Prologue
Le ciel
étant particulièrement nuageux en ce début de journée, la pièce
était insuffisamment éclairée par la pâle lumière matinale qui
entrait par les étroites fenêtres. Les deux personnes présentes
semblaient n’en subir aucun inconvénient, car aucun des néons
destinés à illuminer la pièce n’avait été allumé.
— Toi, tu sais vraiment comment t’y prendre pour me faire plaisir.
— Merci. Vous vous défendez très bien vous aussi. On voit bien que
vous avez l’expérience.
— Tu n’es pas la première, en effet, mais tu pourrais bien être la
dernière, si tu le voulais.
— Tiens, tiens ! Cela devient intéressant. Et qu’est-ce que je
devrais faire pour obtenir le titre ?
— Facile. Tu n’aurais qu’à me faire tous les jours ce que tu viens
de me faire.
— Seulement cela ? Rien d’autre ? Même pas un brin de conversation ?
— Tu te sers très bien de ta bouche, chérie, mais ce n’est pas pour
ta conversation que je te paie.
— Goujat !
— Petite garce !
Extrait du chapitre 1
Jambon
froid et corps chaud
Le cadavre était allongé sur le ventre, à
une extrémité de la pièce identifiée à l’entrée, par une plaque
vissée au mur, comme étant la « salle du conseil ». Il était vêtu
d’une chemise blanche et d’un pantalon bleu marine avec de fines
rayures. La chemise dépassait du pantalon et l’on pouvait deviner
que la fermeture éclair de ce dernier n’était pas remontée. Les
bretelles devant soutenir le pantalon pendaient de chaque côté du
corps. Sur le plancher, près de la tête ensanglantée, une statuette
de bronze représentant la déesse grecque Athéna était couchée sur le
côté, séparée de son socle carré qui gisait un peu plus loin. Le
centre de la pièce était occupé par une énorme table rectangulaire
permettant d’asseoir une douzaine de personnes. De confortables
fauteuils de cuir étaient placés tout autour. Le veston complétant
l’habit du défunt était suspendu au dossier d’un des fauteuils, une
cravate rouge jetée dessus. Sur l’un des murs latéraux, les
portraits de huit hommes avaient été accrochés à la même hauteur et
à une distance égale les uns des autres. Sous chaque cadre, une
petite plaque de métal identifiait le personnage immortalisé, le
désignait comme « président du conseil d’administration » et
précisait les années de son mandat à ce titre. Le portrait à
l’extrémité droite était celui du cadavre. À un bout de la salle,
une bibliothèque couvrait le mur entier et contenait non seulement
des livres, mais des sculptures diverses et ce qui semblait être des
trophées. À l’autre bout, une immense peinture figurant une scène
de bataille de la guerre de Sécession américaine cachait presque
tout le mur.
Six hommes étaient autour de la table,
tous occupés à des tâches différentes. L’un prenait des
photographies, un autre tentait de relever des empreintes, un
troisième furetait partout, semblant à la recherche de quelque
chose. Pendant qu’un quatrième rangeait dans une mallette noire
quelque instrument médical, deux autres étaient penchés sur le
corps, tout en portant attention à ne pas toucher la mare de sang
qui entourait sa tête.
Le plus âgé des deux était le surintendant
Jonathan Elliot, de la Police métropolitaine de Philippsburg. Âgé de
cinquante-trois ans, de carrure athlétique, avec le visage anguleux,
il mesurait un mètre quatre-vingt-dix pour un poids de
quatre-vingt-deux kilos. Il avait les yeux bleus et sa chevelure,
autrefois noire, était maintenant poivre et sel, selon l’expression
consacrée.
L’autre était l’inspecteur-enquêteur
Gordon Birchin, aussi de la Métropolitaine. Bien que sa stature
s’approchait de celle du surintendant, lui concédant moins de huit
centimètres pour un poids équivalent, il était plus jeune que ce
dernier de vingt ans.
— Oh, merde ! Il sent la nicotine à plein
nez, ce tas de graisse, dit Birchin.
— Un peu de respect pour les morts, Birchin, commenta le
surintendant en se relevant. Est-ce qu’on a pu l’identifier ?
poursuivit-il, en haussant le ton pour s’adresser à tous ceux qui
étaient présents.
C’est le policier fureteur qui répondit en pointant son index droit
vers le dernier portrait accroché au mur.
— Messieurs, vous avez devant vous le cadavre de John Rumble
[1],
surnommé «Cold Ham[2]»,
président de la compagnie Simple Trick.
