Extrait du chapitre 1
Automne 1916
Au cœur de la forêt boréale
peuplée des seuls Indiens éparpillés en petits
groupes, quatre hommes venus du Sud se sont établis
dans deux camps de chasseurs à l’extrémité nord d’un
grand lac dont l’horizon recule d’île en île. Au
fond d’une grande baie, un camp au bord d’une
clairière qui monte en pente douce. L’autre camp est
bâti sur un cap rocheux à l’embouchure de la rivière
à l’ouest, et n’est pas visible quand on navigue du
sud.
L’automne a dénudé les feuillus,
bouleaux et peupliers qui longent la grève jusqu’au
bout de la pointe qui resserre l’embouchure de la
rivière. Les pluies ont gonflé le lac d’une eau
brunâtre, submergé les galets et les herbes hautes
de la berge. Les brumes des matins froids tardent à
s’évaporer. Les outardes passent encore, s'arrêtent
pour la nuit dans une échancrure de la baie protégée
des vents. Il reste, aux endroits ombragés, des
plaques de la neige tombée deux ou trois jours
auparavant.
Profitant du soleil doux d’un bel
après-midi de la mi-octobre, comme il a l’habitude
de le faire durant les beaux jours, Adélard
L’Heureux est descendu s’asseoir au bord de l’eau
sur un gros tronc d’arbre de ce gris argenté
particulier au vieux bois exposé au soleil et aux
intempéries. Il fume une pipe en rêvassant au
clapotis de la vague, les yeux distraitement fixés
sur les eaux frémissantes de lumière. L’idée lui
vient que sa réserve de tabac s’épuise trop vite et
qu’il devra s’imposer le sacri-fice de fumer un peu
moins, lui qui n’a jamais manqué de tabac partout où
il est allé dans les bois les plus profonds. On en
vendait aux postes de la compagnie de la Baie
d’Hudson partout le long des rivières du Nord aussi
loin qu’au Grand Lac des Esclaves où se trouvaient
des pères Oblats qui fumaient la pipe. Il lui faudra
maintenant attendre la fonte des glaces avant de
songer à descendre au Sud pour s’approvisionner et
prendre des nouvelles de la guerre. Si ce n’était de
manquer de tabac avant le printemps, il ne se
tracasserait de rien ; il connaît bien les bois et
peut y vivre sans problème aussi longtemps et aussi
bien que les Indiens. Mais là, à cause du tabac,
l’angoisse lui brise la suite des idées. Le passé
lui remonte de loin, par bribes : une vie
d’aventurier qui n’a pas toujours été facile ; la
culpabilité d’avoir quitté trop tôt le foyer
paternel, la nostalgie du temps qu’il a passé chez
les Indiens de l’Ouest, la douleur d’avoir laisser
Maria et les enfants dont il ne peut même plus se
représenter le visage avec précision ; une histoire
embrouillée dont il ne parvient plus à démêler la
trame. Il a l’impression de se trouver dans la
pénombre d’un soir qui tombe. Il se frotte les yeux,
le soleil est là et toute la lumière sur l’eau. Sa
pipe est éteinte ; il la frappe sur le bois pour en
vider la cendre. D’un geste machinal, il sort sa
blague à tabac. Il se ravise : il ne fumera pas.
La contemplation distraite du
paysage d’eau et de lumière le fait glisser dans un
état de paisible indolence. Les grands espaces, les
rives lointaines qui se perdent parmi les îles
nombreuses, grandes et petites, qui se découpent
avec la précision d’un dessin par temps clair et
calme, ou qui s’embuent sur un fond de brume, le
projettent dans un monde intemporel où l’âme se
dilate au-delà des frontières. Du temps de Maria, sa
tente était dressée sur les rives d’un lac qui
ressemblait à celui qui scintille présentement à ses
yeux. Il avait été heureux durant quelques années.
Le rêve a tourné au cauchemar, il dut cacher sa
peine et sa honte dans une chambre obscure d’un
hôtel d’Edmonton ; ayant épuisé son argent à boire,
il fut forcé de se montrer au grand jour. Il se
souvient : ses jambes le supportaient à peine, le
soleil du printemps lui brûlait les yeux, les gens
lui faisaient peur. Il s’est alors enfoncé dans les
bois, le temps de tranquilliser le trouble lancinant
qui lui donnait l’impression de ballotter sur des
eaux agitées. Le grand air, l’odeur des bois,
finirent par lui redonner le goût de l’aventure. Ce
fut celle de la guerre.
