Extrait du chapitre 1
La roue
avant droite glissa dans une profonde ornière et un
mélange d’eau brunâtre, de calcium et de saleté
s’éleva en gerbe pour aller asperger copieusement
les passants. Libertad connaissait déjà trop bien
les règles du jeu pour tenter de freiner ou de
changer brutalement de cap; elle jeta simplement un
regard rapide pour tenter d’identifier les victimes
et leur offrir, peut-être, d’éventuelles excuses.
Peut-être. La vie maintenant filait trop vite pour
les excuses. Trop vite pour les regrets. Trop vite
pour les projets. Trop vite pour que le présent soit
vraiment vécu et puisse laisser de véritables
souvenirs. Le pouls de Montréal battait de plus en
plus vite. Une anxiété, une tachycardie collective.
Chacun, sans qu’il ait semblé nécessaire de le lui
enseigner, vivait désormais − ou jouait à vivre −
chaque jour comme si ce devait être le dernier.
Comme si le jour de l’indépendance allait se lever,
salué par les trompettes de Gabriel.
Pare-chocs à
pare-chocs, maintenant. La procession des petites
fourmis laborieuses. Chaque conducteur maugréant
mais heureux, au fond, de faire encore partie du
cortège. D’être encore au volant d’une voiture et en
route vers un boulot, alors que tant d’autres... À
la musique succéda la voix du commentateur et
Libertad haussa légèrement le volume de la radio.
− «Huit
heures trente-sept minutes, 21 mars 1996. Oyez,
Oyez, c’est le printemps! Vous n’y croyez pas?
Faites comme monsieur Parizeau, IMAGINEZ que c’est
le printemps. IMAGINEZ qu’il fait 18°, que le soleil
brille, que les oiseaux chantent, que les premières
fleurs vont sortir et que les petites filles jouent
du cerceau sur des trottoirs bien secs, pendant que
papa travaille et que maman poursuit son certificat
en “oiseaulogie comparative” à l’UQAM pour la gloire
et la culture d’un Québec souverain.
Imaginez-vous... En attendant, pour les vrais
automobilistes, dans les vraies rues de Montréal, la
température est de 4°. La 13, la 15, la 20, la 25,
la 30 et tous les ponts sont bloqués, comme
d’habitude, et monsieur Bourque n’a toujours pas
tenu sa promesse de nettoyer les rues de Montréal.
Tous les départs de Dorval et de Mirabel ont été
retardés, en raison du brouillard intense qui a
remplacé la pluie verglaçante de la nuit dernière,
de sorte que Montréal est aujourd’hui splendidement
isolée. Une petite remarque à l’attention de
monsieur Parizeau: remarquez bien, monsieur le
Président-à-venir, que les avions ne décollent pas
lorsqu’ils ne voient pas le bout de la piste. Et
maintenant on retourne à la musique, avec le maître
incontesté du funk...»
Libertad
réussit à changer de station tout en se glissant
dans la voie de gauche. Dans un cas comme dans
l’autre, l’illusion plutôt que la réalité d’un
changement.
− «... Et
donc, cette “genèse”, cette “mise au monde”, cet
“accouchement normal et à terme”, en neuf mois, du
“pays à la tête bien faite” que nous annonçait
monsieur Parizeau en octobre dernier, tout ça semble
aujourd’hui pour le moins bien compromis. Si, depuis
six mois, les négociations avec Ottawa n’ont abouti
à rien, comment peut-on nous faire croire que tout
sera heureusement réglé dans les trois mois qui
restent avant le jour Q? Les sondages de ce matin
nous apprennent que 46,4% des Québécois, seulement,
sont en faveur de la prétendue souveraineté liée à
la très problématique association. Est-ce que c’est
là la grande vague d’enthousiasme que nous avait
promise le Père Fondateur? Qu’on ne vienne pas nous
dire, comme monsieur Landry nous l’a dit il y a
quelques minutes, qu’il s’agit d’une “fluctuation à
l’intérieur des marges d’erreurs statistiques
inhérentes à un sondage”. Est-ce que vous parliez
d’erreurs statistiques en novembre dernier, monsieur
Landry, quand les sondages prétendaient que l’idée
d’indépendance avait progressé de 50,8, le jour du
référendum, à 55,2 trois semaines plus tard? La
vérité, monsieur Landry, et vous aussi monsieur le
Père Fondateur, c’est que la baloune est crevée et
que, même si vous le portez depuis six mois,
l’enfant n’est pas viable. C’est le moment de vous
faire avorter, monsieur Parizeau et ce dont le
Québec a besoin, c’est d’un bon curetage de ses
derniers éléments fanatiques. Au risque d’être
brutal...»
