Chapitre 1
Fable
Depuis que je connaissais Z, j'avais eu de nombreuses fois l'occasion de me
rendre compte qu’elle était dotée d'une curiosité qui dépassait largement la
moyenne. Aussi ne fus-je pas vraiment surpris lorsque, ce soir-là, alors que
j'avais déjà enfilé mon pyjama et que j'étais sur le point de me mettre au lit,
Z me demanda très candidement :
-
Dis-moi Daniel! Qu'est-ce que c'est qu'une fable?
Légèrement ennuyé par ce contretemps qui allait retarder le moment où je
pourrais gagner mon lit douillet, je lui répondis un peu sèchement:
-
Je croyais que les mécanoïdes connaissaient tous les mots de notre langue!
-
C'est vrai que je connais le sens des mots. Mais très souvent, en discutant avec
toi, je réalise soudainement que tu utilises un mot d'une façon que je ne
croyais pas possible. Comme si, en plus d'avoir un sens, les mots avaient
parfois une histoire, des souvenirs, presque des émotions qui leur étaient
attachées.
-
Je ne pas sûr de voir très bien où tu veux en venir, m'impatientai-je.
-
C'est très simple pourtant! Moi, par exemple, je suis une mécanoïde : un robot
programmé. Toutes mes actions sont commandées par le logiciel qui tourne dans ma
tête. De plus, je suis ton robot.
Je
sursautai en entendant l'expression « ton robot » sur laquelle elle semblait
vouloir insister. Elle se rendit compte de ma surprise et parut satisfaite
d'avoir réussi à me troubler.
-
Pourtant, continua-t-elle, lorsque tu t'adresses à moi, c'est évident que tu ne
me considères pas comme tel. Pour toi, je suis bien davantage que ce qu'on
pourrait s'attendre du sens strict des mots : « ton robot ».
-
Mais bien sûr Z! fis-je consterné. Pourquoi diable est-ce que tu me racontes
tout cela?
J'étais préoccupé par le discours de Z. Je croyais qu'elle se mettait
soudainement à réagir négativement à sa condition de mécanoïde et qu'elle allait
bientôt cesser de fonctionner. Voyant qu'elle était parvenue à m'inquiéter
sérieusement, elle poursuivit un peu plus sereinement :
-
Ce que je sais du mot fable, c'est qu'il désigne une sorte d'histoire inventée.
Par exemple, j'ai trouvé ce livre : « Les Fables de La Fontaine » dans la
bibliothèque électronique et j'en ai lu une partie. C'est évident que ces
histoires sont imaginaires, car dans la plupart d'entre elles, les animaux sont
dotés d'intelligence et du don de la parole et nous savons très bien que cela
est impossible. Ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi monsieur de La
Fontaine s'est donné la peine d'écrire des histoires qui ne vont tromper
personne tellement elles sont invraisemblables?
-
Mais Z, ce sont des contes! De belles et merveilleuses histoires. Et tout le
monde sait que ces histoires ne sont pas réelles. Elles ne servent pas à tromper
les gens. Elles servent à nous émerveiller. On les raconte aussi aux enfants
avant qu'ils aillent dormir afin d'enrichir leur imaginaire et aussi pour leur
enseigner quelques morales.
-
C'est bien vrai, manifesta Z avec enthousiasme, qu'on raconte les fables aux
enfants avant qu'ils aillent dormir?
Ses
yeux brillaient. Z arborait ce petit sourire coquin, qui lui froissait
légèrement la peau juste au-dessus de la bouche, et qui indiquait d'habitude,
qu'elle avait réussi après moult difficultés à me mettre finalement sur la bonne
voie.
Cette fois j'avais compris. Elle voulait savoir ce que c'était qu'une fable. Et
en vérité, il n'y avait rien de plus simple à lui enseigner. Toute mécanoïde qui
se respecte devrait savoir ce qu'est une fable, et pas seulement que c'est une
histoire inventée.
-
Viens avec moi, ordonnai-je en l'entraînant par la main dans le minuscule salon
de l'appartement.
Là,
d'une pression du doigt, je fis se déplier le lit ouvrant qui était dissimulé
dans le canapé.
-
Étends-toi là-dessus, commandai-je en désignant le lit, pendant que je vais te
chercher une couverture.
-
Pourquoi une couverture? demanda-t-elle mystifiée en prenant place sur le
matelas caoutchouteux.
