Extrait du Chapitre I
Vieillir ne faisait pas partie des projets d’avenir immédiats de Harry Ostling.
Et pourtant...
Harry
a toujours cru qu’un dieu bienveillant avait créé les dimanches de pluie au
bénéfice des amoureux. En ce dimanche d’octobre, il pleut et il n’est pas au lit
avec son aimée. Certes Madhu est là, dans la salle à manger, mais elle n’est pas
seule. Assis à la même table, Clarence et Félicité, deux orphelins qui ont
adopté Harry et Madhu. Le tableau est haut en couleurs : Madhu, sa peau ambrée,
ses cheveux crêpelés et sa grâce d’idole ancienne, Félicité, ses yeux verts, sa
crinière rousse et son corps puissant de grand fauve, Clarence, sa redingote
noire et son teint blafard de fils de la nuit.
Suivant les conseils de la belle Malgache, Félicité pratique un point de feston,
maladroite et rageuse. Clarence aide Madhu dans son devoir de mathématiques.
Harry savoure cet instant de bonheur tranquille, précieux.
La
sérénité du dimanche est troublée par la sonnerie du téléphone. C’est le
cellulaire qui sonne, la ligne professionnelle. Harry hésite à répondre. Un
homme a bien droit à un dimanche paisible. Mais les contrats sont rares et
nombreuses sont les bouches à nourrir. Il décroche donc.
Une femme, Fleur-Aimée Jolicœur, requiert les
services d’un enquêteur. Comme elle ne veut rien
dire au téléphone, il la prie de passer au bureau le
lendemain matin. Elle est très âgée, il n’est pas
question qu’elle se déplace et elle réclame sa
présence le plus tôt possible. Le ton est à la fois
mielleux et impérieux. N’était-ce de la langue
française, Harry se croirait revenu au bon vieux
temps de Boston, en train de se faire snober par une
bourgeoise de Beacon Hill.
— D’accord, je passerai demain matin.
— Je
suis une vieille dame, et demain il sera peut-être trop tard.
Le
chantage à l’urgence, maintenant. En quittant le service de police et en fondant
une agence d’investigation, Harry pensait être son propre maître et soigner son
allergie à l’autorité et aux manigances politiques. Mais la réalité est tout
autre, le client est roi et utilise toutes les ruses pour obtenir ce qu’il veut.
Un
coup d’œil à la salle à manger. Félicité est toujours penchée sur son ouvrage,
un bout de langue entre les lèvres. Clarence, les yeux dans le vague, écoute une
musique à lui seul audible. Madhu a quitté la pièce. Il soupire, note l’adresse,
enfile son imperméable et gagne la cuisine, là où sa belle est en train de râper
la noix de coco pour son fameux ragoût malgache. Elle lui tourne le dos, d’un
seul de ses grands bras, il l’enlace, un jeu souvent répété, un jeu à qui perd
gagne. Elle fait semblant de se fâcher, mais toujours elle délaisse les oignons
ou les poivrons ou la noix de coco et finit par l’embrasser. Aujourd’hui, elle
résiste plus longtemps.
— Arrête, Harry, on n’est pas seuls.
— Bof, ils sont dans la pièce à côté. Et puis, pourquoi se gêner, ils sont
toujours là? Tant mieux s’ils nous voient, ça leur donnera peut-être des idées.
— Félicité et Clarence! Harry, ils sont comme frère et sœur, des enfants qui se
tiennent la main dans le noir.
Cher
Harry, il ignore ce qu’il a sous les yeux, alors que Madhu voit et devine tout.
— Tu
sors?
— Je
vais travailler.
— Un
dimanche?
Il ne
lui parlera pas de ses problèmes d’argent, de sa pension d’ancien policier qui
suffit à peine à leurs besoins. Des plans pour qu’elle renonce à ses études
d’horticulture et propose d’aller travailler. Non, pas ça, il lui a fallu assez
de courage pour retourner à l’école à son âge. Il détourne le regard pour éviter
qu’elle n’y lise ses pensées.
— S’il te plaît, pas de sermon sur l’addiction.
Il
les a déjà tous entendus, les prêches sur l’intoxication au travail, après
vingt-neuf ans de mariage avec Kate. Madhu sait doser avec art les paroles et
les silences. Harry apprécie. Il l’embrasse et quitte la maison.