Tout ça, en
effet, risquait de devenir de plus en plus brutal,
songea Libertad, et d’autant plus brutal qu’il n’y
avait plus de femmes présentes au débat. Après le
référendum, en octobre, on avait d’abord donné la
parole aux femmes, aux jeunes, aux néo-Québécois «de
souche». À ceux-ci, surtout, parce qu’il y en avait
plus qu’on n’aurait pensé des Johnson, des Robinson,
des Mackay de l’Estrie, des Italiens et des Grecs de
Montréal, totalement francophones unilingues,
apprenant, parfois avec surprise, qu’ils n’étaient
pas exactement comme leurs voisins mais que c’était
grâce à quelque arrière-grand-père moins
irrédentiste qu’ils devaient d’être aujourd’hui
devenus des «pures laines».
Au début, il
y avait eu des femmes dans le débat. Plus
maintenant. L’heure, de part et d’autre, était au
langage viril. Même les jeunes mâles, rue
Saint-Denis, marchaient d’un pas plus ferme.
Draguaient avec plus d’assurance. Souriaient moins.
Les jeunes ne divaguaient plus en regardant leur
verre de bière; ils le faisaient maintenant l’œil
fixe, tourné en haut, à gauche vers ce petit coin
d’horizon où chacun voit ses rêves. Et maintenant,
songea Libertad, c’étaient les hommes surtout qui
rêvaient. Toutes les femmes, confusément, sentaient
que les hommes rêvaient d’une bonne bagarre. Et
elles s’étaient tues. Il n’y avait plus que les
hommes qui parlaient.
Même thème à
la station suivante.
− «Moi je
pense qu’en effet, on n’a pas effectivement fait le
plein complet des voix qu’on aurait pu avoir pour
faire ce qu’on aurait voulu faire... et que ce
serait ben dangereux de vouloir continuer. Je pense
qu’il faudrait qu’on conscientise plus le vrai
besoin qu’on a d’être vraiment nous autres, avant
d’essayer de le faire.
− Donc,
votre message à monsieur Parizeau, monsieur
Tremblay, ce serait quoi?
− De
conscientiser, comme disait monsieur Bouchard, de
conscientiser les Québécois et les Québécoises au
besoin vital d’être vraiment la nation qu’on est et
d’avoir les vrais pouvoirs d’une vraie nation.
− Donc de ne
pas la faire l’indépendance le 24 juin, c’est bien
ça?
− Je ne
dirais pas: ne pas la faire. Mais la faire
uniquement avec des garanties. Et la faire après les
vacances d’été, un an après le référendum, comme on
nous l’avait promis. La faire en neuf mois, ça a
bousculé le monde. C’était pas prévu.
− Merci
monsieur Tremblay. Et maintenant nous passons à un
autre auditeur...»
Libertad
ferma la radio. Ils étaient tous de plus en plus
décidés mais de moins en moins convaincus. De plus
en plus prêts à en découdre, mais de moins en moins
persuadés de la justesse de la cause. Les mâles
voulaient vivre une super Coupe Gray, aller porter
le ballon à Ottawa ou à Québec. Mieux, une super
émeute de Coupe Stanley, avec beaucoup de vitrines à
briser, beaucoup d’adversaires à humilier, beaucoup
de jobs à prendre. L’uniforme des futurs officiers
de la future armée du Québec était déjà dessiné...
pendant qu’à Edmonton plus de vingt mille
Albertains, autrement sains d’esprit, avaient déjà
rejoint les rangs d’une milice volontaire pour la
protection de la minorité loyaliste canadienne au
Québec «sans distinction d’origine ethnique ni de
langue, mais au vu de sa seule loyauté à l’idéal
canadien...» Qu’était-elle venue faire dans cette
galère!
Qu’est-ce
que moi, Libertad Gomez, Salvadorienne, 26 ans, j’en
ai à foutre de cette querelle pour rire entre
l’équipe des Bûcherons du Saint-Laurent et celle des
Cowboys du Far West, pour des enjeux que personne ne
sait trop comment définir? Si mon couillon de père,
songea-t-elle, avait présenté une image plus
crédible à l’Ambassade américaine, c’est vers Miami,
New York ou Los Angeles qu’ils auraient tous pu
émigrer comme réfugiés politiques. Tout le monde au
Salvador pouvait bien être un réfugié politique,
puisqu’il fallait toujours se réfugier de quelque
chose ou de quelqu’un et que la politique était
partout! Son couillon de père s’était présenté à
l’Ambassade américaine avec un sourire béat, avec la
gueule d’imbécile heureux d’un pauvre, plutôt que la
gueule tragique d’un type qui a souffert pour ses
principes et sa foi inébranlable dans les valeurs
démocratiques... pauvre con! Et s’il n’y avait pas
eu cette mission canadienne arrêtée tout à fait par
hasard dans leur village, s’il n’avait manqué
quelques paysans pour compléter le profil
socio-économique parfait de la dernière fournée de
Salvadoriens à montrer aux journalistes, s’il n’y
avait pas eu surtout ce jeune diplomate canadien qui
louchait sur sa sœur Consuelo... Esteban Gomez, sa
femme et ses deux filles auraient continué à rouler
des tortillas de maïs au soleil sans jamais
soupçonner qu’il pût exister, au nord des Gringos,
non pas une mais DEUX tribus de quasi-Gringos,
capables de se détester aussi cordialement que les
Pipiles et les Catrachos.
