CHAPITRE 1
– Merde! j’ai oublié de jeter l’ancre!
ronchonna Charles, alors ballotté par le roulement de l’eau sous sa barque.
Ses doigts noueux déposèrent sa canne à pêche en angle sur le bord de sa
chaloupe. Sans se relever de son siège, le pêcheur s’étira les deux bras qui
allèrent toucher la bordure arrière de son embarcation. Grimaçant par la
contorsion, le vieil homme emprisonna une brique ficelée en guise d’ancre qu’il
rattacha à la proue de son embarcation par une longue corde usée et qu’il lança
: Plouf!
– Ce n’était pas sorcier! grincha-t-il, tout de même satisfait.
Une légère brise balayait ses cheveux en broussailles d’un blanc laiteux et
quelque peu dégarnis à la continuité de son front, reflétant une inimaginable
répétition du port de casque de sécurité obligatoire, lequel s’avérait
désastreux pour le cuir chevelu. Le vieil homme avait une peau fortement basanée
et plissée, résultat d’une exposition abusive et non protégée à un soleil
incisif. Charles figurait parmi cette catégorie de gens qui n’a toujours pas
saisi l’utilité de recourir à un écran solaire:
– De la protection contre le soleil, jamais! Je ne me crémerai pas avec ce
truc-là! C’est juste pour les enfants…
En outre, ses yeux bleus transpiraient encore malgré son âge avancé cette même
étincelle de jeunesse qui l’avait toujours animé; c’était un combattant. À la
retraite depuis presque quatre ans, Charles avait travaillé pour la compagnie
Atlas à titre d’opérateur de machinerie. Filiale d’une prospère société
américaine, celle-ci se spécialisait dans la transformation du bois d’œuvre.
Sise depuis près de soixante-cinq ans dans la région boisée de la Gaspésie, plus
précisément au cœur même de la ville de New Richmond, ses installations étaient
établies sur une presqu’île qui avait comme voisins le fleuve St-Laurent et un
petit lac, emprisonné dans la plaine.
L’ancien travailleur pratiquait ainsi son sport favori, la pêche, aux abords de
ce qui avait été jadis son gagne-pain. Ce petit lac qui avait appartenu dans le
passé à la municipalité, avait été vendu pour une bouchée de pain à un éleveur
de bovins d’Alberta arrivé dans la région dans les années soixante-dix. Cette
étendue d’eau, ainsi que le terrain qui l’entourait furent alors convertis en
pourvoirie par le nouveau propriétaire.
Avoir comme voisin une multinationale américaine constituait un investissement
risqué pour la ville de New Richmond. Les conseillers municipaux attendirent
longtemps avant qu’un acheteur sérieux ne se manifeste. Pas toujours commode ces
industries américaines au Québec!
Les trois cheminées de la compagnie crachaient, encore aujourd’hui haut et fort
dans l’atmosphère, leurs détritus. Il n’avait fallu que quelques années après
son établissement pour que l’usine, par l’entremise de ses gros nuages toxiques
dégagés dans l’atmosphère, ne propulse la ville dans un exode massif de ses
habitants et mette un frein au tourisme, activité jadis si prospère dans cette
région. D’importants revenus pour la municipalité s’étaient ainsi envolés à tout
jamais. Aussi, seuls les gens davantage attachés à leurs racines gaspésiennes
restèrent dans la région.
Charles fermait les yeux, savourant chaque seconde passée sur cette sublime
étendue d’eau qui regorgeait de truites mouchetées. Euphorique, le vieil homme
respirait l’air salin provenant du fleuve – de la Baie des Chaleurs plus
précisément – à pleins poumons.
Tenant de nouveau sa canne à pêche à la main, il regarda droit devant lui,
admirant son chalet d’allure rustique situé au bord du lac qui lui avait été
loué à un prix ridiculement bas. Soudain, sa vision bifurqua vers un point
brillant qui se matérialisa au-dessus de la maisonnette.
– Qu’est-ce que c’est, sapristi? Je fabule ou quoi! s’exclama-t-il, déboussolé
Une petite boule irréelle qui projetait une lumière d’une brillance inouïe était
apparue comme par magie.
– J’en suis sûr, c’est un ovni! s’écria-t-il, éberlué.
Quelques secondes à peine après ces paroles, une sphère énergétique s’approcha à
une vitesse folle du pêcheur. L’objet traversa l’espace qui les séparait en une
seconde seulement.
Instinctivement, Charles releva le bras gauche vers son visage pour se protéger
le crâne du projectile en question. Au lieu d’une collision imminente, la sphère
énergétique se stabilisa en face du vieil homme. À peine trois mètres les
distanciaient l’un de l’autre. Par son système anti-gravité, la sonde s’était
immobilisée en haut du lac, juste au-dessus de l’humanoïde.
Depuis l’approche de l’objet insolite vers le pêcheur, la température ambiante
avait grimpé en flèche; une chaleur torride semblait se dégager de cette chose
venue de l’espace. Charles avait chaud, terriblement chaud, et ce, malgré la
brise qui lui caressait le visage. Il suait à grosses gouttes.
– C’est impossible! se dit-il, terrifié.
Alors que son cœur battait la chamade, le sang dans ses veines coulait
anormalement vite.