L’adresse indiquée par madame Jolicœur se trouve au bord de la rivière des
Prairies. Avec un nom comme le Castel des Seigneurs, il imaginait une maison de
style victorien ou ancien canadien, or l’édifice, probablement bâti au début des
années 80, est composé de blocs de béton assemblés sans goût. Il sonne, une voix
s’enquiert de son identité. On lui ouvre la porte, il salue le gardien et
appelle l’ascenseur. D’ordinaire, prendre un ascenseur est une expérience banale
pour un citadin. Au Castel, c’est toute une aventure. D’abord, les portes sont
trop lourdes pour les bras arthritiques et se referment trop vite pour les pas
hésitants de ces dames, qui n’en finissent plus de se saluer, de se tromper de
boutons et de s’inquiéter. Est-ce le bon étage? Aurais-je le temps de sortir
sans me faire écrabouiller? Pétillantes et curieuses comme des écolières, elles
s’informent de la destination du “ jeune homme ”. Harry sourit. Avec sa
cinquantaine et sa stature imposante, il y a longtemps qu’on l’a traité de jeune
homme.
À la
porte du 307, on le jauge au travers de l’œilleton et on lui ouvre. La dame
n’est pas aussi âgée qu’elle le prétendait, plutôt alerte et certainement en
mesure de se déplacer. Sa tête juchée sur un long cou et ses yeux fixes lui
donnent l’allure d’un oiseau. Par contre, le bas de la silhouette est plutôt
large et rappelle vaguement la jument. Drôle d’animal hybride. Le regard des
yeux trop maquillés est intelligent. L’excentricité des cheveux d’un rouge
violacé contraste avec la sobriété du tailleur haute couture. Harry est rassuré.
La future cliente a l’air bien nantie, elle pourra payer la facture.
En
matière de décoration intérieure, madame ne donne pas dans les meubles antiques,
les napperons en dentelles et les guéridons chargés de bibelots. Tout est blanc,
ivoire, écru, avec des touches noires, design des années 80 et vide lunaire. Pas
une revue sur une table, pas une fleur dans un vase, pas un bout de papier près
du téléphone. La présence la plus frappante est cette odeur de renfermé que ne
camoufle aucun arôme de pot-au-feu qui mijote.
La
dame lui tend une main maigre et sèche comme une carte de visite et entre tout
de suite dans le vif du sujet, d’une voix assez forte pour remplir une salle de
conférence.
— Ma
sœur a disparu depuis une semaine et j’aimerais que vous la retrouviez.
— Comment ça, disparue? Vous voulez dire que vous êtes sans nouvelles d’elle
depuis une semaine et que c’est inhabituel. Vous avez eu une prise de bec?
— Cher monsieur Ostling, vos cheveux grisonnent et vous avez passé trente ans
dans la police, selon mes informations et...
— Quelles informations?
— J’ai téléphoné au ministère de la Sécurité publique, à la direction des
affaires policières et de la sécurité privée, et j’ai demandé la liste des
nouvelles agences à Montréal. Je suis une femme d’affaires, enfin une ex-femme
d’affaires, et j’aime bien aider les jeunes entreprises à prendre de l’essor.
Vos références étaient excellentes.
La
vieille dit ça pour lui prouver qu’elle connaît la musique. Aider les jeunes
entreprises, ben voyons. Elle espère surtout qu’il coûtera moins cher qu’une
agence établie. Elle s’est renseignée sur lui, c’est de bonne guerre. Lui, par
contre, ne connaît rien d’elle.
— Où
en étais-je? Je n’y arriverai jamais si vous m’interrompez tout le temps. Ah
oui, la famille! Donc, vous avez de l’expérience et je suppose que vous
connaissez la vie. Bien sûr qu’il y a de petites divergences entre Stella et
moi, comme dans toutes les familles.
Stella Jolicœur habite une autre aile du Castel, donc les sœurs ne se voient pas
nécessairement tous les jours. Fleur-Aimée a questionné quelques résidants et
leurs réponses ne concordent pas. L’un prétend l’avoir vue mercredi, l’autre
mardi et une troisième ne se souvient plus. Ce qui est sûr, c’est que Stella ne
projetait pas de déplacements, sinon elle en aurait parlé à quelqu’un. Elle est
veuve et a deux enfants : Luc qui vit à Toronto et Solène qui est très proche de
sa mère. Fleur-Aimée n’a pu les joindre au téléphone. Ses appels sont également
restés sans réponse à la maison que Stella possède à Saint-Ours. Sa sœur est de
santé fragile, elle est peut-être malade quelque part.
