Introduction
“Quelle histoire à dormir
debout !” Cette exclamation vise généralement à exprimer l’incrédulité
la plus totale. Elle souligne aussi la conviction qu’il est facile de
distinguer, au premier coup d’œil, le vrai du faux, le possible de
l’impossible. Elle résume aussi une opinion largement répandue qui veut
que, lorsqu’on a établi si une histoire est “vraie”, c’est-à-dire
conforme aux faits, on a dit l’essentiel. Le faux et l’impossible étant,
par définition, sans importance et sans impact sur nos vies. Ce petit
livre est une attaque en règle contre ces trop tranquilles certitudes, à
travers un parcours au pays de l’insolite et de l’extraordinaire, à
travers une série d’histoires trop invraisemblables pour avoir été
inventées.
Je ne saurais exactement dire
quand a commencé ma fascination pour les histoires. Probablement faut-il
incriminer Bobino et Bobinette, Le capitaine Bonhomme et les autres
émissions pour enfant que je regardais à la télévision quand j’étais
petit. Ce qui me rivait réellement devant mon écran noir et blanc,
c’était les aventures de Tintin en dessins animés, diffusées par
épisodes chaque jour. Coke en stock, avec son affreux bédouin
Ahmed-le-Terrible, et le gorille peureux de L’île mystérieuse me
faisaient frémir mais, plus intéressant, Le Trésor de Rackham le Rouge
me faisait me demander si, moi aussi, j’avais des ancêtres aussi
pittoresques que ceux du capitaine Haddock et, enfin, je rêvais devant
la plus fascinante des aventures du reporter à houppette : On a marché
sur la Lune. Mes parents avaient beau me dire que ces “affaires-là
n’existaient pas” et qu’il était impossible d’aller sur la Lune, j’avais
un doute...
De plus, j’étais littéralement
hypnotisé par les histoires que se racontaient en ma présence deux
conteuses qui s’ignoraient : ma grand-mère et une de ses sœurs qui
venait parfois en visite. Se remémorant des souvenirs de leur lointaine
jeunesse dans la région de Stoneham au début du siècle, elles se
mettaient parfois à se conter ce que mon père appelait “leurs peurs”.
L’histoire de Rose Latulipe presque enlevée par le diable-beau-danseur,
celle du lointain cousin qui “courait le loup-garou”, la mort tragique
d’un autre qui s’était perdu dans le bois en chassant le caribou sur les
terres du séminaire de Québec, dont les prêtres avaient, par la suite,
“conjuré le caribou”, ce qui expliquait pourquoi il n’y avait plus que
des orignaux dans le parc des Laurentides...
Mon père contribuait aussi à
mon imaginaire en racontant ses voyages de chasse et de pêche. Un jour,
par exemple, au retour d’une expédition de pêche à la truite dans le
parc des Laurentides, il mentionna avoir rencontré des Indiens (des
“Sauvages”, comme il disait). J’en restais pantois ! Moi qui avais
toujours cru que les Indiens n’existaient que dans les films westerns !
Imaginez ma fascination quand il me raconta que notre “ grand-mère
bisaïeule ” était une “Sauvagesse” ! Et qui plus est, paraît-il, une
sorcière ! Elle avait jeté un sort aux cochons d’un de ses voisins, qui
leur faisait sauter les clôtures ! Après sa mort sa chaise berceuse se
berçait toute seule !
Je m’imaginais une vieille
squaw en robe de daim effrangée, avec deux tresses et un bandeau dans
les cheveux, concoctant quelque mystérieux philtre dans un immense
chaudron, comme les sorcières de Walt Disney. Voilà une ancêtre qui
valait bien le “Chevalier de Haddock”!
À l’école aussi, il se passait
des choses intéressantes. Un jour, la religieuse qui enseignait en
première année nous fit tous asseoir en cercle et nous fit ouvrir un
livre illustré sur la couverture duquel on voyait des Indiens assez
semblables à ceux de Rin Tin Tin qui regardaient arriver un bateau à
voile comme ceux qu’on voyait dans les films de pirates le samedi matin.
Elle prit un petit livre et se prépara à nous faire la lecture. Elle
nous dit tout d’abord : “Cette fois, nous allons commencer une nouvelle
matière. Et quand nous aurons commencé, chaque semaine vous aurez hâte
que nous y revenions. Il s’agit de l’Histoire du Canada.” En ce qui me
concerne, elle ne s’était pas trompée ! J’allais suivre les aventures de
Cartier, Champlain, Radisson, d’Iberville avec autant d’assiduité que
celles de Tarzan ou Pilote Tempête dans le supplément illustré du
journal Le Soleil de Québec.
Je me souviens encore par cœur
des premiers mots du premier chapitre du volume d’Histoire du Canada de
troisième année : “Au commencement en Amérique vivaient des sauvages ou
Peaux-Rouges qui ne connaissaient pas le Bon Dieu. Un jour, le Bon Dieu,
dans son grand ciel bleu eut pitié des hommes rouges de l’Amérique et il
décida de leur envoyer des vaillants, des braves, comme Jacques Cartier,
Samuel de Champlain...” Dans ce temps-là, on était colonialiste et
raciste sans complexe ! D’ailleurs les idéologies politiques sont, avec
la religion, l’une des grandes sources du fantastique... Patriotisme,
libéralisme, socialisme, conservatisme sont des contes par lesquels la
fiction ne cesse de se mêler à la réalité. Pour moi, l’histoire du
Canada s’ajoutait à un stock “d’histoires” qui comprenait aussi bien les
aventures de Tintin que les récits de mes parents et grands-parents.