C’était devenu depuis peu une habitude pour les policiers
appartenant à l’escouade des homicides de la Police métropolitaine
de Philippsburg de donner un surnom à chacun des cadavres retrouvés
dans les enquêtes qui leurs étaient confiées. L’inspecteur-enquêteur
Birchin ne put s’empêcher de rire.
— Eh bien ! Vous ne vous êtes pas trop forcés, les gars. Surtout
qu’il est encore chaud.
Le policier fureteur renchérit.
— Si l’on tient compte de l’odeur de nicotine, on aurait pu aussi
le surnommer «Smoked Meat[3]».
Sa répartie déclencha l’hilarité générale chez les policiers. Malgré
que lui-même ne puisse s’empêcher de sourire, Elliot sentit le
besoin d’intervenir encore.
— Messieurs ! Messieurs ! S’il vous plaît ! Je comprends que nous
sommes entre nous, mais un peu de retenue, tout de même. Déjà qu’il
est mort, inutile de se moquer de lui en plus. Qui a trouvé le
cadavre ?
C’est encore le policier fureteur qui répondit.
— Sa secrétaire particulière, en arrivant ce matin. Elle est dans la
pièce à côté. Elle se nomme Betty Fauster. Je n’ai pas l’impression
qu’elle pleurera son patron longtemps. À moins qu’elle ait un
système nerveux qui récupère très rapidement. Elle m’a fait une
déposition très correcte à peu près sans aucune émotion.
— Qu’est-ce qu’on a d’autre ?
Le fureteur commenta tout en se rapprochant d’Elliot.
— On a retrouvé un poudrier sur un des rayons de la bibliothèque. On
devine que ce n’est pas sa place habituelle.
— Un poudrier, dites-vous ? questionna le surintendant.
— Oui, vous savez, ce genre de petit truc que les femmes traînent
dans leur sac à main pour…
— Oui, ça va, ça va, je connais. Où est-il ?
— On l’a déjà récupéré et mis dans un sac comme pièce à conviction.
On s’apprête à faire de même avec la petite statue et sa base.
Le surintendant jeta un regard vers la statuette près du corps.
— Facile de supposer que c’est l’arme du crime.
— Il semble bien qu’il se soit passé des cochonneries ici,
monsieur. On a retrouvé des traces plutôt suspectes, notamment des
taches sur la table de conférence. Vous voyez ce que je veux dire ?
— J’ai assez d’imagination pour cela, je vous remercie, répondit
Elliot.
— J’ai toujours rêvé de pouvoir faire cela dans un lieu pareil, ne
put s’empêcher de dire Birchin.
— À lui, il semble que ça ne lui a pas réussi, Birchin. Songez-y,
répliqua Elliot.
— Il n’avait peut-être pas la façon, suggéra l’inspecteur.
— Dans ce cas-là, Birchin, vous-même feriez mieux de ne pas courir
le risque, osa dire un autre policier, soulevant encore une fois les
ricanements de tous.
L’inspecteur Birchin voulut d’abord répliquer puis décida qu’il
valait mieux faire comme si la remarque ne méritait pas qu’on y
réponde. Il fit un signe du bras au policier qui avait parlé pour
lui indiquer que la remarque ne l’avait pas atteint et rattrapa son
supérieur qui se dirigeait vers la porte.
— Vous voulez rencontrer la secrétaire tout de suite, monsieur ?
demanda Birchin dès qu’il eut rejoint Elliot.
Le surintendant répondit tout en ouvrant la porte.
— Autant en apprendre le plus possible pendant que c’est frais à sa
mémoire.
— Sa déposition a déjà été prise, monsieur, rappela Birchin.
— Je sais, Birchin. On l’a mentionné tout à l’heure. Mais j’aime
bien entendre moi-même les témoins importants et les avoir en face
de moi. C’est nettement plus intéressant que de lire une
déposition.
Les deux policiers sortirent de la salle du conseil pour se
retrouver dans la suite adjacente qu’ils avaient traversée à leur
arrivée. Cette dernière était constituée d’un vaste espace dans
lequel on retrouvait un bureau pour secrétaire, quelques fauteuils
pour les visiteurs et deux immenses plantes en pot que le
surintendant avait précédemment identifiées comme étant des
dieffenbachias. Elliot estima que la porte close située sur le mur
du fond devait donner sur le bureau du président décédé puisque le
bureau de la secrétaire en était rapproché. Un couloir, au milieu
duquel se trouvait un escalier, servait de seul accès au local. Au
bout du couloir, on devinait une autre suite.
