Prologue
Longitude : 045W13 / Latitude : 032N19 –
Océan Atlantique, mardi 17 mai 2005
Je suis au beau milieu de l’océan
Atlantique. Le GPS indique notre position :
nous sommes à peu près à huit cents milles*
nautiques de toutes côtes continentales,
soit environ mille cinq cents kilomètres de
n’importe quel bout de terre.
Je suis étendu sur ma couchette. Incapable
de lire, j’ai tout de suite le mal de mer.
Je suis épuisé. Nous sommes ballottés dans
tous les sens sous une pluie battante. Le
vent s’est remis à souffler. Quinze jours
que nous avons quitté la terre ferme. Nous
devrions normalement être en vue des
Açores... mais toujours rien.
La semaine dernière nous n’avons pas avancé.
La calmasse totale. « Pétole » ! Une mer
d’huile sans un souffle de vent ; un lac.
C’était la première fois que je voyais
l’océan sans une ride. A des dizaines de
milles à la ronde, le seul relief visible
n’était matérialisé que par les très légères
ondulations de l’eau jouant avec les reflets
métalliques du soleil. Le tracé de notre
route des derniers jours sur la carte marine
de bord* est déprimant.
Nous avons repris une allure plus
qu’honorable mais le temps perdu a fini par
jouer sur le moral de l’équipage et
accentuer la morosité qui gagnait peu à peu
certains d’entre nous que je sens au bord de
la crise de nerf. Le retard accumulé est la
goutte d’eau qui risque de faire déborder un
vase déjà bien rempli.
Nous avons embarqué à Bord de « Kalayaan »,
un voilier prototype de dix-huit mètres dont
l’équipement vétuste n’en est pas à son
premier tour joué. Nos deux moteurs à
propulsion, qui font également office de
générateur pour toute l’électricité de bord,
sont quasiment hors d’usage depuis près de
dix jours. Le tribut à payer est lourd :
plus de frigos, restriction des sources de
lumière, et un dessalinisateur d’eau de mer
qu’on ne peut plus faire fonctionner que
très occasionnellement.
Cette situation finit par me peser et
effrite petit à petit mon moral en béton,
d’autant plus que ce jour-là, j’ai décidé
d’en avoir marre d’avoir le mal de mer et
d’être constamment obligé de m’étendre sur
ma couchette pour faire passer ces mauvais
moments.
A vingt-trois ans, c’est la première fois
que je prends le grand large ; ma première
traversée d’un océan. Il y a deux mois, j’ai
atterri en Martinique dans le but de
traverser l’Atlantique à la voile. Le
bateau, je ne le connais pas. Son skipper et
le reste de l’équipage non plus. Nous sommes
cinq à bord quand nous appareillons du port
du Marin, à destination de la Guadeloupe
puis des Açores, archipel au large du
Portugal, première étape de notre transat.
Je suis gonflé à bloc, plus motivé que
jamais. J’entreprends alors le but ultime de
mon périple initié il y a huit mois ; un
voyage autour du monde qui m’a déjà porté en
Asie du Sud-Est puis en Amérique Latine.
J’ai été confronté à de nombreux moments de
solitude, à la colère et l’incompréhension
de nombreux visages, parfois même aux
éléments déchaînés, mais toujours accompagné
de cette même volonté et détermination qui
m’auront conduit jusqu’à l’Atlantique. Mais
cette fois-ci, je sens que mon moral
flanche. Je me demande comment j’ai fait
pour me retrouver là, au beau milieu de
cette immensité, dans ce défi physique et
psychologique où l’endurance est le
principal facteur de réussite. C’est
pourtant ce que j’ai désiré pendant de
nombreuses années : me confronter aux
éléments, me frotter à l’inconnu…
Pour la première mais également la dernière
fois au cours de mon voyage, j’ai douté de
ma capacité à surmonter les épreuves. J’ai
vécu ce moment où tout nous échappe : les
motivations, l’intérêt et la raison même de
vivre ce genre d’expérience. J’étais alors
livré aux éléments, à mon embarcation, au
skipper, au temps qui passe, en me demandant
ce qui m’avait poussé à me retrouver ici,
seul.
