La France, qui, à
cette époque, se percevait comme le phare du monde civilisé, était sous le joug
du roi Louis XIV, celui-là même connu sous l’appellation de «Roi-Soleil». En ces
illustres années, le Roi-Soleil régnait d’une main de fer sur l’ensemble du
royaume de France. Ce royaume comprenait aussi les possessions d’outre-mer qui
servaient bien malgré elles à renflouer les coffres de la métropole par
l’entremise d’un commerce des plus mercantile. En ces lieux lointains, parfois
exotiques mais toujours dangereux, les habitants étaient souvent en proie à des
attaques ennemies, à des famines et à d’autres terribles fléaux. Louis XIV, en
despote éclairé, savait reconnaître la qualité des hommes et de placer aux bons
endroits les individus capables d’exécuter ses ordres et de faire respecter son
bon vouloir.
La chose était
d’autant plus vraie qu’en Canada, les attaques ennemies, les famines
et autres fléaux étaient amplifiés par la position stratégique occupée par la
colonie de Nouvelle-France. À même les menaces pendantes, à la fin du XVIIe
siècle, la Nouvelle-France était, malgré les circonstances, vouée à un bel
avenir. Les rois successifs français avaient su conserver un excellent contrôle
sur la colonie en croissance.
Cependant, le contrôle
serré et agile des affaires coloniales était insuffisant. En effet, l’essor de
la Nouvelle-France ne dépendait pas uniquement d’une bonne administration.
L’essor de la colonie était directement lié à la qualité des hommes et des
femmes qui la peuplaient. Il y avait aussi certains sujets extraordinaires qui
dépassaient toute attente.
Il s’agit précisément
de l’histoire de l’un de ces extraordinaires sujets du roi en Nouvelle-France
qui s’illustra et ce, à plusieurs reprises de manière fort spectaculaire, autant
par ses hauts-faits que par ses maladresses.
Les péripéties qui
suivent appartiennent à Carl Louis. Sa vie a été transmise oralement depuis
l’époque dans laquelle il vécut et ce, par l’entremise des coureurs des bois,
des miliciens et autres gens d’armes de la Nouvelle-France. Pendant les longues
nuits d’hiver ou pendant la belle saison aux abords d’un feu scintillant, les
gens ayant entendu parlé de Carl Louis contèrent à qui voulait l’entendre ses
exploits et ses déboires.
Il s’agissait-là
cependant d’une tradition orale très dangereuse. À son origine, la couronne
française crut bon d’interdire toute action qui propagerait la mémoire de Carl
Louis. Ses contemporains, ceux-là même qui avaient vécu et connu de près ou de
loin, couraient à la mort si même ils osaient chuchoter ce nom maudit. Même
l’édit de la Couronne interdisant de réciter ses péripéties fut radié des
registres officiels de peur que le peuple se rappelle de cette histoire.
Aujourd’hui encore, certaines tribus iroquoises content toujours les histoires
de Carl Louis.
Les colons et plus
tard les habitants, heureusement, peut-être pour défier les régimes successifs
ou pour tout simplement pour se changer les idées, s’efforcèrent de perpétuer sa
mémoire.
Jean Louis, l’ancêtre
de Carl Louis, vint s'établir en Nouvelle-France en l’an de grâce 1670. Il
arriva tout droit d'Anvers, en Belgique. Marie Jeune, future mère de Carl Louis,
partit de Brest, en France. Jean Louis et Marie Jeune se rencontrèrent à bord
d'un galion français en route vers la Nouvelle-France lors de la traversée de
l’atlantique. Par nécessité et forcé par les autorités en place, ils se
marièrent dès qu'ils foulèrent le sol de la Nouvelle-France. Jean Louis n'avait
que dix-huit ans; Marie Jeune, quinze.
Les cérémonies de
mariage des Louis furent simples et de courte durée. Leurs témoins n’étaient que
des connaissances faites lors de la traversée. Les Louis furent, en retour,
témoins à des mariages aux procédures tout aussi expéditives.
