(extrait 1)
Amos. Maison familiale. Une couchette près du
mur. Sur le mur, il y a un petit trou. Avec mes doigts, je gratte et
j'agrandis le trou. Jamais, je ne pleure. Je suis occupée, je suis
concentrée.
Des gens entrent et viennent au pied de mon lit.
Je les regarde, retourne mes yeux vers le mur et me remets au
travail.
Une voix dure parle. Je ne comprends pas les
mots. Je fixe la personne qui écorche ma tranquillité et mon corps
entier prend conscience que c'est elle qui mène. La personne tire
violemment mon lit au milieu de la pièce.
J'ai huit mois et je m'appelle Lucienne.
On lui avait
maintes fois dit, petite, dans une cour d'école d'Amos, que
Lucienne, ça rimait avec chienne. Si ça n'avait été de tous ces
enfants méchants, Lucienne serait devenue poète et aurait fait des
rimes pour se venger des mots. Mais sa mère, son père, sa fratrie
s'en mêlaient eux aussi et c'était à qui rimait le plus.
Lucienne n'est pas devenue poète; les mots, elle ne les
a pas écrits; sa vengeance a été toute autre.
Malgré les folies vécues, les folies larvées de sa
tribu, Lucienne a étudié et, fait étrange, sa rage s'en est trouvée
accrue, contrôlée, invisible pour tous; à l'université, on rime
autrement qu'à la petite école ou, à tout le moins, on prétend le
croire. Lucienne ne doit ses études à personne. Depuis longtemps,
elle a remisé loin sa mauvaise donne; sa tribu, ou le peu qui en
reste, s'entre-dévore sans elle dans le même coin perdu de la vaste
Abitibi. Pour vivre et étudier jusqu'à la maîtrise, Lucienne a été
serveuse dans tous les bars miteux du Centre-Sud de Montréal.
Dans sa maison d'Outremont, ville dans la ville de
Montréal, un rire juvénile la secoue ; elle se rappelle ses premiers
pas dans la ville et sa certitude d'avoir enfin trouvé son terrain
de chasse. Pour la chienne de race qu'elle est, ce monde anonyme qui
peuple l'île paiera sa blessure; blessure qui suppure depuis, lui
semble-t-il, le début des temps.
Durant toute son enfance, Lucienne a eu, dessiné aux
pupilles, la folie des siens, une folie mal organisée. Un jour, elle
y mettra bon ordre. Une chienne, c'est patient et, la folie, c'est
infini; on croit l'avoir reléguée aux oubliettes et hop!, la revoilà
nichée ailleurs. Elle le sait bien de par son métier qui est celui
de psychologue.
(extrait 2)
Il lui faut trouver l'erreur dans le parcours sans faute
depuis qu'elle est une professionnelle de haut niveau et qu'elle
joue des folies bêtes et inoffensives des autres. Soudain, tout en
se creusant les méninges et se tordant les mains, Lucienne trouve la
faille : Claude, cette inconnue qui a fait irruption dans ses
pensées, nouant son histoire sans début ni fin à la sienne qui a un
début mais pas de fin. Qu'ont-elles en commun? Pourquoi cette Claude
remue-t-elle autant ses tripes au point de lui faire perdre son
contrôle? C'est ça qu'il lui faut découvrir et vite, avant que sa
vie n'éclate en mille morceaux, ne la laisse aussi perdante que la
majorité de ses clientes.
Lucienne sait trop bien comment elle tient sa propre
folie en laisse; cette folie retardée, elle l'entend certaines nuits
lui chuchoter sa victoire à venir. Sa folie lui dit que ce n'est
qu'une question de temps, qu'elle fera éclater tout le verni de sa
respectabilité, qu'elle la laissera aussi pantelante et vaincue
qu'elle l'était enfant.
Pour Lucienne, certaines nuits, c'est l'enfer. Rien,
aucune boisson, aucune drogue ne peuvent endormir son cœur qui
s'affole, son cerveau qui galope vers des images découpées qui lui
font comme un cinéma maison. Rien ne peut arrêter ses mains qui
tuent elle ne sait quoi ou qui, ses pieds qui courent vers un vide
qui l'appelle depuis sa première respiration et qui l'invite à la
rencontre finale pour qu'elle cesse de souffrir. À ces instants, le
mal de chien qu'elle s'est donné depuis trente-six ans pour happer
son air lui apparaît dérisoire et inutile.
Certaines nuits, elle, qui ne croit pas que l'âme existe, concept
inventé de toutes pièces, eh bien, elle sent des tourments qui ne
peuvent relever que de ce principe. Son état est tel qu'elle irait
cogner aux portes du premier institut psychiatrique venu, suppliant
qu'on prenne en charge cette âme qui s'est emparée de son corps et
dont elle ne veut pas.
(extrait 3)
Le rouge de
sa rage est du même rouge que le sang qui est devant ses yeux.
Pourquoi tout ça lui revient-il maintenant? Pourquoi a-t-elle
agressé Julia? Qu'est-ce que Julia a pu faire pour réveiller en elle
la chienne enragée qui sommeille?
Lucienne termine le nettoyage de la pièce et prend une
longue douche en alternant le chaud, pour calmer les frissons
incessants qui l'agitent, et le froid, pour anesthésier les
élancements persistants du fouet qui l'a cinglée et ridiculisée. En
tentant de mettre du gel sur les lacérations de ses fesses, Lucienne
repense à Claude Racine, l'événement marquant de sa semaine.
Claude et sa mère morte. Claude qui l'a peut-être
tuée. Lucienne prend conscience de ce qui l'irrite tant depuis son
téléphone à la soeur de Claude. Elle veut avoir dans son bureau une
cliente qui a réussi le meurtre parfait, l'ultime meurtre, celui de
la mère, de celle qui enfante sans le savoir le bras justicier qui
la renverra dans l'autre monde mûrir proprement son prochain rôle de
mère. Elle veut que Claude soit ce bras ferme qui a enlevé une vie
sans qu'elle ait à en payer le prix, elle veut aussi que Claude lui
donne la recette. Elle veut l'entendre raconter toutes les
situations entre sa mère et elle qui l'ont menée à cette solution.
Elle veut une louve enragée qu'on a acculée dans une impasse et qui
a foncé droit devant, vers les grands espaces, en laissant derrière
elle son bourreau changé en victime. Elle veut surtout que cette
Claude ne la déçoive pas.
Lucienne sait très bien que, dans le vaste monde, le
meurtre parfait existe en milliers d'exemplaires, qu'on peut tuer
facilement, qu'on peut berner la machine judiciaire malgré les
développements rapides et croissants des technologies policières. La
famille est le terreau par excellence où la confusion entre un
suicide ou un meurtre laisse trop souvent les policiers pantois et
inutiles.
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