Je me rappelle que ce jour-là je m’accusais
d’avoir pris trop à la légère, avec cette
insouciance qui me caractérise parfois, la
décision de traverser l’Atlantique à la
voile. Et pourtant, à la minute même où je
posais le pied sur la terre ferme des
Açores, je ne pensais plus qu’à une chose :
recommencer !
C’est sans doute dans ce genre de
situations, au moment où l’on s’en douterait
le moins, que naît cette flamme qui ne
s’éteint plus : la soif de l’inconnu,
l’envie de faire le grand saut et de se
plonger alors avec délice dans le goût sucré
de l’aventure.
Le déclic
Ce lundi-là aurait pu être un lundi comme
les autres…
Nous sommes le 20 septembre 2004 et ce
premier jour de la semaine aurait pu
ressembler à tous les autres jours de ces
derniers mois passés à travailler en tant
que chef de publicité dans cette agence de
communication du dix-septième arrondissement
parisien…à un petit détail prêt. C’est
aujourd’hui que je dois rencontrer ma
directrice commerciale pour un entretien
d’évaluation ; entretien consistant à faire
le point sur mes six mois de prise de
fonctions au sein de l’agence.
Je ne le sais pas encore, mais dans trois
semaines, ma vie va prendre un tournant
décisif. Je m’envolerai pour Bangkok,
première étape d’un voyage autour du monde
de douze mois qui me conduira sur quatre
continents et un océan.
Je franchis d’un pas décidé mais quelque peu
angoissé, le seuil de la salle de réunion où
doit se dérouler cette entrevue de routine
qui, je l’imagine, va s’expédier rapidement.
Bien que je rejette cordialement le cadre
dans lequel j’évolue ; une supérieure
sournoise et obnubilée par son rendement
oisiveté/salaire qui trouve toujours plus de
temps pour cracher sur ses collègues que
pour prospecter un potentiel client, des
gens qui traînent des pieds tous les matins
pour venir bosser et pourtant convaincus que
le poste qu’ils occupent est leur unique
voie de salut, ou encore une hiérarchie qui
ignore volontiers les tracas de ses
subordonnés ; je reste convaincu que ma
place est ici.
Je me suis finalement fait à l’idée que pour
me constituer un bon CV et faire carrière
dans le monde de la communication, je dois
continuer de travailler dans ces conditions.
Certes, cela risque de ne pas être drôle
tous les jours pendant encore au moins deux
ans, mais je considère que c’est le laps de
temps nécessaire pour apprendre ce métier et
évoluer rapidement vers des postes plus
responsabilisants où mon travail ne sera pas
sans cesse repris par un chef toujours prêt
à s’approprier les idées des autres.
Caméléon que je suis, j’ai fini par
m’habituer à ce monde hypocrite en restant
sagement à ma place. Le travail est fait. Ma
responsable ne me cherche plus maille à
partir. Je ne manifeste certes pas assez mon
adhésion à ce bel esprit d’entreprise, mais
ne m’en demandez pas trop.
Voici à peu près où j’en suis lorsque je
referme la porte de la salle de réunion
derrière moi.
— Assieds-toi Arnaud, me lance cordialement
la directrice. Comme tu t’en doutes
certainement, nous avons décidé de ne pas
donner suite à ta période d’essai,
continue-t-elle de but en blanc avec son
plus large sourire.
Me voici tout d’un coup hébété.
— Tu comprends…on ne te sent pas vraiment
impliqué. Ton travail est fait ; il est même
très bon… mais je ne te vois pas courir dans
les couloirs ; tu ne manifestes aucun stress
lors des coups de « speed ». Enfin bref… tu
comprends… je crois que tu es trop… hum…
détaché, me lâche-t-elle alors.
