Est-ce que quelqu’un qui a ingurgité cinq bâtons de
chocolat, une dizaine de nougats et autres sucreries
sur un après-midi peut, le soir, jouer dans une
pièce de Shakespeare !?
C’est une question existentielle que Fitz Bowling se
pose tous les matins avant de se rendre au théâtre
Wessley situé non loin de la confiserie Adam’s and
sun, au coin de la 7ème et de la 15ème avenue. Avant
d’entrer dans sa loge, il ne manque jamais d’acheter
des nougats, du pop corn, de délicieux bâtons d’anis
ou de croustillantes barres au tendre caramel
fourrées de noisettes et enrobées de chocolat au
lait !
De l’humour… !? Il faut vraiment avoir un drôle de
sens de l’humour et un esprit indéfinissable pour se
poser de telles inepties. Et pourtant Fitz, mon ami
Fitz se gonfle la tête : « Dévorés des sucreries ou
se concentrer avant d’entrer en scène ! Certains
acteurs boivent un ou plusieurs verres de whisky
avant de se lancer au devant de la scène ! Fitz,
lui, il mâchonne, il croque, il s’enfile des
friandises en fermant les yeux, absolument ravi par
la douceur de ses gâteries quotidiennes !
Quand on joue Othello depuis six mois et qu’Ophélie
vous repousse parce que vous avez les mains
collantes lorsque vous lui serrez les siennes, c’est
humiliant et à vomir ! Mais sa gourmandise est à ce
prix !
Ce soir c’est un comble ! Fitz ne jouera pas ! Sa
femme va accoucher de son septième garçon et il
commence à se sentir sérieusement décalé par rapport
à sa vie artistique. Il étudie ses textes en donnant
le biberon au sixième qui n’a que trois semaines !
On se demande d’ailleurs comment c’est possible que
sa femme Alexina soit sur le point d’accoucher du
suivant qui ne sera, sans doute pas le dernier !
A mon avis, je ne vois pas du tout ce que l’histoire
du septième enfant vient faire dans cette affaire !
Il n’y aura pas de septième enfant ! C’est pour le
faire marcher et le ballonnement c’est de
l’aérophagie ! J’en suis certain ! Il faudra que
j’en souffle un mot à Fitz !
Fitz est spécial, sans aucun doute, mais elle, elle
lui a menti, Alexina, histoire de l’obliger à
s’occuper d’elle et de ses moutards !
Oui mais, alors qui va jouer Othello ce soir ? Notez
bien que Fitz préfèrerait cent fois rester à la
maison pour s’occuper de sa femme !
Oui, mais bon il faut quand même bien penser qu’un
artiste, aussi doué que lui, a autre chose à faire
de plus épanouissant que de s’occuper d’une
marmaille dont il n’est même pas sûr que la moitié
soit de lui !
N’empêche que le Wessley Theater est un trou minable
et que dans cette épave il s’épuise, il gaspille son
talent avec une Norma bien qui ne ressemble pas plus
à Ophélie qu’à…...mais bon ! Restons poli, car Fitz
n’approuverait pas mon jugement !
Il la trouve jolie sa Norma ! Pas belle, non…jolie
!....mouais !... mais assez imbue d’elle-même et
avec ça qu’elle vous lance la troisième personne du
singulier quand elle parle d’elle : « Norma, elle a
failli attendre son petit Fitz, l’autre soir… !
Faudrait qu'ça change ou, si ça se trouve, Norma
elle va se coltiner un autre Othello plus génial et
moins collant ! » ou bien « Alors boule de Bowling,
Norma, elle va pouvoir jouer sans qu’elle glisse sur
une flaque de nougat mou d’son pouilleux d’Othello
et se prendre son cadavre exquis dans les quilles !
…elle préfèrerait Rudolph Valentino, tu sais mon
p’tit ramier des combles ! »
Là je ne crois pas que ça tienne la route ce qu’elle
vient de dire la Norma, la blonde platinée ! Parce
que Valentino il n’serait pas tellement pour ! Dans
le sens où c’est Norma qui le chercherait et pas le
contraire ! C’est vrai que Rudolph Valentino en
Othello ça doit coincer quelque part ! ...c’est bien
pour ça qu’elle n’y songe pas trop non plus ! Mais
quand elle dit ça c’est pour se moquer de son
partenaire ! Dans le fond elle l’aime bien, sa
palombe des îles Gogo !...
Pour vous le situer, l’ami Fitz : prenez un tiers de
Fatty Arbuckle, avec sa tête ronde surmontée d'une
casquette, un tiers de Graucho Marx lorsqu’il est au
sommet de sa loufoquerie et un tiers de Harold Loyd,
un jour de névrose impsychanalisable et vous aurez
le portrait le plus saisissant de mon ami d’enfance
Fitz Bowling ! D'après les photos que j'ai pu
découvrir dans sa loge personnelle, ce fut d'abord
un gros bébé qui devint un enfant assez corpulent.