La sphère extraterrestre déversa sous forme de radiations sa « supra-énergie »
mortelle. Immanquablement, elle rafla tout sur son passage; chacun des
organismes vivants qui composaient cet environnement naturel furent contaminés.
Chaque déplacement de la sphère produisait une importante distorsion
atmosphérique.
L’ancien travailleur ne le savait pas encore, mais il venait d’être contaminé,
condamné… et avec lui, tout un secteur du boisé. La compagnie Atlas ne fut pas
plus épargnée. La contamination irradiante avait en effet percé les murs
bétonnés de l’usine aussi facilement qu’un couteau de boucher finement aiguisé
tranche du beurre mou.
Notre retraité, paralysé par la peur de l’inconnu, ne pouvait plus bouger son
bras, lequel était littéralement plaqué contre son visage. Ses yeux,
entrouverts, laissaient transparaître la terrible angoisse qui accompagnait
l’idée d’apercevoir de nouveau cette lumière diabolique.
– Je dois faire quelque chose! tonna-t-il.
Le coup de grâce arriva, l’objet, aussi brillant qu’un soleil, s’approcha
tranquillement de l’humanoïde comme s’il voulait l’observer craintivement,
d’encore plus près! Pour une seconde fois, la sphère s’arrêta nette à moins de
deux mètres, soit à quelques centimètres de la surface de l’eau froide du lac.
Subitement, des tentacules énergétiques se dégagèrent de la sphère, fouettant et
effleurant la surface du lac. À son contact, l’eau bouillait instantanément. Il
en résulta une légère brume investiguée par l’évaporation accélérée de l’eau qui
créait un environnement fantomatique au-dessus du lac en partie empoisonné.
Le vieil homme se ressaisit facilement, grâce à son expérience peut-être?
– Seulement deux mètres de distance! réussit-t-il à articuler.
Un mélange de terreur et de curiosité animait son esprit. Charles, sans
broncher, calcula sa circonférence. Dix interminables minutes s’étaient écoulées
depuis l’apparition de l’objet au-dessus de ce lieu, mais pour le pêcheur, cela
avait paru une éternité.
– Proche, vraiment trop proche! pensa-t-il de nouveau.
Une envie irrésistible emprisonnait son être, la survie.
– Tout n’est pas fini! se dit-il à lui-même pour se donner plus de courage.
Malgré sa situation extrêmement précaire, la curiosité sut se faire une place.
Charles continuait en effet ses observations. Il remarqua ainsi qu’à la surface
de la sphère, entre deux pulsations sporadiques énergétiques, une composante
ressortait. Cette dernière ressemblait à… du métal poli.
Le retraité, exaspéré devant son impuissance et dans un élan de colère, hurla à
en perdre le souffle :
– Je dois faire quelque chose!
Sans réfléchir, le désespéré se leva dans son embarcation et plongea dans le lac
irradié. Dans l’eau, il fixa son regard vers la rive du sens opposé à son « hôte
». Sans se retourner, il nagea tant bien que mal, ressemblant à un canard
barbotant dans une mare avec une patte cassée.
Voyant que le sujet se déplaçait très lentement dans l’eau, la sonde
extraterrestre continua son ascension vers sa cible, analysant l’humanoïde pour
mieux comprendre ses réactions. Ignorant les effets dévastateurs et meurtriers
de son bouclier de protection, la sonde garda tout de même ses précautions. Une
distance d’un mètre le délimitait du Terrien.
Le vieil homme se rendit compte avec effroi qu’il ne pouvait se déplacer aussi
rapidement qu’il ne l’aurait cru, son gilet de sauvetage l’empêchant de se
mouvoir correctement. Il se tourna la tête pour mieux voir son agresseur. À cet
instant précis, une vision d’horreur se dessina sur son visage épuisé. La sphère
le poursuivait toujours! Charles nagea alors avec plus d’ardeur, sortant de ses
tripes le peu de force qui lui restait. Las du harcèlement de son assaillant, le
vieil homme s’arrêta soudain de barboter et se retourna tant bien que mal dans
l’eau, défiant l’ovni. Il lui hurla :
– Va-t’en démon! Qu’est-ce que tu me veux?
Mais la sonde restait de marbre. Par une vitesse équivalente à un battement de
paupière, la boule extraterrestre décida donc de progresser vers l’humanoïde
désemparé, encore plus près, trop près même… le pêcheur laissa sortir un cri de
souffrance et de désarroi. Il ressentit l’incroyable énergie dévastatrice de la
sphère sur l’ensemble de son corps.
Malgré sa tête mouillée sortie de l’eau, ses cheveux prirent en feu. Le vieil
homme paniqua et lança des jurons à son ennemi. Une forte brûlure se fit sentir
derrière sa nuque. Rapidement, ses insultes se changèrent en plaintes graves.
– Mon Dieu, aidez-moi… murmurait-t-il, affaibli.
Quelques minutes plus tard, plus aucun son ne sortait de sa bouche. Le retraité
ne pouvait plus nager, ni se débattre : les radiations avaient eu raison de lui.
Charles était mort; son corps inerte flottait maintenant paisiblement en
direction du rivage, là où il avait antérieurement tenté de se rendre.
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