Comment expliquer à cette personne qui ne me
connaît absolument pas que je ne suis pas
vraiment d’un naturel stressé et que je ne
vois pas l’intérêt de rester bêtement plus
tard à mon bureau pour simplement montrer à
tout le monde que j’ai un boulot de dingue,
surtout quand je me suis débrouillé pour
qu’il soit fini à temps ? Tout d’un coup je
prends conscience que je suis loin
d’appartenir à son univers et que pour rien
au monde je ne ferai partie de ces gens qui
prennent l’habitude de courir dans les
couloirs avec un dossier sous le bras,
prenant juste le temps de glisser un « pas
le temps je suis overbooké » dès que
quelqu’un les interpelle.
Faire semblant c’est pas mon truc. Mais
malheureusement ici, j’ai l’impression qu’il
n’y a que ça qui paye auprès de la
direction, trop déconnectée du principal
pour vraiment percevoir le travail de
chacun.
Effectivement, je suis bien obligé
d’accepter les règles du jeu. J’ai oublié de
m’affubler d’un masque et de jouer le rôle.
Je suis donc forcé de quitter la partie.
Une fois dans la rue, je me mêle à
l’atmosphère encore douce de cette fin
d’été. J’arpente les ruelles parisiennes sur
mon vieux vélo hollandais délabré, qui a
encore la bonne présence d’esprit de ne pas
se déglinguer complètement. Sans que je ne
m’en sois rendu compte, cette brave monture
m’a reconduit chez moi. Les pensées se
bousculent dans ma tête. Je viens de prendre
une douche froide, mais celle-ci va me
permettre de restructurer mes idées bien
plus vite que je n’aurais pu l’imaginer.
Le vendredi de la même semaine, alors que je
prends subitement conscience d’être libre et
détaché de toutes obligations, c’est le
déclic ; le coup de pouce inattendu pour
mettre au point un projet que je nourrissais
déjà en moi depuis plusieurs années, sans
pour autant en avoir clairement défini les
contours.
Ce soir, c’est l’assemblée générale des
Assoiffés, équipe de rugby folklo que j’ai
intégrée il y a deux ans. Les Assoiffés,
c’est mon équipe. Une joyeuse bande de potes
qui s’est constituée en association pour
pratiquer sa passion, le rugby. Cette
association est elle-même affiliée au niveau
national à l’AFFR (Association Française
Folklo de Rugby), dont le but est de faire
rencontrer d’autres équipes du même acabit
lors de tournois organisés tout au long de
l’année.
Comme à chaque fois dans nos rassemblements,
cette réunion démarre de manière informelle
avec quelques bières. On n’est pas
« Assoiffés » pour rien. Évidemment, on se
raconte nos vies.
— Ca y est les gars, je suis chômeur, leur
déclarai-je.
(Ils ne comprennent pas trop comment j’ai
réussi à me faire virer)
L’un d’eux me lance :
— C’est génial, tu peux faire ce que tu veux
maintenant !
Lui que tout le monde appelle Naudar, c’est
Arnaud, le capitaine de l’équipe :
quatre-vingt-dix kilos totalement
inoffensifs, mais uniquement hors des
terrains de jeu. Il ne demande qu’à faire
vivre son esprit du rugby au travers d’une
équipe soudée par sa bonne ambiance, ne se
prenant surtout pas au sérieux, même si
souvent il préfèrerait qu’on laisse un peu
plus de côté nos conneries pour gagner
quelques matchs ! Nous ne nous connaissons
que finalement assez peu, mais notre amitié
sincère repose sur une approche assez
identique de la vie privilégiant la
spontanéité et l’échange plutôt que la
réserve.
C’est cette philosophie qui va nous
rapprocher.
En effet, après quelques minutes de
discussion, il m’apprend que dans deux
semaines il part en Asie du Sud-Est pour
trois mois avec un de ses vieux potes,
ancien webmaster du site Assoiffés. J’ai
déjà entraperçu une ou deux fois ce dernier
lors d’évènements organisés par l’équipe.
Et comme entre Assoiffés l’ambiance est
plutôt détendue, il me rajoute à la volée
que si je veux, je peux me joindre à eux.
…Tiens, c’est pas idiot cette idée ! Je
prends le parti d’envisager sa proposition
au sérieux et lui réponds sur le même ton
désinvolte que son projet me plait bien !
