.
Denis espérait qu’au développement des photos, il pourrait discerner un ou des
indices lui permettant de poursuivre son enquête.
|