Chapitre 3
Mauvais rêve
Je me retournai sur le ventre, en proie à
un inconfort croissant. Je faisais un de ces rêves qui n'en sont
pas véritablement : cette sorte de rêve qui participe à la fois
du réel et de l'imaginaire. Ce cauchemar ne contenait pourtant
aucun monstre terrifiant, aucune sorcière hideuse, aucun insecte
venimeux ni rien du genre, juste une scène vécue qui
s'accompagnait d'un désagréable et pesant malaise.
Ce rêve particulier était donc un
souvenir. Le souvenir d'un événement qui était resté gravé dans
ma mémoire et qui revenait périodiquement me hanter. Mais dans
les rêves, la réalité revêt souvent un aspect déformé,
dépouillé, dans lequel il ne reste plus que quelques images et
des émotions qui sont souvent exacerbées en une vague puissante
capable de nous chavirer l'estomac.
Je me vois encore ce jour-là, assis dans
le fauteuil d'une console inoccupée. Je lisais tranquillement
une bande illustrée en attendant que Picard me laisse la place.
Je n'aimais pas beaucoup ce Picard. En fait, qui l'aimait?
J'exagère à peine si j'affirme que l'univers se séparait alors
en deux groupes : ceux qui ignoraient son existence et ceux qui
le haïssaient. En tout cas, je ne connaissais personne de mon
entourage qui l'aimait. J'avais fait sa connaissance sur les
bancs d'école. On ne pouvait pas être dans la même classe que
Picard sans savoir de qui il s'agissait, parce Picard adorait
faire étalage de ses connaissances et de son implacable logique.
Il aimait se faire valoir devant ses professeurs, devant ses
compagnons de classe, mais d'abord et surtout devant lui-même.
Picard se vouait un extraordinaire culte qui touchait presque à
l'idolâtrie. Il se trouvait tellement merveilleux que juste à
l'écouter, on finissait par se convaincre qu'il devait provenir
d'une souche différente de l'homo sapiens standard. Peut-être
une souche extraterrestre de descendance divine!
Bien sûr, vous aurez deviné que Picard
n'était pas très sympathique. Le sentiment de l'auto perfection,
surtout lorsqu'il est trop absolu, n'est pas très attachant. La
plupart des professeurs éprouvaient une véritable aversion pour
lui. Pourtant, certains, parmi les enseignants les plus
expérimentés, arrivaient à contenir ses élans verbeux. Ils
allaient même jusqu’à prétendre que Picard était distrayant. Ces
professeurs allaient parfois jusqu'à se payer sa tête en le
citant en exemple. Mais, même cette réaction de moquerie
confirmait que Picard était un être important et que tous se
devaient de le considérer comme tel.
Lorsqu'on est étudiant et qu'on tombe sur
un confrère désagréable, on se console facilement en se disant :
« Je ne le reverrai plus. Il sera dans une autre classe l'année
prochaine. Sa vie prendra une direction différente de la
mienne... »
Le premier emploi que je décrochai juste
après l'obtention de mon diplôme fut pour une compagnie qui
venait d'embaucher Picard. Mais, là encore, inutile de
s'inquiéter : Picard travaillait pour un autre superviseur, dans
une autre division, sur des projets différents des miens. De
plus, c'était un lève-tôt qui aimait passer beaucoup de temps
devant l'ordinateur, tandis que j'arrivais rarement au travail
avant midi et que je passais le plus clair de mon temps à
potasser les papiers couverts de gribouillis ésotériques qui
encombraient mon bureau.
Dans ce rêve, je revivais cette pénible
journée où je m'étais présenté un samedi pour travailler dans la
salle de terminaux du groupe de programmation. Pendant le
week-end, l'ordinateur était surtout utilisé par les clients
branchés sur le réseau. Par conséquent, la console principale
devait, en principe, être libre. Pour plus de sûreté, j'avais
réservé cette console pour mon usage personnel à trois heures de
l'après-midi. Je m'attendais à trouver l'endroit parfaitement
désert. Je tombai sur Picard. Il n'avait rien réservé du tout,
pourtant, il était installé là depuis le début de la matinée. Il
utilisait maintenant le temps machine qui m'était alloué.
–
Ça va, Trame! avait-il proclamé en me voyant arriver.
J'en ai juste pour cinq ou dix minutes et je te laisse le
système.
Il était maintenant trois heures et quart,
et Picard besognait toujours. Pendant ce temps, assis au fond de
la salle, je parcourais distraitement le magazine imprimé. À la
vérité, peu m'importait que Picard utilise la console à ma
place, du moment que je n'avais pas à lui adresser la parole,
car ce type m'effrayait. Et pas seulement Picard me faisait
peur, mais aussi cet emploi exigeant, ces ordinateurs aussi
capricieux que gigantesques et qui bourdonnaient sans arrêt, ces
consoles et tout cet équipement qui valait des milliers de
dollars et que je craignais toujours d'endommager par mes
étourderies.