Il ne fallait pas plus que cette simple
proposition pour que quinze jours plus tard
nous nous retrouvions tous les trois dans
les rues de Bangkok !
Voici donc comment j’ai très vite décidé de
me lancer dans un voyage d’un an, dont la
première tranche serait partagée en terres
asiatiques avec mes deux nouveaux compères.
Cette décision, prise très soudainement, le
fut surtout aux yeux de mon entourage. Ce
voyage, il vivait en moi depuis déjà
plusieurs années comme un rêve et c’est
Naudar qui m’a permis de lui donner corps
par une simple phrase lancée de manière
anodine. Il ne manquait plus que la réunion
d’un ensemble d’éléments pour que ce projet
voie enfin le jour, et ce vendredi-là, je me
suis rendu compte que tous les facteurs
favorables à cette expérience étaient
réunis.
Depuis ma plus tendre enfance, je baigne
dans les histoires de mon père qui a
lui-même effectué un tour du monde des
océans à la voile. Fasciné par toutes ses
traversées, ses mythes et ses légendes, je
m’étais promis, déjà tout petit, de réaliser
un périple du même genre. Les terres du
monde entier, leurs civilisations et toutes
les rencontres que je pourrais y faire me
fascinaient alors. Durant toute mon
adolescence, je me suis juré de partir au
moins un an réaliser ma propre expérience
afin de m’ouvrir au monde extérieur. Une
échappée, en quelque sorte, dans mon petit
monde parisien. Ce projet, toujours quelque
part dans un coin de ma tête, n’attendait
que le bon moment pour naître au grand jour.
Et ce moment, c’était maintenant ! Le moment
ou jamais.
En ce mois de septembre 2004, après une
expérience de deux ans au sein de deux
agences de communication différentes, je me
suis déjà fait une idée du monde du travail.
Mes diplômes en poche, et cette première
expérience achevée, rien ne me retient.
Désormais, je ne pense plus qu’à une chose :
changer de registre, et ceci à la vitesse
supérieure. J’ai besoin de plus. Plus que
jamais j’ai la bougeotte. L’appel de la
route devient pressant. Je le sens, je le
devine, je dois partir.
Après avoir accepté la proposition d’Arnaud,
je me décide à creuser un peu plus le
concept de mon voyage. Je ne m’arrêterai pas
à l’Asie. Je veux poursuivre en Amérique du
Sud. Je voyagerai seul, car je suis
convaincu qu’en solo j’en apprendrai
beaucoup sur moi-même et les gens qui
m’entourent. Mais j’éprouve également le
besoin de marquer ce voyage par une étape
encore plus forte : la traversée d’un océan
à la voile. Cette idée folle est fortement
reliée à la nécessité de me confronter aux
éléments ; de me tester dans des situations
que je ne maîtrise pas. Bien que très peu
familiarisé avec la voile, j’ai toujours
baigné dans le monde de la mer et cet appel
du grand large, aussi flou soit-il, se fait
ressentir au plus haut point.
Voici donc, dans les grandes lignes, le
projet qui naît progressivement en moi.
Il ne me reste plus qu’à annoncer à mon
entourage mon départ imminent pour ce grand
voyage. En termes pratiques, je peux
financièrement assurer une année de dépenses
sans rentrées d’argent car j’ai suffisamment
économisé lors de mes deux années de labeur.
Évidemment, il ne faudra pas trop que je
tire sur la corde. De toutes manières, le
concept de mon voyage est de partir sac au
dos à l’aventure, à la rencontre des gens,
avec le minimum de moyens. Pour ce qui est
du bateau et d’une éventuelle traversée,
j’ai eu le temps en quelques jours de
trouver par le biais d’Internet un
embarquement sur un voilier au départ de
Saint Martin dans les Antilles pour rentrer
en France au mois de juillet. Un jeune
couple, habitué des charters* recherche en
effet des équipiers pour une durée de trois
mois. Le trajet consiste à rallier les
Bermudes, puis les Açores et continuer enfin
vers la Méditerranée. Ils sont a priori
d’accord pour me prendre, malgré mon minimum
d’expérience. Je serai déposé dans le sud de
la France. Telle devrait être ma dernière
destination.