— Madame Jolicœur...
— Jolicœur,
pas Djohleecure.
Tous
les moyens lui sont bons pour garder l’avantage, se moquer de son accent, par
exemple.
— Une disparition est du ressort de la police. Les
policiers sont en mesure de retrouver quelqu’un en
un temps record. S’informer auprès des hôpitaux,
alerter la population, etc.
— Non, non, pas la police.
Harry
penche la tête et hausse les sourcils. Pour la première fois, la dame perd
contenance, ses yeux ronds errent dans la pièce, en quête d’une réplique
adéquate.
— Ceci est une affaire privée. Avant d’utiliser les fonds publics pour une
histoire de famille, il faut exploiter nos ressources. Les choses iraient mieux
dans ce pays si chacun prenait ses responsabilités.
Cette
femme raconte des bobards et cache quelque chose. Il le lui dit, elle
s’offusque. Pour Harry, l’entretien est terminé.
— Vous faites rechercher votre sœur mais ne désirez pas qu’elle le sache.
Right?
— Vous êtes très perspicace, ce qui me prouve que j’ai fait un bon choix.
Harry
réfléchit en silence, une tactique qui inquiétait les prévenus et agaçait les
autres.
— D’accord. J’ai besoin de visiter l’appartement de votre sœur, d’avoir accès à
ses comptes bancaires, de parler à ses enfants et connaissances, and so on....
— Pas
question.
Un
cri du cœur. Elle se radoucit pour continuer.
— Je
suis déjà passée à l’appartement. J’ai vérifié les vêtements et les valises. Il
manque une valise, quelques vêtements et sa trousse de toilette, comme si elle
était partie pour quelques jours.
— D’autres indices ont pu vous échapper. Fouiller un appartement, c’est mon
métier. Personne ne peut le faire à ma place.
Elle
accuse le coup d’un battement de cils. Elle penche la tête et teste un petit
sourire qui se veut humble.
— Allons, monsieur Ostling, je suis une vieille femme fragile, vous n’allez pas
refuser de m’aider.
Fragile, mon cul. Elle est aussi solide qu’un fil d’acier.
— Je
regrette, je ne peux pas travailler dans ces conditions. Mon agence est jeune,
vous l’avez dit, et je ne voudrais pas ternir sa réputation. Si je n’ai pas
toutes les données, je risque de me planter. Adressez-vous ailleurs.
— C’est vous que je veux. Le moins que l’on puisse dire, c’est que vous êtes
franc, donc honnête. Je n’ai pas envie de me faire escroquer par des voyous.
Vieille chipie avaricieuse et méfiante. Quand Harry se dirige vers le
portemanteau, il entend un petit hoquet et un reniflement. Il se retourne et
aperçoit une larme sur la joue de la vieille, pitoyable tout à coup.
— J’aime ma sœur, je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose. Elle est
insouciante et naïve, à la merci de n’importe qui. Facile à berner, toujours
prête à aider, malgré ses maigres ressources.
La
sœur! Occupé par les simagrées de Fleur-Aimée, il a oublié la sœur. N’est-ce pas
son métier de retrouver une dame en danger? Eh oui, Harry a le sens du devoir,
une tare qu’il traîne depuis l’enfance. On ne se refait pas.
–
Il faudra tout me dire. Pas de cachotteries avec moi.
Fleur-Aimée prend un air offensé. Un mouchoir sorti de nulle part essuie
promptement la larme unique et disparaît aussitôt. Le visage de la vieille se
modifie rapidement et une lueur d’intense satisfaction apparaît dans son œil
droit. Elle a gagné, elle l’a bien eu. Harry commence à s’amuser. Il ne déteste
pas les adversaires coriaces. Son imperméable sur le bras, il se rassied.
— Dites-moi tout.
— Pas
ici. Il est 17 h 45, je dois descendre à la salle à manger. Vous m’accompagnez?
Il se
doutait bien que la dame n’était pas trop portée sur la cuisine. Il salive en
pensant au ragoût de Madhu.
— Merci, mais j’ai un repas de famille plus tard.
