Prologue
C’était le 30 mars 1990, assise devant sa psyché, Anne fixait, sans la voir, une
image que son regard traversa pour se fondre dans une obsédante pensée
« arriverai-je à temps ? ».
Dans quelques heures,
un avion la conduirait de Mirabel à Roissy-Charles De Gaulle vers une autre page
de son destin.
Indifférent à ses
états d’âme, l’hiver, dans un de ses derniers soubresauts de mars, avait déposé
durant la nuit soixante centimètres de neige, recouvrant la nature d’une immense
fourrure blanche. Quelques jours précédant cette tempête, les arbres s’étaient
inclinés sous une enveloppe de glace. Cette couverture givrée leur conférait une
parure royale.
Pour ajouter à la
magie des lieux, la rivière des Outaouais s’étirait, frileusement emmitouflée
sous un mètre et demi de glace. Une trentaine de cabanes, confortablement
installées sur cette couverture, laissaient échapper de rassurantes volutes de
fumée.
De l’autre côté de la
rivière, la forêt se découpait sur un fond de ciel bleu délavé. C’était
l’accalmie. Le Québec avait retenu son souffle de longues et pénibles heures
pendant que la nature déchaînée le maîtrisait sous un écran de poudrerie.
D’ailleurs, l’autoroute 40 avait été fermée à la hauteur de la montée Wilson.
D’épaisses congères avaient bloqué la circulation alors que des malheureux
s’étaient retrouvés dans le champ.
Cette année-là,
l’hiver avait fait un long détour par le sud avant de s’installer, pour de bon,
en décembre. C’était lui qui décidait et l’on ne pouvait que s’incliner devant
ses caprices. Tout le monde avait bien hâte qu’il s’en aille voir ailleurs, mais
non !, Monsieur avait décidé de se faire remarquer afin de démontrer qu’il était
le plus fort. Il le faisait avec un tel brio qu’on ne pouvait lui en vouloir
bien longtemps.
Après s’être déchaîné
pendant des heures, il leva le voile et nous laissa pantois devant son œuvre. À
chaque fin de tempête, c'était la même chose, le même émerveillement.
À cet instant précis,
le ciel apparut d’un bleu lumineux. Le soleil, à travers les nuages, avait
déposé un tapis de poudreuse scintillant d’une multitude de paillettes
iridescentes. Les conifères ployaient sous un manteau légèrement bleuté. Même
les mésanges et les geais bleus se faisaient complices d’une telle paix. À peine
faisaient-ils entendre quelques trilles discrets.
Bêtes et gens avaient
conclu trop tôt que l’hiver était terminé. Mais ce n’était que mars. Tous les
ans, cet hiver qui n’en finit pas de finir réserve quelques prévisibles
soubresauts que l’on persiste à vouloir déjouer. C’est sa façon à lui de nous
annoncer le printemps et de tirer sa révérence avec panache. Tapi derrière son
drap virginal, il rit sous cape de voir les Québécois pester, pour la forme,
contre ses caprices. Les voir ressortir à nouveau pelles et souffleuses le
remplit d’aise. Il tient à ce que chacun se souvienne de lui pour mieux revenir
dans quelques mois.
C’est ça, vivre au
Québec : l’hiver six mois et l’été le reste de l’année. Chaque fois, on râle
contre l’hiver et s’il tarde à venir, on le réclame.
C’était d’autant plus
vrai pour Anne et Marc depuis leur départ de l’Île Perrot pour s’installer à
Rigaud.
Désireux de se
rapprocher de la nature dans un environnement sain en prévision de leur proche
retraite, leurs recherches les avaient invariablement ramenés vers ce petit
lopin de terre caché au bord de la rivière dans un écrin d’arbres dont l’épais
feuillage les rendait complices, l’été, d’une totale discrétion.
Ils avaient visité ce
petit paradis en automne alors que la nature se parait de ses plus flamboyants
atours. Le soir, en tournant le dos à la rivière, ils pouvaient admirer la cime
de la montagne embrasée par les flammes d’un soleil couchant. Devant, leurs yeux
embrassaient la rivière. En regardant sur les côtés, leurs regards effleuraient
l’enveloppe protectrice des feuillus et des conifères.