Pour le moment, j'étais calme et serein.
Calme dans la réalité et calme aussi dans le rêve où cette
réalité du passé reprenait vie. J'attendais simplement que
Picard libère le siège et s'en aille afin que je m'installe à sa
place. Il n'y avait personne d'autre dans la salle que lui et
moi. Cependant, la sonnerie du téléphone résonnait de temps à
autre sans que jamais personne ne réponde. Personnellement, je
n'attendais aucune communication et, si Picard ignorait la
sonnerie, c'est qu'il n'en attendait pas non plus.
Pour annuler toute velléité de décrocher
qui aurait pu me traverser l'esprit, Picard ordonna :
–
Ne t'occupe pas de ce téléphone, Trame! Je sais qui
appelle et ce n'est pas important. D'ailleurs, il va bientôt
s'arrêter de sonner. C'est ainsi!
Picard enfonça quelques touches sur la
console, et effectivement, le téléphone se tut. Dans mon rêve,
la sonnerie stoppait au moment exact où Picard enfonçait la
dernière touche. Dans la réalité, le synchronisme n'avait
probablement pas été aussi parfait. Malgré tout, la coïncidence
des deux événements avait tout de même éveillé ma curiosité. En
effet, la sonnerie du téléphone n'était en aucune façon reliée à
la console de l'ordinateur. Comment Picard avait-il pu prédire
que la sonnerie cesserait juste au moment où il entrerait une
commande?
Je m'étais levé de mon siège pour
m'approcher un peu de la console. Picard avait perçu le bruit de
cette manœuvre et s'était tourné brusquement vers moi :
–
Ça va Trame! J'ai presque terminé. Encore deux minutes et
c'est fini. T'en mourras pas.
Le timbre de sa voix s'était sensiblement
modifié. Je sentais de l'agacement dans ses paroles. Picard
était ennuyé par le fait que je me sois levé et peut-être aussi
parce que je m'approchais de sa console. C'était peut-être juste
une autre coïncidence mystérieuse, mais elle venait raffermir ma
volonté de m'approcher encore plus. Picard s'excitait. Il
semblait taper sur le clavier avec un acharnement anormal. Il
avait l'air de quelqu'un qui craint que l'on voie ce qu'il est
en train de faire. La sonnerie du téléphone retentit à nouveau,
mais cette fois, au même moment, une voix inquisitrice surgit de
l'interphone en disant :
–
C'est vous Daniel Trame? Qu'est-ce qui se passe
là-dedans? Répondez à la fin!
En entendant mon nom résonner dans les
haut-parleurs, je m'étais figé sur place. Le cœur me débattait.
J'avais bien reconnu la voix anxieuse de Bill, l'opérateur en
chef du centre de calcul. Ce devait être lui qui téléphonait et
il savait que j'étais sur place : bien sûr, il avait dû
consulter la feuille de réservation. J'étais censé être seul
dans cette foutue salle depuis trois heures. J'allai vers le
téléphone.
–
Ne t'occupe pas de lui, commanda Picard avec force. Ce
Bill s'énerve toujours pour rien. C'est ainsi!
–
Mais... c'est moi qu'il appelle à l’interphone, fis-je en
m'emparant du récepteur. Daniel Trame à l'appareil! Vous voulez
me parler?
–
Daniel! Ah, c'est bien vous... Tant mieux...
En entendant ma voix, Bill s'était
instantanément adouci. J'ignorais toujours ce qu'il me voulait.
Il me laissa quelques secondes en attente durant lesquelles il
devait consulter ses écrans, puis il reprit la parole :
–
Daniel! Qu'est-ce qui se passe avec votre code? C'est la
quatorzième fois qu'un de vos programmes est suspendu pour
violation de mémoire cet après-midi!
–
Ce n'est pas moi, hésitai-je, c'est...
Je cessai soudain de parler. Les mots
étaient restés bloqués dans ma gorge. J'étais planté devant la
console en train de scruter l'écran principal par-dessus
l'épaule de Picard et, dans le coin supérieur droit, le nom de
l'usager courant clignotait constamment : « Daniel Trame ». Cet
enfoiré de Picard utilisait mon code d'usager pour faire son
travail. Et sur la ligne du bas, un message urgent du système
d'exploitation s'imprimait : « Tâche T-15 suspendue pour
violation de mémoire ». Sur la ligne juste en dessous, Picard
entrait une nouvelle commande : « Modifier l'identification de
la tâche T-15 : nouvelle identification : T-16 ». Le système
accepta la commande. Picard relança son
programme. Une nouvelle violation de mémoire se produisit
presque aussitôt.
