Chapitre 1
Vaisseau interplanétaire
Je sais bien ce que vous allez dire : mettre le plancher debout, comme si
c'était un mur, ne fait aucun sens. Et la toute première fois où je suis entré
dans un vaisseau interplanétaire et que j'ai vu que les ingénieurs avaient
installé le plancher verticalement, j'ai réagi exactement comme vous.
De l'extérieur, tandis qu'on s'approchait en minibus, on se rendait compte que
ce n'était pas qu'un vulgaire aéroplane : le vaisseau était gigantesque. De
loin, comme ça, on aurait dit un avion un peu allongé. Mais on avait beau
s'approcher, la distance qu'il restait à parcourir ne semblait jamais diminuer.
Cet engin avait pratiquement la taille d'un gratte-ciel. Il était couché sur le
sol et il reposait sur un minuscule train de pneus.
Je me rappelle qu'en ce temps-là, j'étais convaincu qu'il ne pourrait jamais
s'élever dans le ciel. Il devait peser des centaines de tonnes et pourtant, il
ne pouvait contenir que trente passagers.
On accédait à l'habitacle par un hublot circulaire, un peu plus grand que les
autres, placé près du dessous de la coque sur le rebord de la carlingue. Mais il
fallait tout d'abord gravir un escalier sur roues qui avait, comme tout le
reste, une taille démesurée.
Je me rappelle qu'après avoir émergé de la trappe circulaire, je fixais avec
circonspection la face intérieure courbe du plancher qui descendait devant moi
avant de remonter de l'autre côté et qui était ornée de dizaines de hublots
disposés en ligne droite sur ce que je croyais être un plancher incurvé.
- Votre nom s'il vous plaît, m'avait demandé la jolie préposée.
- C'est à moi que vous parlez?
Voyant qu'elle s'adressait à un novice particulièrement anxieux, elle s’était
contentée de sourire gentiment en attendant que je me calme.
- Je suis Daniel Trame, avais-je fini par répondre. Mais je visite seulement. Ce
gros machin ne pourra certainement jamais quitter le sol. Alors je ne vois pas
pourquoi j'irais m'y installer.
- Voici votre billet, Monsieur Trame. Vous avez le fauteuil 32.
- Merci beaucoup. Mais, dites-moi, Mademoiselle, n'y a-t-il donc aucun plancher
plat dans ce vaisseau?
- Il y en a un Monsieur, me répond-elle. Il est juste là, derrière les sièges.
Et comme de raison, elle pointe du doigt le mur du fond sur lequel on a fixé de
haut en bas, des sortes de sièges montés sur deux axes perpendiculaires. Ces
fauteuils à écureuils ressemblaient un peu aux nacelles de la Grande Roue si
elle avait plutôt décidé d'être une Grande Sphère qui se serait mise à tourner
dans toutes les directions. Au moins, on pouvait constater de visu que, quel que
soit l'endroit où le plancher désirait aller, ces sièges eux, grâce à leurs deux
axes pivotants ainsi qu'à leur centre de gravité disposé plus bas que le
passager, garderaient une inclinaison parfaitement verticale.
- Ah, le plancher se trouve derrière les sièges! Comme je suis idiot! Je ne
l'avais pas remarqué. Je suis confus, Mademoiselle. Je vous avoue que j'avais
même cru, pendant un instant, qu'il ne s'agissait que d'un mur recouvert de
tapis. Mais maintenant que vous me le dites, je vois bien que c'est un plancher
et pas un mur. En regardant bien, je crois même distinguer des traces de pas sur
le mu... le plancher...
J'avais inspecté mon billet un instant, avant de reprendre :
- Heu! pardon... Le siège 32? C'est parfait le 32... Je crois bien que c'est
celui qui est au plafond là-haut... Eh... je veux dire sur le mur là-haut...
Enfin là-haut, quoi!