Et, entre les cours, la
télévision, le journal et les séances de cinéma d’après-midi, j’ai
grandi dans la même conviction que le théologien Maurice Bellet, qui
écrivait : “Il n’y a que des histoires, les théories sont des histoires
endimanchées.”
D’ailleurs, comme on le verra,
les histoires ont aussi leur histoire.
Vraies, fausses ? Lorsque Neil
Armstrong marcha sur la Lune en 1969,je ne me privai pas de rappeler
cruellement au reste de ma famille qu’ils s’étaient jadis moqués de moi
en disant que On a marché sur la Lune était une histoire impossible.
C’était à mon tour de rire. Comme quoi, quand on a établi qu’une
histoire ne correspond pas à un événement réel, on n’a pas épuisé le
sujet.
Ce qui ne s’est pas produit
peut encore se produire. “Les énormités et les absurdités marcheront”,
écrivait Charles Fort.
J’en eu une preuve
supplémentaire en 2001 (si on me permet un pareil saut
chronologique...). Le 11 septembre de cette année-là, lorsqu’un groupe
de fanatiques précipita deux avions de ligne contre les plus hautes
tours du monde, un autre sur le centre névralgique de la défense des
États-Unis et en fit s’écraser un quatrième dans la campagne
pennsylvanienne, j’étais au cœur de Manhattan, en train de faire visiter
la Grosse Pomme à des touristes français. Le voyage de ceux-ci en fut,
c’est le moins qu’on puisse dire, perturbé... Huit millions de piétons
envahirent les rues alors qu’on évacuait les bureaux. Les chasseurs de
l’U.S. Air Force volaient en rase-mottes au-dessus des buildings pendant
que les badauds tentaient d’appeler leurs proches et que les téléphones
refusaient tout service. La radio annonçait que tous les ponts
permettant de quitter l’île de Manhattan étaient fermés. Le “bouclage”
de l’île de Manhattan ! Le World Trade Center anéanti ! Les
communications cellulaires paralysées ! Tout l’espace aérien de
l’Canada interdit de vol ! Une situation sortie tout droit
d’un film catastrophe ou de science-fiction. J’étais fasciné.
Beaucoup de gens avouèrent par
la suite que, lorsqu’ils avaient, la première fois, vu les images des
jets fonçant sur le World Trade Center, ils avaient d’abord cru qu’il
s’agissait de la bande-annonce d’un nouveau film à grand spectacle.
À peine les tours écroulées,
on identifia Ousama ben Laden et Al-Qaeda comme responsables de
l’attentat. Et les bulletins de nouvelle commencèrent à nous décrire
l’immense forteresse souterraine dans lequel se trouvait le
quartier-général des terroristes : un immense complexe avec bunkers,
tunnels, voire pistes d’atterrissage souterraines. Ce Q.G. digne des
méchants de James Bond s’avéra plus tard n’être qu’un conte diffusé à
des fins de propagande.
L’événement à peine terminé, la fumisterie venait déjà se mêler à la
tragédie.
Cette semaine-là, le
fantastique semblait se trouver dans les informations et le réalisme,
s’être réfugié dans les téléromans et le cinéma. “Le défectueux de
l’imagination, c’est que ses créations sont logiques ; la vérité ne
l’est pas” écrivaient les frères Goncourt il y a un peu plus d’un
siècle. Ils ne croyaient sans doute pas si bien dire mais ils avaient
sans doute tort d’opposer aussi catégoriquement réalité et imagination.
Entre imagination et réalité, le langage offre de multiples points de
passage : les histoires.
Mythes, légendes, rumeurs,
rapports, reportages, œuvres de fiction, récits “vécus”, “histoire
nationale” : tous ces mots désignent différentes formes d’histoires et,
quoi qu’on y fasse, elles ne cessent de s’entremêler, d’influer les unes
sur les autres dans tous les sens.
“L'impossible” est une notion
toute relative : le voyage sur la Lune était impossible à l’époque de
Jules Verne. Établir le “vrai” suppose qu’on s’entend sur les
définitions : si un voyageur me dit avoir été mordu par un vampire, je
ne le croirai sans doute pas, à moins qu’il ne me précise qu’il parle
d’une grande chauve-souris, lors d’un voyage en Amazonie et qu’il avait
oublié de rabattre sa moustiquaire. Ce qu’on nomme couramment “réalisme”
est une notion issue de la fiction. Ce n’est au fond qu’une convention
littéraire. Le “fantastique” dépend des convictions de chacun : après
tout, pour qui croit à la possession diabolique, L’Exorciste est un film
réaliste.
Dans les histoires qui
composent cet ouvrage, le lecteur est invité à voyager aux frontières du
réel, du fantastique, du vrai et du faux.
Lire un extrait de la
première histoire à dormir debout (Fichier PDF)