Depuis trois mois maintenant
qu’il est là au bord de ce lac dont il connaît les
principales échancrures, les îles qu’il peut
nommer : la Grand-Île, au loin, juste en face qui
bloque la vue ; l’Île aux Hérons, à côté, petite,
qui laisse un passage vers le sud. C’est sur cet
espace clair qu’Adélard a les yeux fixés quand il
croit y apercevoir un point sombre inhabituel. Une
illusion peut-être ; le soleil est aveuglant, il ne
voit pas bien. Quelques minutes plus tard, il
constate que le point a grossi et s’est légèrement
déplacé sur la gauche. C’est plus gros qu’un canot.
Plus gros même qu’un de ces yachts qui sillonnent
les rivières du Sud. Une fumée plus ou moins blanche
s’en dégage par moments. Un bateau à vapeur ! Il
n’en est pas venu au cours de l’été parce qu’un
bateau n’a rien à faire dans les parages.
Maintenant, au mois d’octobre, alors que les glaces
sont sur le point de paralyser toute navigation…
Adélard a tout à coup un frisson qui lui pique la
peau : « ils nous cherchent. »
Adélard n’est pas un homme à
perdre la tête à la moindre alerte ; il prend le
temps d’observer et de réfléchir. Le bateau semble
savoir où il va ; il se dirige en ligne droite vers
le fond de la baie, à moins qu’il ne dévie pour
prendre l’embouchure de la rivière sur sa gauche.
Non, il file tout droit. Sa masse carrée se découpe
maintenant avec précision. C’est un bateau comme
ceux qui sillonnent les lacs en tirant le bois
flottant dans les régions des chantiers forestiers.
Pourtant, il n’y a de chantiers forestiers que loin
au sud, de plus, celui-là est hors saison. Une seule
explication : on a repéré le camp et on vient voir.
Adélard monte lentement la côte
qui va de la berge à son camp, comme si rien ne le
pressait. Arthur vient à sa rencontre.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Comme tu vois : de la visite !
— Qu'est-ce qu'on fait ?
— On prend nos sacs et on va
avertir Gédéon.
Adélard et Arthur entrent dans le
camp et en ressortent aussitôt avec leur sac à dos,
leur fusil de chasse, leur hache ; les effets
essentiels à la survie en forêt qu’ils ont toujours
à portée de main. Le bateau ralentit, fonce droit
sur eux. Présumant que les marins occupés à
l’abordage ne les verraient pas, ils s’engagent sur
le sentier qui longe la pointe et mène au Petit-Cap
à l’embouchure de la rivière où Teddy et Gédéon ont
leur camp.
Gédéon prend mal la nouvelle.
Furieux, il se lance sur Teddy, l’accroche aux
épaules, le secoue comme linge au vent. C’est lui,
Teddy, qui les a conduits jusque là. Au bout du
monde, disait-il, où il n’y a personne à part les
Indiens. Ce bateau, d’où vient-il ? Du ciel,
peut-être ? Une trahison. Il ne trouve pas d’autres
mots : une trahison. Depuis quelques jours aussi
qu’il a le pressentiment d’un malheur prochain ; il
a même rêvé qu’un corps d’armée se cachait dans la
Grand-Île en vue d’une attaque surprise. Gédéon jure
qu’il ne se laissera pas attraper comme un lièvre au
collet. Il se servira de son fusil si nécessaire.
— Ta gueule, Gédéon. Crie pas ;
les gars du bateau vont t’entendre. Énerve-toi pas.
Ces gars-là vont pas risquer de se perdre dans un
bois qu’ils connaissent pas. Nous autres, c’est
simple ; on s’éloigne quand ils approchent.
— Vous vous rendez pas compte
qu’on a même plus de canots, réplique Gédéon. Le
mien est resté dans la baie avec le vôtre.
Le temps de laisser Gédéon se
calmer, un silence de réflexion.
— Toi, Teddy, qui connais la
région, t’as pas une petite idée d’où ça peut venir
ce bateau-là ?
L’air piteux, Teddy dit qu’il ne
le sait pas.
— Ç’a pas d’importance, dit
Adélard. C’est clair que ces gens-là viennent pas
ici pour nous dire bonjour. Mais de là à perdre la
tête…
— Si on envoyait Teddy voir ce
qui se passe, suggère Arthur. Lui, en tant
qu’Indien, il risque rien.
— Va aller voir, dit Teddy avec
empressement.
— C’est ça, vas voir. Tu dis que
t’es tout seul. Tu comprends ? Y a personne ici.
T’es tout seul.
— Comprends. Apporte mon fusil.
— Apporte ton fusil si tu veux,
mais pas de folie ; c’est pas des ours, c’est du
monde. Et surtout, arrange-toi pour venir nous
avertir si tu vois que les gars se mettent à
chercher.
Teddy s’engage sur le sentier qui
traverse la pointe, les épaules courbées, le pas
large et cadencé, le fusil au bout du bras, l’œil à
l’affût comme pour surprendre le gibier. Quand il a
la rive en vue, il se cache près d’une épinette pour
observer ce qui se passe là-bas dans la baie.