— Vous prendrez un café.
Harry
découvre qu’il est très difficile de résister à la volonté de Fleur-Aimée
Jolicœur. Elle recoiffe ses cheveux teints et barbouille ses lèvres de rouge.
D’habitude, les vieilles en mettent trop et ça déborde dans les craquelures,
alors qu’elle ne remplit même pas ses lèvres minces. Un gros trousseau de clés à
la main, elle tourne en rond pour vérifier Dieu sait quoi. Ils finissent par
sortir pour monter dans l’ascenseur.
Il
s’attendait à une cafétéria de couvent ou d’hôpital, alors qu’il s’agit d’un
vrai restaurant, aéré, avec vue sur le patio, le terrain paysager et la rivière.
Dans la salle, deux sensations contradictoires frappent Harry, une débauche de
couleurs vives sur les vêtements et toute la gamme des gris —acier
bleuté, fer-blanc, étain mat – sur les têtes. Voyons Ostling, toi aussi,
tu as de l’argent dans les cheveux et du plomb dans l’aile. Heureusement, par ce
dimanche soir, certains résidants ont des invités qui ajoutent une touche de
jeunesse brune ou blonde.
Fleur-Aimée hésite devant l’entrée, trébuche un peu, ce qui oblige Harry à la
soutenir. Royale, elle pénètre dans la salle et marque le pas pour être bien
sûre qu’on la remarque au bras d’un homme. Sacrée madame, à plus de soixante-dix
ans, elle n’a pas renoncé à épater la galerie.
— Il
y a 347 locataires, tous autonomes, et la moyenne d’âge est de 83,6 ans.
Et
alors? La durée est-elle une qualité? Fleur-Aimée salue quelques dames –
les hommes sont nettement en minorité – et présente Harry. En réalité,
elle l’exhibe comme un trophée.
— Vous prendrez bien une bière? Ce n’est pas parce que je n’ai jamais été mariée
que je ne connais pas...
Ben
oui, ma grande, on voit que tu as débordé d’amour toute ta vie.
— Venons-en au fait, je n’ai pas toute la soirée.
— J’aime votre attitude. Vous avez l’habitude de travailler dans certaines
conditions auxquelles je ne peux malheureusement pas souscrire. Donc, je modifie
votre mandat qui n’est plus de retrouver ma sœur mais de vérifier si elle se
trouve à sa résidence de Saint-Ours.
— Vous voulez que j’aille là-bas? Je ne comprends pas. Ce n’est pas un boulot
d’enquêteur. Faites-vous y conduire ou trouvez quelqu’un du village pour vous
renseigner. Le curé, par exemple, ou le maire.
— Je
suis née dans ce village, mais n’y ai pas mis les pieds depuis quarante ans. Je
le hais et je n’y ai pas d’amis. Je ne vous raconterai pas ma vie, il faudra
vous contenter de cette explication. Acceptez-vous ce mandat plus restrictif?
Harry
aurait envie de lui demander pourquoi un ours a été canonisé, mais comme
l’humour ne semble pas la qualité dominante de la dame, il se contente
d’acquiescer. Fleur-Aimée extrait une serviette en toile de son sac à main, s’en
tapote la bouche, puis essuie chacun de ses doigts soigneusement. Les serviettes
en papier de la salle à manger ne lui conviennent pas. Harry rigole
intérieurement, les tics et manies l’ont toujours amusé. Elle replace la
serviette dans le sac, puis sort son portefeuille et étale des billets de
cinquante dollars sur la nappe. Fleur-Aimée a mis en sourdine sa voix de
stentor, mais les petites vieilles des tables voisines épient tous ses gestes.
— Madame, je ne travaille pas au noir. Quand nous remonterons chez vous, nous
rédigerons un contrat, vous me verserez une avance et je signerai un reçu.
Il a
furieusement envie d’une cigarette. Ouais, en griller une ou bien l’éteindre sur
le front de cette pimbêche. En plissant les lèvres, Fleur-Aimée remet les
billets en place et retire une enveloppe de son fourre-tout. Elle présente une
photo à Harry.
— Voici ma sœur.
La
photographie à la surface craquelée est d’un petit format. Devant un arbre de
Noël, une femme replète tend un cadeau à l’objectif, le visage rond éclairé d’un
sourire, les yeux rougis par le flash. Harry peut difficilement se faire une
idée du personnage, encore moins trouver une ressemblance entre les deux sœurs.