À peine sortis de la
demeure de Dieu, les nouveaux arrivants se rendirent aux bureaux des autorités
coloniales de Québec, le plus gros village de la colonie, afin d’obtenir le
lopin de terre promis. Les autorités coloniales eurent tôt fait de leur assigner
un lot à l’ouest du village de Québec, loin des cours d'eau. En ces années, les
autorités furent prises de court par la quantité de nouveaux arrivants. Il y eut
récemment des vagues imprévues de colons. La vie dans le vieux continent
poussait bien des Français à chercher une meilleure vie ailleurs. Le couple
Louis fut donc localisé dans les arrières rangs de la colonie.
En seulement quelques
jours, avec le concours de plusieurs colons, Jean Louis réussit habilement à
ériger une maison en bois. La maison, quoique d’une allure rustre, était
fonctionnelle et passerait vraisemblablement l’hiver rude qui s’annonçait. Comme
il était coutume à l’époque, Jean Louis prêta mains fortes à d’autres colons
dans la même situation afin de leur permettre de travailler leurs champs
rapidement.
Même si les efforts
acharnés de l’intendant Jean Talon avait amélioré de beaucoup le peuplement de
la colonie, la Nouvelle-France n’avait à cette époque que très peu d'âmes. Elle
tirait déjà de l’arrière face à sa grande rivale, la Nouvelle-Angleterre qui
comptait beaucoup plus d’âmes au sein d’un espace habitable beaucoup moins
grand. Plusieurs rivalités se dessinaient entre le royaume de France et d’autres
puissances européennes, comme l’Espagne et le Portugal. La précarité de la
situation politique et géographique de la Nouvelle-France inquiétait grandement
les autorités coloniales. Les vagues imprévues de colons valaient bien, en bout
de ligne, les quelques difficultés administratives qu’elles engendraient.
Près d’un an jour pour
jour de son arrivée dans le nouveau monde, Marie Louis accoucha de son premier
enfant. Accroupie, écartelée, elle cria à son mari dans le noir d’une soirée
d’automne:
— Jean! Viens vite!
Mes sept mois de fardeau sont finis!
— Où es-tu Marie?
— Je suis dans
l’enclos avec les porcs et les truies!
Il s’agissait-là des
pénibles débuts de la venue au monde du premier enfant portant le nom de Louis
en Amérique.
Marie Louis n'avait pu
franchir les portes de la maison. Elle s'allongea près de l’entrée principale de
l'enclot, au milieu des porcs, des poules et des truies. Jean Louis lâcha les
arbres qu'il dessouchait et, guidé par les lamentations de sa femme, traversa la
noirceur pour être à ses côtés. Les cris de sa jeune femme se firent entendre à
des lieues à la ronde.
En quelques instants
dramatiques, Marie Louis commença son accouchement dans la boue, en plein froid
d'une nuit étoilée d’octobre. Ni la mère, ni le père ne s’y connaissaient en ce
genre de chose. Seules les mémoires des passés familiaux mélangées aux histoires
de chacune de leur naissance les guidèrent dans cet inconnu. L'homme couvrit sa
jeune femme d'une épaisse couverture de laine. La chaleur revenue, le bébé
sortit enfin non sans peine. Jean, ne sachant trop pourquoi, suspendit le
nouveau-né dans les airs en tenant fermement le cordon qui reliait la mère à
l’enfant.
— Couvre-le Jean! Il
va prendre froid! dit la mère d’une voix très affaiblie.
L’enfant, ensanglanté,
inanimé, était suspendu et ballottait au-dessus de sa mère, toujours allongée
sur le sol. Le froid d’octobre fit aussitôt pleurer le nouveau-né pour ainsi lui
insuffler la vie. Le père coupa le cordon avec un couteau de chasse finement
aiguisé. L'enfant, instinctivement, en tombant, se tourna et atterrit sur le dos
dans la boue et, en voulant le ramasser, Jean perdit le petit dans l’obscurité
environnante.