Le bateau avance au ralenti
traînant une chaloupe. C’est un gros bateau à deux
étages, carré comme un chaland. Un homme est sur le
pont avant près d’un canot vert retourné ; il plonge
sa gaffe dans l’eau pour évaluer la profondeur. Il
se retourne vers la cabine, lève la main. C’est le
signal d’arrêt. Un bruit de chaîne sur le rouleau
d'acier ; on jette l'ancre. Deux hommes descendent
dans la chaloupe ; un qui rame, l’autre qui est
assis à l’arrière. Ils n’ont qu’un peu plus d’une
centaine de pieds pour atteindre la rive.
Teddy juge qu’il est temps
d’aller recevoir les visiteurs. Les hommes ont
accosté et scrutent les alentours. Il y a un
capitaine reconnaissable à son costume de capitaine.
Teddy s’est rendu près du camp, le fusil à la main.
Le capitaine, qui a pourtant dû le voir, va et vient
le long de la rive, s’arrêtant par moments, la tête
basse, comme à la recherche d’un objet perdu, ou
bien, le nez au vent, comme pour flairer quelque
odeur révélatrice. L’autre homme est assis sur le
bord de la chaloupe.
Le capitaine monte la côte,
s’arrête à mi-chemin, et crie à Teddy :
— C’est ton camp ?
— Oui, répond Teddy.
— T’es pas tout seul ici ? Où
sont les autres ?
— Y pas d’autres.
— Ah bon ! Tu me dis qu’y a pas
d’autres, et t’as deux canots pour toi tout seul,
dit le capitaine en pointant du doigt les deux
canots qui sont retournés sur la berge.
Pris de court, Teddy tarde à
répondre. Il n’a pas pensé à cela.
— Comment t’expliques ça, deux
canots pour un seul homme ?
Teddy a trouvé.
— Ça, c’est aux Indiens qui sont
partis au Nord.
— Sans canot, à pied ? Rétorque
le capitaine d’un air moqueur. C’est quoi, ton nom ?
— Teddy.
— Teddy qui ?
— Teddy Kistabich.
— Indien ? Et t’es pas parti avec
les autres !
Le capitaine rit d’un gros rire
sonore. Et sans attendre la réponse :
— T’aurais pas besoin de rien
pour l’hiver ? Pour la trappe ? J’ai tout ce qu’il
faut. Et je peux t’acheter ta fourrure au printemps
quand je viendrai pour les Indiens de la rivière.
T’auras pas la peine de te déplacer.
Non, Teddy n’a besoin de rien.
L’homme qui accompagne le
capitaine a monté la côte avec l’air de fouiner et
fait le tour du camp. Teddy n’a pas bronché. L’homme
frappe à la porte du camp. Teddy n’aime pas ça. Il
balance son fusil.
— Y a quelqu’un là-dedans ? crie
le capitaine à son homme.
— Personne, dit l’autre après
avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur.
De plus en plus nerveux,
piétinant, Teddy tient son fusil des deux mains
devant lui.
— Comme ça, tu t’appelles Teddy
et t’es tout seul ?
— Ouais.
S’adressant à son homme qui
descend la côte :
— Un bon coin pour nos gars, dit
le capitaine. Qu’est-ce que t’en penses ?
Oui, l’homme pense que ça ferait
bien l’affaire ; un endroit retiré, un Indien qui
serait de bon conseil pour des gens inexpérimentés
en forêt, un camp où loger, en bon état, du moins
temporairement.
S’adressant à Teddy, le capitaine
insiste :
— Comme ça, t’es tout seul ?
répète-t-il en fixant les deux canots.
— Ouais.
— Et tu passes l’hiver ici ?
— Ouais.
— Dans ce cas-là, je t’amène de
la compagnie.
Teddy ne comprend pas.
— Je te dis que je t’amène de la
compagnie. Deux hommes qui vont rester ici.
— Peux pas, dit Teddy.
— Tu sais qu’il y a de la
guerre ?
— Ouais.
— Tu sais qu’il y a des hommes
qui se cachent parce qu’ils veulent pas y aller.
— Ça, sais pas ça, répond Teddy.
— Tu sais pas ça ! dit le
capitaine en haussant la voix.
— Non. Sais pas ça.
— Si tu sais pas ça, tu vas
l’apprendre. Je te répète que j’ai deux gars qui
vont camper ici.
— Peux pas.
— Comment, tu peux pas ? Tu me
dis que t’es seul, et tu peux pas ! Si c’est ton
territoire de chasse que tu veux pas partager,
t’inquiète pas, ces deux-là viennent pas pour ça. Et
si tu veux pas prêter ton camp, c’est ton affaire,
ils vont s’en construire un à côté.