- Ne vous inquiétez pas monsieur Trame, le monte-passager hydraulique va vous
déposer dans votre fauteuil et je vais vous y attacher moi-même afin que vous ne
le quittiez pas, jusqu'à ce que le plancher et la gravité reprennent leur place
habituelle.
- Vous êtes un ange!
Et dire que ce vaisseau était censé être à la fine pointe de la technologie. Le
dernier cri en navette spatiale. Le summum du confort et de la sécurité. Quelle
blague! Se faire ligoter à une espèce de cage d'oiseau suspendue à un mur qu'on
prétend être un plancher ne correspond pas exactement à ma définition du summum
du confort.
Voici à peu près ce à quoi ressemblait ce vaisseau :
L'espèce de renflement qu'on remarque tout de suite à l'avant c'est le bouclier
thermique : une gigantesque demi-sphère de céramique thermorésistante qui
protège l'habitacle pendant la rentrée dans l'atmosphère. Car il faut savoir que
lorsqu'un engin de cette taille pénètre l'atmosphère de la Terre à grande
vitesse, il se frotte sur ce qu'il y a autour, c'est à dire l'air, et cela le
fait s'échauffer. Vous comprenez?
Juste derrière le bouclier, c'est l'habitacle troué de minuscules petits
hublots. Avouez que vous ne vous attendiez pas à voir les hublots alignés de
cette façon. Vous auriez parié qu'ils seraient disposés longitudinalement, comme
sur un avion standard. Mais je viens de vous expliquer que, sur ce modèle, le
plancher était vertical. Alors, comme sur un avion ordinaire, les hublots
étaient simplement alignés avec le plancher. Logique, non? Si vous préférez, le
plancher se trouvait dans un plan transversal au corps du vaisseau, un peu comme
si le vaisseau était un saucisson qu'on aurait tranché au couteau et que la
surface plate du bout coupé formait le plancher.
Et on avait placé le plancher de cette façon afin qu'il soit horizontal lorsque
le vaisseau était debout comme une fusée, car, Dieu merci, le vaisseau se tenait
debout pendant la plus grande partie du voyage. Et vous conviendrez avec moi que
c'est beaucoup plus agréable de circuler sur un plancher lorsqu'il se trouve en
bas, plutôt qu'à côté de nous ou bien encore au-dessus de notre tête!
Je n'ai pas encore parlé du reste du vaisseau. Tout le reste est très simple :
c'est le réacteur. Un vaisseau spatial n'est, en fait, rien de plus qu'un
gigantesque réacteur à fusion nucléaire avec un tout petit espace pour loger des
passagers et un bouclier thermique placé devant pour les empêcher de rôtir.
Le réacteur produit de la chaleur qui, à son tour, chauffe de l'eau ou encore,
selon le modèle, la désintègre en ses atomes constituants. On projette cette eau
ou ce qui en reste vers l'arrière du vaisseau et cela le fait avancer. Le truc
étant de projeter le moins d'eau possible, mais de la projeter à très grande
vitesse.
L'eau qu'on envoyait ainsi dans le vide intersidéral était perdue à tout jamais.
À moins qu'elle n'ait servi à faire pleuvoir sur des mondes stellaires qui en
auraient eu besoin. C'est à cette époque et sans doute à cause des nombreux vols
spatiaux, que fut découvert ce grand principe de Thermodynamique : «L'humidité
de l'univers augmente sans cesse ou quelque chose d’approchant.»
En vérité, je n'avais jamais pu m'habituer à ces planchers verticaux qui
deviennent horizontaux seulement lorsque la fusée quitte la Terre. Et sans doute
parce qu'il y avait des milliers de gens comme moi, la prochaine grande
innovation dans les vaisseaux interplanétaires fut le plancher pivotant.
