EXTRAIT DU CHAPITRE 1
LA MAISON BLEUE
Depuis le jour de leur arrivée, c’était l’inertie.
Par la porte-fenêtre, au sud, parfois une goélette ouvrait un sillon sur le
fleuve. Du côté de l’ouest, quelques oiseaux en chamaille se cognaient à la
vitre. Comme pour venir se chauffer. Mais à l'intérieur, il faisait froid.
Marie-Claire et ses enfants avaient boutonné leurs manteaux de printemps.
Mais elles ne se plaignaient pas, gelées dans l’inaction. Sur la table sans
nappe, le pain, les patates refroidies et le jambon cuit s’offraient aux
bactéries, engourdies elles aussi.
Les événements du printemps submergeaient Marie-Claire, égarée dans ces
pièces désertes. Dénuées du nécessaire. La première journée, irréelle et
fébrile, avait été consacrée à l’installation : ranger les effets scolaires,
les quelques vêtements, les jeux de cartes, d'osselets et de Parcheesi.
Inventorier le contenu des armoires de la cuisine : des poudres,
essentiellement. Farines, épices, sucre. Aussi, du savon en paillettes. Des
produits pris en pain, pour la plupart.
Le lendemain, elles étaient sorties explorer les alentours de la maison
bleue. Attenante à la face nord, une remise. Quelques brassées d'érable pour
le poêle y séchaient, auprès de châssis doubles qu'on ne s'était pas donné
la peine d'installer depuis longtemps. Aussi des outils de jardinage, une
table et d'autres meubles de jardin à restaurer.
— C’est ici qu’il faudra corder le bois quand il y en aura, songea
Marie-Claire, s’interdisant d’entrevoir le jour où le mobilier bancal
permettrait de prendre le thé sous la frondaison.
La cour dessinait un “L” de part et d’autre du carré de la maison, chaque
bras du “L” donnant accès à une petite rue gravelée. La plate bande de la
façade dénotait un stade d’abandon avancé, mais quelques rameaux aux
bourgeons sirupeux se promettaient de dérouler leurs feuilles, la chaleur
revenue. Marie-Claire et ses filles franchirent la barrière. Elles
arpentèrent le passage, posant leurs pas partout. Ici, les règles de
sécurité s’avéraient superflues.
— Il y a zéro trafic, Maman! Pas trop besoin d’être prudentes!
Cette promenade leur donna une meilleure idée de l’emplacement de leur
nouveau logis. En fait, c’était la dernière adresse de cette impasse,
bloquée à l’ouest par la course d’un ruisseau qui du même coup bornait la
propriété.
— On dirait que c’est un autre petit fleuve, han Maman?
Au-delà, le paysage se fondait en broussailles indécises dont certaines
n’avaient pas le réflexe de se redresser. Les marcheuses se dirigèrent
ensuite vers l’est, où à une centaine de mètres, la maison la plus
rapprochée se révéla inoccupée. Leur nouveau domicile se campait en plein
isolement.
— Y a pas à dire, ils nous ont bien larguées toutes seules ici, songea
Marie-Claire.
Ayant rebroussé chemin, elle trouva son prix de consolation en contemplant
le fleuve immobile. Si beau. Un luxe dont elle ne savait que faire.
C’est la nuit que la pauvreté trouvait son comble. Les couvertures apportées
par l’Officier recouvraient à peine le matelas de plumes sur lequel elles
devaient dormir toutes les trois. Il n’avait su préciser quand au juste,
mais L’Officier avait promis des lits pour garnir les chambres du haut.
* * *
L’allocation consentie à la famille ne permettait d’acheter que le
nécessaire, et encore.
De plus, il fallait accorder ses sorties aux caprices de la saison.
Autrement, la pluie d’avril qui battait et rebattait le ciel interdisait
toute marche à l’extérieur et laissait les trois occupantes confinées à des
jeux de charades. Parfois, Rosamonde et Hannelore s’adonnaient à une
circulation tous azimuts à travers les pièces, lieux ouverts et passifs. Sur
la tablette d’une garde-robe, elles avaient découvert cette collection de
boîtes de pilules, laissées par un précédent résidant. Certaines même
renfermaient encore quelques échantillons qu’elles réservaient à leurs "cas"
plus sérieux: "Madame Courtemanche" téléphonait à la "Pharmacie au coin de
St-Joseph" et décrivait la maladie de sa petite Suzanne qui n’arrêtait pas
de s’étouffer.
— Madame, il vous faut des pastilles au miel tout de suite, sinon votre bébé
va mourir.
— Heille, pas mourir?
— Ça va en prendre une douzaine pour commencer. Je vous envoie mon livreur à
l'instant.
— Merci, Monsieur St-Joseph. J’attends. Dépêchez-vous, là!
Et le messager de parcourir les chambres, hem hem hem, s’arrêter à de
fictifs feux rouges, descendre l’escalier et stationner sa camionnette.
Remonter les marches, frapper à la porte et remettre sa commande: un
contenant pastel un peu écrasé, dûment rempli d’une dizaine de comprimés
roses, sur lequel étaient griffonnés les hiéroglyphes de la posologie. On
échangeait des papiers découpés en guise de factures et de billets de
banque. Le livreur, crayon sur l’oreille, ratifiait la transaction et le
téléphone du pharmacien sonnait à nouveau. Au bout de quelques tournées, le
timbre détraqué résonnait sans fin et les deux enfants entamaient des
poursuites échevelées qui, après un certain temps, étourdissaient Maman :
— Les filles, vous allez finir par vous faire mal. Arrêtez ça, là. Vous êtes
toutes essoufflées. C’est pas bon pour toi, ça, Rosamonde.
Marie-Claire craignait vraiment qu’elles ne se blessent, car si un accident
survenait, sa pharmacopée personnelle se limiterait à des compresses.
— Mais, Maman, on vient de jouer à la pharmacie, ça se peut pas qu’on soit
malades!