— Peux pas, répète Teddy, l’air
découragé, hébété.
— Je te donne dix piastres.
— Peux pas.
— Vingt.
— Peux pas.
— Tant pis. Tu vas pouvoir et
t’auras rien.
Le capitaine dit quelques mots à
voix basse à son homme. Celui-ci se rend à la
chaloupe et prend la direction du bateau.
Comme Teddy ne revient pas,
Adélard, Arthur et Gédéon ont fini par s’impatienter
et décident d’aller voir sans se montrer. Du sentier
qui longe la pointe, cachés derrière les quelques
épinettes qui poussent parmi les bouleaux dénudés,
ils peuvent tout voir à distance sans être vus.
Un homme est auprès de Teddy.
— On dirait un homme costumé…
C’en est un ! Constate Arthur.
— D’après ce qu’on peut voir, ce
serait pas un militaire, dit Adélard. Ceux-là, je
les connais. C’est peut-être pas ceux qu’on pense.
L’homme qui n’est pas le
capitaine saute dans la chaloupe, quitte la berge et
se dirige vers le bateau. Sitôt arrivé, l’homme
monte sur le pont avant. Trois hommes apparaissent.
On met le canot à l’eau. On manœuvre de la
marchandise, des caisses, des sacs. On charge la
chaloupe, puis le canot.
— C’est quand même curieux,
chuchote Adélard. Tout ce bagage. On dirait des gars
qui ont l’intention de s’installer.
— T’as raison. On devrait aller
voir.
— Attendons un peu.
La chaloupe et le canot
atteignent la rive. Trois hommes. Un quatrième est
resté sur le bateau à s’affairer sur le pont. Ceux
de la chaloupe et du canot se mettent à débarquer
leurs affaires. L’homme qu’on imagine être le
capitaine, va les rejoindre. Teddy se tient à
distance, le fusil sous le bras pointé vers l’avant.
Le capitaine lui fait de grands signes de la main.
— Pourvu qu’il fasse pas de
bêtise, le Teddy, dit Gédéon.
Les hommes montent la côte
chargés de leur marchandise. Teddy s’empresse de se
poster devant la porte du camp comme pour les
empêcher d’y pénétrer.
— Ils ont des fusils ; observe
Gédéon.
— En tout cas, c’est plutôt des
chasseurs que des militaires. On ferait mieux d’y
aller. Avec Teddy, faudrait pas que ça tourne mal.
— Ah bon ! dit le capitaine en
voyant arriver Adélard accompagné d’Arthur et de
Gédéon. Le mystère est éclairci.
Le capitaine se présente :
— Capitaine Yergeau.
Le capitaine fait bonne
impression : souriant, l’œil vif, la poignée de main
chaleureuse. Pas snob non plus ; la casquette et le
costume bleu marine galonnés de jaune, défraîchis,
salis. Rien qui pût convenir à la marine de Sa
Majesté. Un homme à qui on peut faire confiance dès
l’abord.
Le capitaine dit qu’il ne
s’attendait pas à une telle rencontre bien qu’il eût
la certitude que Teddy lui cachait la vérité. De
fait, il avait flairé un repaire de déserteurs.
— On est seulement des trappeurs,
dit prudemment Adélard.
Le capitaine a le sourire moqueur
qui fait retrousser sa grosse moustache.
— Des trappeurs qui prennent les
bois quand la visite arrive ? C’est pas la coutume.
À moins d’être des trappeurs échappés de prison ou
des déserteurs de l’armée. De toute façon, ça me
regarde pas. Écoutez, je vous amène les deux gars
qui sont là et qui sont pas des échappés de prison.
Ces déserteurs-là ont pas peur de le dire quand ils
sont aussi loin dans le bois. Pensez pas que je peux
vous dénoncer ; j’ai un garçon qui se prépare à
faire comme vous dès que le gouvernement aura voté
la loi de la conscription.
— À propos, la guerre, ça dure
toujours ?
— Eh oui ! ça dure toujours.
Le capitaine n’a pas le temps de
préciser. Les deux hommes qui étaient restés à
l’écart en attendant sans doute qu’on eût statué sur
leur sort, se sont finalement approchés du groupe.
— Je vais vous les présenter, dit
le capitaine. L’autre, qui est resté près de la
chaloupe, c’est mon commis.
Des hommes ordinaires, jeunes,
dans la vingtaine, au teint bruni par la vie au
grand air, aux vêtements propres mais qui ne sont
pas neufs.
— Lui, c’est Roméo Labranche.
Roméo Labranche fait le tour en
donnant la main. Un grand jeune homme mince, l’air
franc, spontané. Bonne impression.