Sur ce type d'appareil, plutôt que de monter chaque fauteuil sur deux axes
pivotants, on fixait solidement tous les fauteuils sur un plancher qui, lui,
était monté sur des axes pivotants. Ainsi, tout l'habitacle des passagers
pouvait pivoter d'un bloc et ce simple truc permit de me réconcilier avec cette
grande vérité que je croyais à jamais disparue: en cas de doute lorsque vous
cherchez le plancher, regardez d'abord sous vos pieds!
Vous pensez sans doute qu'aller de la Terre à Vénus constituait un voyage
interminable. Et bien, il n'en est rien. Mais pour vous en convaincre, je dois
vous donner quelques chiffres. Si vous êtes allergiques aux chiffres, sautez au
paragraphe suivant. Mais dans ce cas, vous devrez me croire sur parole, même si
je vous dis des choses qui, a priori, semblent absurdes. Par exemple : il
fallait mettre 23 heures pour aller de Terre à Vénus lorsque ces planètes
étaient à 100 millions de kilomètres l'une de l'autre, et à peine 12 heures de
plus si elles étaient séparées du double de cette distance!
Peut-être que j'aurais dû vous dire tout de suite que la distance entre les
planètes du système solaire varie grandement, car elles tournent autour du
soleil selon des orbites indépendantes. Alors, parfois elles sont proches l'une
de l'autre et parfois elles sont éloignées. Jusqu'à quel point peuvent-elles
être proches? Je sais bien que 100 millions de kilomètres, ce n'est pas
exactement la porte à côté. Mais c'est tout de même mieux que les 380 millions
de kilomètres qui constituent le voyage le plus long qu'on peut se taper de la
Terre à Mars lorsque ces planètes se trouvent aux bouts opposés de leur orbite
respective.
De nos jours, ce voyage peut se faire en moins de 4 jours, à la condition de
subir une accélération de 2 G durant les dix premières et les dix dernières
heures du voyage et rien du tout durant tout le reste. Je dis « rien du tout »,
mais en fait on doit subir sans s'en apercevoir, une accélération d'exactement 1
G durant la plus grande partie du voyage. Mais comme cette force d'accélération
est dirigée vers le plancher et qu'elle est d'exactement 1 G, elle simule
parfaitement la gravité naturelle terrestre à laquelle on est tous habitués et
que l'on ne remarque même pas.
Le vaisseau décolle comme un avion standard. Il quitte ensuite l'atmosphère,
dresse son nez vers les étoiles et se met à accélérer à 2 G, ce qui crée une
gravité artificielle deux fois plus intense que celle ressentie sur Terre. On se
sent exactement pour les dix prochaines heures, comme si on avait doublé son
poids à la suite d'un très copieux repas. L'accélération est ensuite réduite à 1
G pour les 37 prochaines heures. Ceci amène la vitesse du vaisseau à plus de 7
millions de km/h. Ensuite, on stoppe l'accélération, on fait pivoter le vaisseau
de 180 degrés afin que les propulseurs pointent désormais vers la destination et
on réactive la propulsion. Le vaisseau se met alors à décélérer à exactement 1 G
durant les 37 heures suivantes, puis on augmente la décélération à 2 G durant
les dix dernières heures. À la fin, on retourne à nouveau le vaisseau avant
l'entrée dans l'atmosphère.
Voilà! Vous savez tout ce qu'il y a à savoir, sauf peut-être l'endroit bizarre
où ils ont fourré la cabine de pilotage. Lorsque le vaisseau vole comme un
avion, en position horizontale, la cabine de pilotage est située sous le
vaisseau afin de voir la zone que l'on survole. De plus, cette cabine ne possède
aucun plancher pivotant. À la place, elle est munie de deux planchers placés à
angle droit. De plus, on en a tapissé tous les murs de mousse antidérapante
juste au cas où il serait nécessaire de marcher au plafond.
C'est exactement dans ce genre de vaisseau que j'avais embarqué sur Mars
quelques jours plus tôt afin d'amener mes amies sur Terre...
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