Pourquoi
était-elle là, dix ans plus tard, économiste
diplômée mais en fait vendeuse de crêpes dans un
restaurant du Plateau, vaguement inscrite à des
cours de l’Université Concordia pour se donner
l’illusion d’aller encore vers quelque chose, plutôt
que d’admettre qu’elle était déjà rendue nulle part
et qu’elle n’avait pas plus de problèmes − mais pas
plus d’espoirs ni d’avenir − que le reste de la
tribu des Bûcherons du Saint-Laurent? Elle était là
parce que sa mère était une mégère, bien sûr!
C’est son
père, le couillon, qui avait laissé filer les
États-Unis et opté pour le Canada, un pays dont il
ne savait même pas s’il était petit ou grand, froid
ou chaud, amical ou hostile... mais c’est sa mère,
la mégère, qui arrivée à Montréal et constatant
qu’on y donnait périodiquement un chèque aux
défavorisés, n’avait pas voulu courir le risque
d’aller vers Toronto. Il avait fallu des années
avant qu’elle CROIT que la tribu des Cowboys, à
l’Ouest, était tout aussi généreuse avec les Latinos
tout en leur offrant aussi de meilleures
possibilités d’emploi.
Et c’est
pour ça que Libertad Gomez, avec un père trop mou,
une mère trop obstinée et une sœur trop belle se
trouvait aujourd’hui, ce 21 mars 1996, dans le
parfait brouillard d’une journée de printemps
maussade de Montréal... et dans celui encore plus
triste d’un avenir totalement bouché, partageant
sans l’avoir demandé l’avenir des Québécois à trois
mois de leur indépendance.
Le téléphone
sonna sans que Libertad y prête attention. On ne
répond pas aux appels quand on conduit, sans trop
savoir si on en a bien le droit, la Jaguar d’un
amant de sa sœur. Le tact vient avec l’habitude.
Nouvelle sonnerie. Deux coups, un rappel... L’appel
n’est pas pour Consuelo; c’est Consuelo qui appelle.
−Sí, dime,
mana.
− Libby?
Prépare-toi au bonheur et à la joie!
− Quelqu’un
t’a donné quelque chose?
− Non, à
toi. Tu te souviens de ta demande d’emploi et de
l’entrevue que tu avais passée?
− Plus ou
moins des vingt dernières, laquelle?
− Ministère
des Affaires étrangères du Canada, tonta. Ils
t’acceptent.
− Tu as
ouvert mon courrier? Tu me fais une blague?
−
Généralement, j’ouvre tout ce qui ressemble à une
lettre d’employeur. Je jette les refus, c’est moins
lourd. Mais cette fois-ci, c’est oui. Tu commences à
Ottawa à la mi-mai. Si tu veux, bien sûr. Tu peux
aussi attendre en septembre. Ils te donnent le
choix. Ils te parlent comme si tu avais une douzaine
d’autres propositions et que tu allais leur faire
une faveur. ¡Tios elegantes!
− ¡Dios
mio!
− J’ai pensé
que ça valait la peine de te le dire tout de suite.
Où es-tu?
− À deux
minutes de chez Gérard. Je laisse la voiture au
portier, comme d’habitude?
− Oui, mais
ne pars pas. Reste près de la voiture, il va
descendre dans deux minutes. Dis-lui que tu es ma
sœur et remercie-le.
− Le
remercier de quoi?
− D’avoir
obtenu le poste au Ministère, bien sûr.
− Tu crois
que c’est grâce à lui...
−
Certainement pas; je ne lui en avais pas parlé. Mais
il comprend vite; tu n’auras pas fini ta phrase
qu’il aura déjà pris un air mystérieux. D’ici une
semaine, il pourra me raconter, en détails, tous les
efforts qu’il a fait pour te faire embaucher. Après,
il sera encore plus fier de lui et il me trouvera
encore plus indispensable. Ne cherche pas à
comprendre: si ça ne te semble pas évident, tu ne
comprendras jamais.... ¡ Va, pues!.