Une femme à la chevelure noire formant un chignon et à qui des
lunettes aux montures foncées donnaient un air sévère était assise
sur la chaise derrière le bureau de la secrétaire. Le surintendant
supposa que c’était son bureau et qu’elle était Betty Fauster.
Birchin, fidèle à son habitude, chercha à estimer l’âge de cette
dernière et lui donna une quarantaine d’années, ce en quoi il ne se
trompait pas : Betty Fauster avait exactement quarante ans depuis
une semaine. Recroquevillée dans son tailleur gris perle, ce qui la
faisait paraître plus petite qu’elle ne l’était, les yeux baissés
sur la tasse de café qu’elle tenait dans ses mains, la femme
semblait méditer pendant qu’un autre policier relevait
silencieusement des empreintes sur une petite bibliothèque placée
derrière elle.
Elliot s’approcha d’elle et s’obligea à tousser discrètement. La
femme eut un léger sursaut et leva la tête.
— Vous êtes madame Fauster ? s’enquit Elliot.
— Mademoiselle Fauster, corrigea la secrétaire particulière.
— Mademoiselle Fauster, reprit le surintendant. Bien. Vous
sentez-vous assez en forme pour raconter à nouveau la découverte du
corps de votre patron ?
— Si je vous réponds non, inspecteur, je ne crois pas que cela
changera quelque chose, répondit la femme en le regardant avec un
petit air pincé.
La secrétaire apparut antipathique à Elliot, mais il se retint de
porter un jugement trop rapide.
— Je suis le surintendant Jonathan Elliot, de la Police
métropolitaine de Philippsburg. Vous avez raison, mademoiselle
Fauster, cela ne changerait strictement rien. Je sais que votre
déposition est faite, mais avant de vous autoriser à quitter les
lieux, je tiens personnellement à vous entendre.
La femme bougea sur sa chaise cherchant à être plus confortable et
tira peu discrètement sur le bas de sa jupe qui lui allait déjà
presque aux mollets.
— Il n’y a pas vraiment grand-chose à dire, monsieur le
surintendant. Je suis arrivée au bureau vers huit heures quinze
comme à l’habitude. Je voyage en autobus, le 33, qui me laisse à
l’arrêt sur l’avenue Graig, proche de la rue Grant. Je suis montée
tout de suite au troisième et en arrivant dans la suite
présidentielle, j’ai remarqué que la porte de la salle du conseil
était ouverte et que celle du bureau de monsieur Rumble était
fermée. Habituellement, il arrive toujours très tôt et laisse sa
porte ouverte jusqu’à mon arrivée. J’ai supposé qu’il était dans la
salle du conseil. J’y suis allée et, en franchissant la porte, j’ai
vu le corps de monsieur Rumble. Je ne suis pas entrée plus avant,
car la tache de sang autour de sa tête était révélatrice et j’ai
tenu pour acquis qu’il était mort. Je suis revenue à mon bureau,
j’ai téléphoné à monsieur Barton qui est responsable de la sécurité.
Il est monté me rejoindre, je lui ai montré le corps de monsieur
Rumble. Nous avons immédiatement téléphoné à la police. En
retournant dans le hall pour y attendre les policiers, nous avons
rencontré monsieur Cameron qui arrivait au même moment et nous a
suivis dans le hall.
— Pas de cris, pas de panique, pas de pleurs ? intervint Birchin, en
prenant un petit air surpris.
Betty Fauster le regarda avec dédain.
— Non, inspecteur. Désolée de vous décevoir. Ce n’est pas mon genre.
— Vous avez dû certainement au moins être surprise, mademoiselle
Fauster, reprit Elliot. Je suppose que ce n’était pas tout à fait ce
que vous vous attendiez à voir.
À nouveau, Betty Fauster démontra son mépris.
— Évidemment que j’ai été surprise. Qu’est-ce que vous imaginez ?
Mais je n’ai ni perdu connaissance ni hurlé comme une petite dinde,
ce qu’auraient très certainement fait la plupart des secrétaires
qui travaillent ici.
— Depuis quand êtes-vous la secrétaire particulière de monsieur
Rumble ?
— Depuis qu’il m’a choisie à ce poste, il y a un peu moins d’un an.
Elliot estima qu’il en savait assez, à la fois sur les circonstances
de la découverte du cadavre comme sur celle qui l’avait faite.
— Parfait ! Je vous remercie grandement, mademoiselle Fauster, de
votre collaboration. Vous pouvez retourner chez vous si vous le
souhaitez. Désirez-vous qu’un policier vous raccompagne ?
La femme se leva.
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