— Vous n’avez pas un cliché plus pratique pour les recherches, un visage en gros
plan?
— Non, désolée.
Elle
lui tend ensuite un dossier contenant un bref historique de la paroisse de
Saint-Ours-sur-Richelieu, une photo du manoir seigneurial, une liste de tous les
seigneurs, une description des armoiries, ainsi qu’un aperçu du passé
patriotique du village. Il s’apprête à demander quel est le rapport entre ce
dossier et la disparition de Stella quand Fleur-Aimée prend la parole.
— Vous êtes étranger. Profitez donc de l’occasion pour montrer un joli coin de
la province à votre femme. À mes frais.
Ce
qu’elle est pénible lorsqu’il est question d’argent! Subitement, la Jolicœur lui
reprend la photo, le regard fixé sur un point derrière lui. Harry se retourne
afin d’examiner la personne qui vient d’entrer. Après avoir tapoté des épaules,
pressé des mains et embrassé des joues, la dame s’approche de leur table. Elle
est petite et ronde, habillée en hippie des années soixante. Avec ses cheveux
enneigés, ses yeux d’un bleu vif et son sourire ensoleillé, cette femme est un
paysage, un lumineux paysage d’hiver.
— Ah,
vous voilà, ma chère! J’espère qu’après tout ce temps vous m’apportez des
résultats concernant le travail que j’avais demandé.
Qui
est-elle? Une employée de Fleur-Aimée, une secrétaire?
— Monsieur Ostling, je vous présente ma sœur. Stella, mon nouveau conseiller
financier.
— Ostling,
comme c’est joli. Ça ressemble à ostrich, j’adore les autruches.
Harry est ravi, c’est la première personne à trouver
joli ce patronyme maudit qui lui a valu tant de
moqueries. Ainsi, voici la présumée disparue, sa
sœur à qui Fleur-Aimée parle comme à une salariée.
Pas étonnant qu’elle ne donne pas de ses nouvelles
pendant une semaine. Harry est si surpris qu’il ne
dément pas le titre dont on l’a affublé. Il croit
déceler une lueur malicieuse dans les yeux de
Stella, comme si elle n’était pas dupe. Elle se
tourne vers sa sœur.
— Ah!
Fleur-Aimée, je suis si heureuse. Quel bonheur d’avoir des petits-enfants!
Dommage qu’ils vivent si loin et que je ne puisse pas les voir plus souvent.
— Tu
aurais pu me prévenir que tu partais pour Toronto. Je me suis inquiétée.
— Mais je te l’ai dit. Tu ne t’en souviens pas?
— Et
ton chat, qui s’en est occupé?
— Madame Paré, ma voisine. Ça aussi, je te l’ai dit.
— Jamais de la vie! Ma pauvre Stella, tu es de plus en plus étourdie.
Harry
sent qu’il y a un combat à finir entre les deux sœurs et que l’actuel champ de
bataille est la sénilité. Qui a oublié et qui prétend avoir oublié, qui dit
vrai, qui ment? D’emblée, il croirait la plus sympathique, mais les conclusions
hâtives n’ont pas cours dans ce métier. Il est au moins certain d’une chose :
Fleur-Aimée n’a jamais téléphoné au fils de Stella à Toronto. Elle a menti sur
ce point. Toute cette histoire ne le concerne plus.
— Mesdames, il faut m’excuser, je dois partir.
— Je
ne voudrais pas vous chasser.
— Non, non, on m’attend.
Le
règlement de la facture prend du temps, il fallait s’y attendre. Comme les deux
femmes le précèdent vers la sortie, il entend Stella dire :
— J’ai cru que c’était le détective privé que tu avais engagé pour résoudre
l’énigme des vols.
— Je n’ai rien décidé à propos de ces vols.
L’acuité auditive de Harry n’a pas encore montré des signes de défaillance et il
entend chaque mot. Une affaire de vols!
Fleur-Aimée ne lui donne pas l’occasion d’en discuter. Elle lui remet le
document sur Saint-Ours et le reconduit à la porte, en lançant à haute voix,
afin que Stella entende :
— Examinez bien mon dossier financier et voyez ce qu’on peut améliorer.