-
La couverture est très importante afin que tu saisisses parfaitement toutes les
nuances du mot fable.
Je
retournai à la chambre et j'en rapportai un épais couvre-pied, brodé et décoré
de jolis carreaux montés pièce sur pièce. Je l'étendis sur Z, et je l'en
recouvris presque entièrement de façon à ne laisser dépasser que sa tête et ses
épaules.
-
Maintenant, continuai-je, ferme tes yeux, écoute bien la fable et essaie de te
représenter en imagination ce que je vais te raconter. Puis, lorsque tu verras
que le récit achève, tu devras sombrer dans un profond sommeil. Mais attention!
Il ne faut pas t'endormir trop vite, sinon tu vas rater la fin. Juste au moment
où tout se termine, c'est là que tu t'endors!
Z
jubilait. Elle adorait jouer à faire l'humain. Et j'adorais jouer à ce jeu avec
elle. En fait, je crois bien que je l'adorais elle.
Voyant qu'elle avait docilement fermé les yeux, je commençai le récit. Je
parlais à voix basse, pour ne pas troubler la douce tranquillité qui s'était
installée dans la pièce.
-
Je ne me souviens plus parfaitement de tous les vers, mais je peux tout de même
te raconter la fable... Le Lion et le Rat, par Jean de la Fontaine. Il faut,
autant qu'on peut, obliger tout le monde : on a souvent besoin d'un plus petit
que soi. Il était une fois, un lion qui se promenait gaiement...
Tandis que je progressais dans la comptine, je voyais la poitrine de Z se
soulever très régulièrement. Z était parfaitement détendue. J'aurais pu jurer
qu'elle s'était déjà endormie. Je poursuivis tout de même, de peur de la
contrarier si jamais je m'interrompais avant la conclusion alors qu'elle était
encore en train d'écouter.
Finalement, je terminai : « ... Patience et longueur de temps font plus que
force ni que rage. »
Z
dormait. J'en éprouvai une joie intérieure indescriptible. J'étais tellement ému
que, n'eut été de ma tenue vestimentaire trop légère, je serais monté sur le
toit de l'immeuble pour crier ma joie aux habitants de la ville.
Z
avait vraiment une capacité d'adaptation stupéfiante. Un jour, Judith, la
conceptrice du logiciel de Z, m'avait expliqué que la personnalité de Z était
basée sur un principe de feed-back impliquant tout ce qui se trouvait dans son
univers sensoriel immédiat. Par conséquent, je devais aussi faire partie de
cette boucle de feed-back. Je ne savais pas si la fantastique faculté
d'émerveillement de Z était aussi un effet de ce principe de feed-back que
contenait son logiciel. Et, à la vérité, je crois bien que je préférais ne pas
le savoir.
Je
la regardais qui reposait paisiblement sur le canapé après lui avoir moi-même
raconté cette fable. Il m'était difficile de la considérer comme un simple
processus informatique qui, en ce moment, devait probablement balancer son arbre
des associations ou encore recouvrer les ressources mémorielles éparpillées
pendant la journée ou je ne sais pas quoi d'autre que Judith avait bien pu
programmer en elle. Mon esprit rebelle s'acharnait fermement à ne voir en Z rien
de plus qu'une charmante jeune femme qui dormait à poings fermés.
Je
me penchai tendrement sur elle et je remontai la couverture plus haut afin de
lui protéger les épaules. Je lui soufflai un petit baiser sur la joue en lui
chuchotant :
-
Maintenant que tu sais ce qu'est une fable, dors bien!
Tel
un cambrioleur marchant à pas feutrés et tout en veillant bien à ne rien
heurter, je regagnai mon lit et je m'y glissai en silence. Je fermai les yeux et
je tentai de m'assoupir. Mes pensées se mirent à virevolter dans toutes les
directions.
Le
sommeil était presque parvenu à me gagner lorsque ma conscience décida
soudainement de faire demi-tour. Elle refusait de quitter le monde réel. Un
léger bruit, parvenant du salon, me retenait en état d'éveil. Je rouvris les
yeux et je tendis l'oreille.
-
Eh oui! déclarai-je, étonné. C'est bien ça! Je ne croyais pas cela possible de
la part d'une mécanoïde aussi perfectionnée, mais il faut bien se rendre à
l'évidence, aussi incroyable et extraordinaire que cela puisse paraître : elle
ronfle!
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