Aussi, quand j’embarque dans l’avion à
destination de Bangkok le 8 octobre 2004,
les grands axes de mon voyage sont déjà
imprimés en filigranes dans ma tête. J’ai
bien une idée grossière des différentes
étapes et de leur enchaînement, mais je n’en
sais pas tellement plus. C’est l’inconnu,
excitant et grisant à la fois ; la clé de
mon voyage. Je n’ai même pas encore l’accord
ferme et définitif de mon embarquement sur
l’Atlantique. Mais bon, l’essentiel est que
je sache ce que je veux faire et où je
souhaite aller. Cela me suffit. Le reste
suivra.
Lorsque j’expose enfin mon projet à mes
parents, la réaction de ma mère est celle de
n’importe quelle mère. Elle est terrorisée !
Surtout quand je lui parle de mon idée de
traverser l’Atlantique à la voile. Quant à
mon père, je crois qu’il avait compris
depuis bien longtemps qu’un jour je
partirais et semble heureux pour moi que le
moment ce soit enfin présenté. Lui qui a
déjà voyagé seul prend ce projet avec grande
considération et à aucun moment avant le
départ il ne cherchera à me faire douter de
l’intérêt de cette opération ou de ma propre
motivation.
Quant à mes amis, évidemment, c’est
l’explosion. Depuis le temps que je leur
parle de mes projets de tour du monde, ils
sont au comble de l’excitation et partagent
mon enthousiasme. C’est que, dans leur
grande majorité, eux aussi ont déjà voyagés
seuls ou en bandes avec très peu de moyens,
durant des périodes beaucoup moins longues
certes, mais cette soif d’exploration, ils
la comprennent et la partagent avec moi. Ce
sera important pour la suite.
Le contexte relationnel dans lequel j’évolue
est donc favorable et propice à un départ
imminent. Très important pour la confiance
en soi ! Cette confiance va d’ailleurs
s’accentuer lorsque je vais annoncer à mes
anciens collègues et néanmoins amis pour la
plupart, mon projet de départ à l’autre bout
du monde. Il m’a bien semblé réveiller alors
chez eux, de vielles frustrations...
A leur stade de responsabilités, il leur
devient tout à fait inconcevable de réaliser
un projet d’une telle envergure. C’est
pourquoi ils sont tous aussi abasourdis par
cette nouvelle :
— Mais comment vas-tu vivre pendant un an ?
Et avec quel argent ?
— Tu sais déjà où tu vas dormir ?
— Mais que vas-tu faire lorsque tu vas
rentrer ? Et ta carrière ?
— En même temps, ce projet, c’est génial !
Petit veinard, t’as vraiment de la chance…
c’est vrai que c’est le moment ou jamais.
Je réalise alors qu’il faut que je parte
maintenant si je ne veux pas éprouver un
jour les mêmes angoisses face à ce type
d’aventure. Je m’en doutais déjà, mais ils
me font comprendre avec leurs réactions à
quel point je refuse l’idée de rentrer dans
la spirale d’une vie monotone qui petit à
petit a gagné un grand nombre d’entre eux.
Je ne veux pas encore d’une vie où mes choix
seront dictés par les impératifs de mon
boulot, même si je sais qu’un jour ça risque
d’être le cas. Mais pas tout de suite,
surtout pas !
Pour eux, ce projet est inconcevable à cause
des priorités qui pèsent dans leur vie et du
statut qu’ils occupent au sein de leur
entreprise, ce qui est d’ailleurs tout à
fait compréhensible. Leur emploi, c’est le
pivot de leur vie. S’ils le quittent, alors
comment payer le loyer mensuel ? Et le petit
copain ou la copine qu’ils ne pourraient
laisser derrière eux ? Il est vrai qu’en ce
qui me concerne, je n’ai pas d’attache
particulière ici, ne laissant derrière moi
aucune relation qui, avant de partir de
manière si expéditive, m’aurait sans aucun
doute amené à y réfléchir à deux fois.