Il en
conclut qu’elle le rappellera, pour les vols ou autre chose. Au moment où il
passe la porte principale, une femme courbée, courte comme une minute, se
précipite sur lui. Visage de lutin tout ridé, percé d’yeux vifs, elle est
coiffée d’un képi et vêtue d’une pèlerine noire. Elle se poste sous le nez de
Harry et lui jette :
— T’as de beaux yeux, tu sais.
Harry est complètement médusé, d’abord par la phrase
du lutin, ensuite par le sourire et le ton suave de
Fleur-Aimée.
—
Allons, Zénora, nos invités n’ont pas les mêmes références que vous ni vos
vastes connaissances.
Se
tournant vers Harry.
— C’est une réplique de Jean Gabin à Michèle Morgan dans un vieux film français
Quai des brumes. Chère Zénora. Son mari était projectionniste, elle raffole
du cinéma. Elle a vu tous les films, elle visionne des cassettes l’après-midi et
nous les raconte chaque soir au repas. Quelquefois, comme ce soir, elle se
déguise en personnage. N’est-ce pas charmant!
Il
n’est que 19 h 30, mais Harry est aussi épuisé qu’après une longue journée de
travail. Quelle soirée! Une chipie doublée d’une menteuse, une disparue
réapparue et une cinéphile allumée. Et en plus cette histoire de vols. Ce ne
serait pas la première fois qu’une affaire en cache une autre. Voilà qui
s’annonce plus excitant que les habituelles enquêtes de crédit ou les filatures
de présumés fraudeurs.
En
rentrant chez lui, il trouve les convives à table. Le ragoût est “ full
super bon ” au dire de Félicité. Harry parle très peu de son travail à la
maison, sauf les anecdotes amusantes. Il a beaucoup de succès avec “ t’as de
beaux yeux, tu sais. ” Il semble que cette phrase, prononcée avec son accent
américain, soit irrésistible. On la lui fait répéter trois fois, ainsi que le
nom Flour-Amy Djohleecure.
—
Harry, c’est pas de la farine flour c’est une fleur.
— Ouais, un cactus en “ flour ”. C’est pas juste de vous moquer de moi.
Madhu a appris le français à Madagascar et n’a jamais cessé de le parler. Moi, à
mon arrivée à Boston, j’ai tout fait pour l’oublier.
Stella referme la porte de son appartement, essoufflée comme si elle avait été
poursuivie.
— Filou, petit monstre, où es-tu? Tu te caches, tu es fâché parce que je suis
partie. Une semaine, c’est rien. Il y a toujours quelqu’un pour gâcher mon
plaisir. Fallait que je tombe sur ma sœur dès mon arrivée. Un nouveau conseiller
financier! Tu entends ça, Filou? Elle a le même depuis vingt ans et n’en
changerait pour rien au monde. Elle prétend que je ne lui ai pas dit que je
partais à Toronto. Il me semble pourtant me rappeler notre conversation. Ou
peut-être ma mémoire me joue-t-elle des tours? Et toi, chat ingrat, tu boudes
pour une pauvre petite semaine d’absence. Moi qui me bats pour te garder ici.
L’autre maniaque de la sécurité et de la salubrité publiques ne demande qu’à
faire passer son fichu règlement pour interdire tous les animaux de compagnie.
Le chat sort enfin de sa cachette et se frotte à ses
jambes. Puis, il saute sur la chaise où Stella avait
laissé tomber son poncho avant de se rendre au
restaurant du Castel. Avec toute cette histoire,
elle n’a pas mangé et il ne doit pas y avoir grand
chose dans ses placards. Surprise, Solène a fait le
marché avant de venir la chercher à la gare. Ce
qu’elle est chouette, sa fille! Dommage qu’elle ne
fabrique pas de petits-enfants.
Alors
que Stella commence à couper des légumes, on frappe à la porte. Allons bon, ça
ne peut-être que Fleur-Aimée.
— Stella, j’ai besoin de ton aide. Il faut que tu ailles chez Irina.
Irina
est la kleptomane du Castel. Elle ne sort plus de chez elle, mais reçoit
beaucoup de visiteurs qui connaissent son péché mignon et pensent tous pouvoir
la déjouer. Après lui avoir menti sur son “ conseiller financier ”, Fleur-Aimée
fait mine de rien. Jamais, au grand jamais, elle n’admettra ses torts.
[ Retour en haut de
la page ]