D'après ses tantes qui l'ont élevé dans le Queens,
après la mort de ses parents dans un accident de
train en Pennsylvanie, il marcha dès l'âge de dix
mois et commença à s'exprimer correctement peu avant
son deuxième anniversaire. A l'école il était d'un
très beau niveau et à douze ans il avait pris
l'habitude de répondre à son professeur d'Anglais en
faisant rimer spontanément ses phrases. Il récitait
ses leçons avec aisance ! Il quitta le City College
lorsqu'il eut seize ans pour s'inscrire dans un
cours de théâtre où il joua des personnages qui lui
ressemblaient et c'est à ce moment-là qu'il a
commencé à flirter avec les embrouilles. Alicia et
Carmela, ses deux tantes étaient serveuses à
Algonquin Hotel, au 59, West de la 44e rue,
authentique écrin de l'Amérique lettrée où les
esprits inspirés se réunissaient pour rire entre eux
et refaire le monde ! Il passait des soirées
entières dans la lumière tamisée et l'atmosphère
feutrée, où l'on parlait bas sous les moulures du
plafond, les abat- jour, les lambris de bois foncé,
les larges fauteuils et divans en cuir, côtoyant les
velours des sièges à larges dos du lobby. Fitz y
avait rencontré, bien avant Norma et Alexina, la
femme la plus spirituelle d'Amérique : Dorothy
Parker. On la surnommait « The Wit » (l'esprit) et
se joignait aux écrivains de la célèbre table ronde
de l'hôtel. Elle menait une vie tumultueuse au cœur
du New York des nantis et des snobs. Une mondaine
misanthrope à la plume acerbe ! Avec son ironie
destructrice et son sens de l'humour corrosif, elle
surprenait ses contemporains avec toute la barbarie
qu'on lui connaissait.
Elle buvait, éclusait pas mal et l'effet de l'alcool
produisait chez elle un désenchantement maladif.
Elle tournait sans cesse en rond au Blue bar ou dans
l'Oak Room !
Cela amusait Fitz qui trouvait son jeu de scène
plutôt cocasse et osé ! Ses tantes, durant leur
service, jetaient de temps en temps un regard
discret sur leur neveu qui côtoyait, sans le savoir,
le pas encore trop célèbre William Faulkner venu
fraîchement de sa Nouvelle-Orléans natale où il
n'était encore que journaliste. Il sirotait des
cocktails colorés dans des verres de formes
bizarres. Dorothy avait remarqué le jeune Fitz qui
vidait les fonds de verre de Faulkner, ce qui
l'avait quelque peu rendu léger et béatement
souriant comme s'il voyait un ange adorable. Elle se
pavanait devant lui en le fixant dans les yeux avec
son bibi à plumes et son renard sur l'épaule. Elle
resta longtemps immobile interrompant son
balancement séducteur. Lui, il souriait de plus
belle tenant à peine assis sur les fauteuils de
velours aspergés de Curaçao bleu. Elle plongea au
fond de son regard aux paupières déjà lourdes, lui
jeta à la figure un « Plus je vois des hommes et
plus j'aime mon chien ! ». Fitz élargissait encore
son léger mouvement de la bouche et ne saisit pas
très bien le sens de ce sarcasme qui lui était
directement destiné.
Il ne savait quoi dire et lui posa une question
incongrue : « Appréciez-vous le goût exquis de la
salade que mes tantes Alicia et Carmela préparent
avec amour pour nourrir votre petite gueule d'amour
!? »
− Écoute, gamin ! Lui répondit-elle en décollant son
visage du sien, si tu me fais un cours sur les
légumineuses de tes deux bourgeoises guindées tu vas
te prendre une bonne claque dans ton minois de petit
lardon ! Que ça te plaise ou pas, c'est pareil !
T'as compris !?
− Oh ! m'dame vous êtes pathétique et férocement
drôle ! Je vous aime déjà b...
Et il n'acheva pas. Il avait désespérément glissé
sous la table complètement désarticulé et
définitivement inconscient pour le reste de la
soirée. Dans son extravagance, Dorothy tourna les
talons et retourna, au bord de la crise de nerf,
retrouver les élites du tout New York autour de la
table du Blue bar !
On ne revit jamais plus Fritz Bowling à l'Algonquin
! Ses tantes non plus, d'ailleurs ! Elles furent
virées dès le lendemain matin ! Le scandale de leur
neveu, certes provoqué par miss Parker, avait
désormais brisé la vie d'Alicia et de Carmela qui
décidèrent qu'il était temps pour Fitz de quitter le
nid, jusque là douillet et sécurisant, pour une vie
autonome. Il devait enfin assumer à lui tout seul sa
carrière de comédien et supporter pleinement la
responsabilité de ses frasques et ses écarts de
comportement ! Quant aux deux sœurs célibataires,
inconsolables de la disparition du petit Fitz, elles
végétèrent de cafés en bistros, de restos minables
en tavernes glauques et finirent quelques années
plus tard dans un asile psychiatrique, curieusement
atteintes ensemble de la maladie d’Alzheimer.