La mère, presque
évanouie, entendit le drôle de bruit que fit le dos de l’enfant en heurtant le
sol boueux. Elle commençât à s’inquiéter devant les gestes brusques et énervés
de son mari et lui demanda avec une voix affaiblie si tout allait bien. Le
nouveau père, pour ne pas alerter sa jeune femme à cette situation tragique,
tâta avec sa main la terre demi gelée et demi boueuse tout en rassurant sa
femme.
Il agrippa enfin
quelque chose de chaud et de vivant. Il recouvrit aussitôt l’enfant d’une
couverture de laine et transporta à la fois Marie et le petit dans la maison.
Les deux parents exténués, tombèrent sur le lit et s’endormirent avec, entre
eux, ce qu’ils crurent être le petit.
Le lendemain, au
réveil, Jean Louis réalisa qu’il avait ramassé un petit cochonnet. Le petit
cochon, encore enrubanné dans la laine, regarda sans faire de bruit le nouveau
père. Le porcin sembla le remercier avec ses yeux ronds et quelques groin!
groin! pour la nuit la plus confortable de sa vie.
La panique silencieuse
mais agitée de l’homme réveilla sa femme. Les cris, les injures et les sanglots
de Marie se précipitèrent. Ils sortirent à peine vêtus de leur maison et se
mirent à la recherche du nouveau-né.
À genoux, à quatre
pattes, ils cherchèrent plusieurs minutes. Les parents retrouvèrent l'enfant
couché sur le dos de Carl, le plus gros cochon de la porcherie. Ils ne
reconnurent pas à première vue leur petit. L'enfant était souillé de boue ainsi
que de bien d’autres choses et, sur sa tête, il y avait un gros bonnet rouge
tricoté serré avec un pompon démesuré, également rouge. Marie avait pris
l’habitude, lors des longues soirées, à tricoter des bonnets multicolores avec
des pompons démesurés pour réchauffer ses précieux porcs. Cette pratique
originale value aux Louis les visites de plusieurs voisins intrigués par les
cochons et leurs bonnets. Lorsque Marie reconnut finalement son petit, elle
s'empressa de le saisir.
Et donc, en l'honneur
de leur plus gros cochon qui, lors d’une nuit froide d’octobre, avait gardé leur
premier-né au chaud et qui, par sa présence d'esprit, su vêtir d'un bonnet rouge
au pompon démesuré la tête du petit, les parents décidèrent de nommer l'enfant
Carl Louis.
En quelques années,
Marie Louis accoucha de quatre autres solides petits garçons. Les deux mariés
devinrent, au gré du temps, des parents habitués et habiles.
À l'image de la
famille Louis, la colonie se portait bien. Elle crut rapidement en nombre suite
aux efforts continuels de Jean Talon.
Vers deux ans, Carl
Louis commença à marcher. Ses gros yeux bruns semblaient déjà trahir un certain
brin de nonchalance. Dès un tendre âge, il ne manifesta que très peu d’intérêt
envers son environnement. Il sembla même désinvolte.
Sa mère le protégeait
de son père qui voulu dès son jeune âge le faire travailler dans les champs
familiaux. En bonne mère, elle imputait les retards de son fils au coup de froid
qu’il avait subit lors de sa naissance.
À six ans, il apprit
le maniement de la hache. Fait inusité, Carl Louis apprit même à couper ses
cheveux bruns avec une petite hache de poche.
À huit ans, il
déracina son premier sapin.
— Il était grand
temps! commenta son père.
Jean Louis fit
abstraction de la grosseur de l’arbre déraciné par Carl Louis. Son aîné fut
déjà, à cet âge tendre, une pièce d’homme dotée d’une très grande force
physique. Il n’était pas très grand mais il avait la carrure d’un bœuf.