Ils avaient conçu leur
modeste demeure en communion et harmonie avec l’environnement. De grandes baies
vitrées leur ouvraient l’horizon sur un décor magique. Le terrain en forme de
demi-lune offrait, à travers les bras décharnés d’immenses chênes, une vue
panoramique. Des chênes tellement gigantesques qu’ils semblaient s’être étirés
vers le ciel afin de ne pas en entraver la vue. Leur emplacement et la
disposition de leurs troncs permettaient à l’œil de capter des images propres à
inspirer tous les Sisley ou autres amants de la nature.
Mais de tout ceci,
Anne n’en avait cure dans l’immédiat. Elle pensait à cet appel téléphonique
déchirant le silence de la nuit dernière. Elle avait laissé Marc répondre car
elle devinait qui appelait et pourquoi. Le silence de son mari le lui avait
confirmé. Bien qu’elle s’y attendît, elle espérait que cet instant n’arriverait
jamais. Pourtant, le message : « Viens avant qu’il ne soit trop tard » lui était
bien parvenu.
Toute à ses pensées,
elle mit la main à ses derniers préparatifs.
Lorsqu’on regardait
cette femme pour la première fois, on restait interdit, décontenancé. On ne
pouvait dire si elle était jolie ou si elle avait été belle. D’âge, on ne
pouvait lui donner avec certitude. Le temps semblait avoir glissé sur elle,
l’effleurant à peine de quelques griffes au coin des yeux. Elle portait très
bien son mètre cinquante et ses quarante-sept kilos. Cette brune aux yeux
outremer était d’une élégance naturelle, discrète et raffinée. Des cheveux
ondulés tombaient en cascade sur ses épaules. Un front que l’on devinait haut
disparaissait sous une frange naturelle. Un nez petit insolemment recourbé
prédominait au milieu de joues rondes et de lèvres roses finement ourlées sur un
éternel sourire. Un menton volontaire, légèrement ovalisé, lui conférait un air
déterminé, voire un tantinet enfant gâté.
Pour ce voyage, elle
avait opté pour un cachemire à prédominance de bleu ciel et de taupe sur un
deux-pièces pantalon noir. Des bottillons de cuir noir, à talons plats et lacés
jusqu’à la cheville lui avaient semblé préférables à des bottes de neige.
Enduits d’une bonne couche de graisse de phoque, ils sauraient résister à la
gadoue québécoise aussi bien qu’à la pluie bretonne.
Elle compléta sa tenue
par un imper gris à doublure amovible et un chapeau de feutre noir, gansé de
gris et au rebord cassé.
Sans autre bijou que
sa montre, sans maquillage, elle attirait encore les regards masculins. En toute
autre circonstance, elle en eut été flattée, mais dans la situation actuelle,
peu lui importait.
Elle ramassa son sac
de voyage et sans un autre regard, elle s’engouffra dans le taxi qui devait la
conduire à Dorval d’où elle prendrait la navette pour Mirabel.
Arrivée à l’aéroport
bien avant l’heure de départ, on lui accorda un siège près d’un hublot. Une
jeune femme enceinte de quelques mois prit place à ses côtés. Elle semblait
tendue et anxieuse. Sans doute était-ce son premier vol. À tout autre moment,
Anne aurait engagé la conversation, mais cette fois, elle ne se sentait pas
l’âme d’une nounou. Tout ce à quoi elle aspirait, c’était de se caler contre le
hublot, de fermer les yeux et de laisser ses pensées vagabonder.
L’avion prit son envol
pendant que l’hôtesse débitait les consignes de sécurité d’un ton monocorde de
récitation.
Après le signal
indiquant qu’il était permis de détacher les ceintures, Anne baissa son siège,
s’enveloppa du plaid rouge offert et cala sa tête sur l’oreiller aseptisé blanc.
Elle brancha les écouteurs radio et syntonisa la bande FM classique de Radio
Canada. Un lied de Brahms l’entraîna vers une captivante détente.
Inconsciemment, elle appuya sur la touche on de son cerveau qui, tel un
ordinateur, la plongerait dans les profondeurs de sa mémoire, pareil à une
vision dans une boule de cristal.
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