Ce sevrage brutal bouleversa complètement la vie du
jeune comédien qui chercha en Alexina plus une mère
qu'une femme. Il lui fit quand même quelques
enfants. Il l'avait connue comme serveuse au bar du
théâtre où elle l'attendait jusque très tard dans la
nuit, après le spectacle. Elle-même était une
suffragette qui militait dans les rues de New York
et considérait toute œuvre littéraire comme une
affaire de snobisme. Alors du théâtre, elle n'en
n'avait rien à cirer. Elle travaillait, au bar du
Wessley, certes, mais elle aurait bien pu vendre des
sodas dans une petite échoppe de bois à l'entrée de
Central Park.
Alexina Roverside faisait partie du « Pot Belly Free
Club ». Elle luttait avec passion contre tout le
folklore intello qui tournait autour du thé et de la
littérature !
Elle avait un jour rencontré, lors d'une
présentation d'auteur au club, la fameuse Elsa Brady
qui devait les entretenir à propos de son dernier
ouvrage « Les roulettes de la mort »
Alors que tout le monde s'accordait pour dire qu'il
fallait avoir tout lu d'elle, Alexina avoua ne
connaître absolument rien de cet auteur ! Dès son
arrivée, elle ironisa sur le microcosme pseudo
érudit de ses amies qui polluait le monde puant de
l'art et de la culture en général. La suffragette
militante tourna en ridicule toutes ses compagnes du
« Pot Belly Free Club » en décapant le vernis de
leur culture de surface. Elle était régalante, et
sur les planches du Wessley elle aurait fait un
tabac dans un numéro dans lequel elle invectivait
ses congénères en leur reprochant ouvertement et
avec véhémence de faire partie d'une société de
femmes, se prétendant culturellement supérieure,
alors que celles-ci avaient du mal à dissimuler leur
ignorance. Sans grande psychologie elle ruait sans
avoir peur du ridicule. Elle fut exclue du club, car
elle était devenue carnivore pour les gens sans
personnalité qui essayaient de s'en donner une par
le snobisme intellectuel ultra développé. Alexina,
au bout de sa révolte, en avait marre de se battre
comme une indomptable chasseresse trucidant
l'érudition affectée à coup de calicots ! Elle
s'était rangée, avait fait quelques enfants à Fitz
et devenait de plus en plus insipide et inodore !
Son grand artiste de Fitz qui ne se prenait pas trop
au sérieux l'amusait tout simplement !
Elle passait des heures à le réconforter et à le
consoler dans sa loge ! Son anxiété, l'angoisse du
trou de mémoire le ravageait. Elle se traduisait par
un sentiment d'inquiétude et de désarroi profond. Ce
sentiment commençait à altérer sa pensée et faisait
souffrir son entourage à commencer par la mère de
ses enfants.
Son stress s'était développé au détriment de son
talent. Ce qui l'avait obligé à ingurgiter des
sucreries pour atténuer ses troubles psychiques. A
21 ans, il était devenu boulimique vomisseur. Dès
lors, sa vie était rythmée par des intrusions
incessantes dans les confiseries. Chaque matin, il
se promettait d'arrêter, et l'après- midi, il
recommençait jusqu'au moment où il devait rentrer en
scène. Une fois sur le plateau, il était le plus à
l'aise des hommes, plus rien ne paraissait de son
angoisse du trou de mémoire !
Moi, son ami, je ne savais plus comment faire.
C'était comme si quelqu'un lui soufflait des noms de
gâteaux ou de friandises à l'oreille et il
n'arrivait pas à l'ignorer.
J'aimerais tellement revenir à l'époque où il ne
pensait à la nourriture juste lorsqu'il fallait
passer à table. Il ne savait même pas s'il le
pourrait encore un jour. Il se goinfrait si fort
qu'il avait l'impression que son ventre gonflait
sans cesse au bord de l'explosion.
Fritz ne comprenait pas réellement les causes de ces
envies, de ces véritables rages de sucres et
ignorait totalement le moyen de les contrôler. Il
était moins attiré par leur bon goût que parce
qu'el-les lui permettaient de se sentir bien. La
quantité de glucides absorbée améliorait son humeur
liée à la sa sérotonine ainsi produite dans le
cerveau. Donc le soir, au moment de la
représentation, il planait littéralement, saturé de
cette hormone qui l'aidait à la fois à se calmer et
à atténuer le sentiment de dépression.
Oui, je suis le pote de Fitz !….et j’vous jure !
Fois de David Vernsky, ce gars-là, il a intérêt à
être connu…et pas seulement sur les affiches
miteuses du Wessley Theater ! Ni pour ses caprices
glucidiques.
Je lui ai déjà dit : « Toi, Fitz, tu as la carrure
pour tenir quatre ans à Broadway dans une comédie
musical du genre « Tip top » ou « Goodtimes » de
Charles Dillingham
Oh oui ! Je le vois bien dans les Ziegfeld Follies !
Il serait GE-NIAL ! ! !
La Norma elle dirait seulement qu’il est tout juste
bon à jouer le vieux cheval du général Custer ! Elle
ne peut pas supporter qu’un homme lui vole le haut
de l’affiche. Elle est une vraie teigne dans ces
cas- là … !
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