Me voici donc « préparé » à cette grande
aventure. Plus que quelques jours avant le
départ. J’ai réussi à réserver un vol,
différent de celui de Chuck et Naudar, mais
prévu le même jour.
Chuck (ou Chucky), de son vrai prénom
Charles ; c’est le deuxième larron. Il me
ressemble physiquement. On nous prendra pour
deux frères ou deux jumeaux la plupart du
temps. Et bien oui ; allez différencier deux
asiatiques l’un de l’autre ! Et bien pour
eux, c’est pareil. Tous les blancs se
ressemblent ! Ce Chucky semble plus que
jamais disposé à voyager « cool ». C’est pas
le genre stressé !
Quelques soirées de discussions avant le
départ me font comprendre très rapidement
que nous sommes tous sur la même longueur
d’ondes. Il ne m’a en effet pas fallut plus
de trois minutes pour découvrir que nous
partagions tous les trois le même état
d’esprit : on voyagera à la « roots », comme
on dit dans le jargon du parfait petit
baroudeur, c'est-à-dire sans vraiment
privilégier le confort, cherchant à profiter
un maximum sans dépenser, ou peu. Avec le
peu de moyens dont nous disposons, nous
allons parcourir quatre pays en bus, en
moto, en bateau, voire même en avion pour
les étapes plus difficiles. On dormira dans
les hôtels les moins chers ou à la belle
étoile si les conditions le permettent.
Notre sac à dos sera notre seule maison.
Côté organisation, nous ne sommes que très
peu préparés à la veille du départ, mais ça
fait partie de la règle du jeu ! C’est tout
juste si on ne s’appelle pas quelques heures
avant le départ pour faire un dernier
check-up de ce qu’on a choisi d’emporter
avec nous ! Je me rends compte alors
qu’eux-mêmes, bien qu’initiateurs du projet,
n’ont pas vraiment pris la peine de se poser
les questions techniques les plus
élémentaires pour le voyage. C’est que pour
partir, il faut des visas ; une idée des
endroits où effectuer nos étapes qui passe
au moins par une lecture en survol des
guides des pays que nous allons traverser
(dont d’ailleurs la moitié nous manquent
encore à deux jours du départ), et tout cela
n’est pas encore vraiment au point. Mais ce
n’est qu’un détail. Il nous suffira de nous
informer des bons plans sur place.
Quoi qu’il en soit, moins le voyage est au
point, plus les surprises peuvent être de
taille. Je pars du principe que c’est là-bas
que nous devrons faire nos marques. Nous
apprendrons à nous mêler aux coutumes
locales. Telle est notre conception du
voyage : apprendre sur le terrain et adopter
autant que possible une manière de voyager
calquée sur les mentalités locales.
Maintenant, le départ est imminent,
l’euphorie à son comble. La veille du grand
jour passe par le classique rituel du pot de
départ. Ils sont tous venus nous encourager
et nous féliciter d’avance pour les trois
mois qui viennent. Nous prenons pleinement
conscience ce soir-là d’être définitivement
embarqués dans l’aventure. Pas de retour en
arrière possible, ce qu’aucun d’entre nous
ne souhaiterait d’ailleurs pour rien au
monde.
Pour moi, cette dernière soirée en compagnie
des être chers est plus lourde de
significations. Les personnes présentes
savent que j’ai décidé de partir pour une
période bien plus longue, mais peu d’entre
elles se rendent vraiment compte encore du
sens profond que je donne à ce grand saut.
L’aventure dans laquelle je me lance revêt
alors à mon sens un caractère initiatique
qui devrait, j’en suis persuadé, m’apporter
une ouverture supplémentaire sur le monde
qui m’entoure, avec toutes les répercutions
que je devine irrépressibles sur ma propre
vie. Je suis convaincu que lorsque je
rentrerai définitivement de mon périple,
dans un an, j’aurai gravi un échelon
supplémentaire ; franchi un cap dans ma
propre vie. Une sorte de rite initiatique
marquant le passage de la vie de grand
adolescent à celle d’adulte responsable.
C’est ce que nous verrons…