À dix ans, suite à un
incident dans les champs qu’il travaillait à présent et choqué par l’attitude de
son père, Carl Louis se battit pour la première fois avec ce dernier. Toujours à
dix ans, il dit enfin sa première phrase compréhensible. Ses parents jugèrent
qu’il était temps qu’il entame ses études. À onze ans, il fit son entrée à
l'école. De l’avis de son père, quoiqu’il le trouvait un peu paresseux, l’avenir
de fermier de son aîné était chose faite.
Carl Louis avait
cependant d'autres projets en tête. Pour ce dernier, bêcher les terres de son
père lui sembla un avenir limité et peu prometteur. Il voulut et ce, dès son
jeune âge, devenir quelque chose de plus qu’un fermier. Il n’eut aucun intérêt
pour la terre, ni même pour la vie de famille. Il entendit souvent parler des
coureurs des bois, de leurs voyages et des libertés qu’ils bénéficiaient.
Il chercha donc, par
tous les moyens, à devenir coureur des bois. Il n’était pas le seul cependant,
car c’était-là le rêve entretenu par la plupart des jeunes gens de la
Nouvelle-France à cette époque. Être coureur des bois, signifiait la gloire, de
nombreuses aventures, les Louis d'or et les femmes. Il y avait beaucoup
d'appelés mais très peu d'élus. La couronne française était, en premier lieu, à
la recherche de colons, non de marchands qui galvaudaient les champs.
Mais les jeunes gens
voyaient les choses autrement.
Et comme ses
contemporains, Carl Louis n'eut d'idée que de courir les bois. Il se foutait de
la colonie, de l’intendant ainsi que d’un roi, lointain et distant. Il se
foutait de la métropole. Mais, dans son immédiat, il se foutait surtout de
l'école.
Sur son banc d’école,
il rêvait de landes à traverser, de coulées à enjamber et de marchandises à
échanger. Pour lui, l'ensemble de ces activités témoignait de l'audace et de la
ténacité dont faisait preuve ses héros, les coureurs des bois.
Un jour, alors qu'il
revenait de l'école, sa mère l'interpella. Soucieuse de son éducation, elle
voulut connaître les plans de son aîné:
— Qu'as-tu appris à
l'école aujourd’hui? s’enquit sa mère.
— Tout ce que j'avais
à apprendre. Je quitte l'école.
— À douze ans? Tu n'as
encore rien appris!
— Maintenant que je
sais écrire mon nom et compter jusqu'à 16, je sais tout. À moins qu'il y ait
autres choses à apprendre?
Carl Louis fut quelque
peu incertain de sa démarche. Même s’il ne voyait pas l’utilité de demeurer en
classe, il se doutait qu’il y avait peut-être quelque chose de plus à apprendre.
Si l’école lui sembla vide de sens, sans substance et complètement impertinente
face à son rêve de courir les bois, peut-être il y avait-il un élément qu’il
oubliait. Mais il ne voulut pas perdre les meilleures années de sa vie à
attendre cette découverte.
Sa mère, beaucoup
moins éduquée que lui, mais faisant preuve de beaucoup plus d’astuce, interrogea
son fils d'une manière différente.
— Comment pourras-tu
être certain du nombre de fourrures que tu troques avec les Indiens si tu ne
sais pas compter? Ou de combien de mousquets tu as entre les mains? Comment
sauras-tu si un marchand te verse le solde exact si tu ne peux pas le vérifier?
— Il faut savoir
compter pour être coureur des bois? demanda le fils à sa mère.
— Évidemment!
— Jusqu'où alors?
— Au moins jusqu’à
cent vingt-huit...
Marie Louis ne fit que
gagner du temps en citant le chiffre cent vingt-huit. Il s’agissait-là de la
limite de ses connaissances en mathématiques. Son fils, perplexe, décida de
demeurer en classes pour quelques temps encore, au grand plaisir de sa mère.