–
Bill! continuai-je, je règle ça tout de suite et je te
rappelle.
Je raccrochai le combiné et j'interpellai
Picard :
–
T'es malade? Qu'est-ce que tu fous avec mon code
d'usager?
–
T'énerve pas autant, fit Picard. J'avais besoin d'un
nouveau code, car j'ai épuisé tous mes crédits de traitement
pour aujourd'hui. Il va te rester assez de crédits pour rouler
ton petit programme simplet. T'inquiète pas!
–
Je ne m'inquiète pas pour mes crédits! Mais toutes ces
violations de mémoire que tu provoques ralentissent énormément
l'ordinateur du centre. Il y a plein de clients branchés sur ce
système. Tu ne te préoccupes donc pas d'eux et des autres
usagers? Pourquoi est-ce que tu ne corriges pas ton programme
avant de tenter de poursuivre son exécution?
–
C'est ainsi! On est deux à travailler sur ce programme!
Et mon collègue a bâclé la première partie parce que la collecte
des données, ça ne l'intéressait pas. En fait, ce qui est
passionnant, c'est la seconde partie, celle que je fais, moi :
l'élaboration des nouvelles tables à partir des données
initiales. C'est ce qui va s'afficher bientôt sur l'écran si le
programme arrive à se rendre jusque-là. Juste un peu de
patience...
Picard modifia le numéro de sa tâche
encore une fois et relança son programme. Je venais de saisir
son manège. Chaque programme exécuté n'était autorisé par le
système qu'à une seule violation de mémoire. C'est pourquoi
Picard devait constamment changer l'identification de sa tâche
afin que le système croie qu'il s'agit de programmes différents.
Ainsi, Picard arrivait à prolonger indéfiniment l'exécution de
son programme pourri jusqu'à ce qu'il atteigne le point qui
l'intéressait.
–
Et tu fais ces conneries en utilisant mon code d'usager!
m'exclamai-je, indigné. Interromps immédiatement ce programme!
–
Pas question! me répondit-il sèchement. Il s'agit de mon
programme! Pas du tien!
Je me précipitai derrière la console. Je
n'étais certainement pas aussi expert en systèmes d'exploitation
que l'était Picard. Cependant, je connaissais un moyen
infaillible de terminer tous les programmes contrôlés par cette
console. Je tirai énergiquement sur la fiche du câble
d'alimentation du terminal en déclarant avec émotion :
–
Puisque tu utilises mon code d'usager alors ce sont mes
programmes! Et pas les tiens!
La console s'éteignit. Picard bondit comme
un fauve enragé par-dessus le terminal et atterrit directement
sur moi. Mon geste l'avait mis dans une colère extrême et, dans
mon rêve, il entreprit de me taper dessus pour me montrer qu'il
n'était pas d'accord. Il me tabassa jusqu'à ce que mon crâne
explose sous l'effet de ses coups répétés. Voilà la manière
atroce dont prenait fin ce rêve.
La réalité avait été un peu différente.
Picard m'avait agrippé par le collet et il avait levé le poing
très haut pour bien me montrer son puissant désir de vengeance.
Ses yeux lançaient des éclairs effrayants. Il m'avait ensuite
salement invectivé en me traitant de tous les noms possibles et
en postillonnant généreusement sur moi. Puis, parvenu au comble
de sa rage, au moment même où j'étais certain de recevoir un
coup, Picard s'était miraculeusement transformé. On aurait dit
qu'il venait de se rappeler qu'il avait quelque chose
d'important à faire. Il m'avait relâché en murmurant une phrase
bizarre dans le style : « J'aime mon thé avec du sucre ». Puis
il s'était levé et avait quitté la salle. Toutefois, le regard
effrayant et chargé de rage haineuse qu'il avait eu le temps de
braquer sur moi était parvenu à me terroriser au dernier degré.
Mon subconscient, sans doute dégoûté par
ce pénible événement, avait refoulé tous ces souvenirs dans une
région obscure de mon cerveau et il me les ressortait de temps à
autre la nuit, histoire d'épicer un peu mon sommeil. Une fois ce
cauchemar terminé, mes songes dérivèrent lentement vers des
images plus agréables. Le terminal se mua en un soleil éclatant
et les tuiles du plafond en montagnes verdoyantes entrecoupées
çà et là de falaises vertigineuses. À la vue de ces splendides
extérieurs oniriques, mon esprit s'apaisa. Je me retournai sur
le dos et j'exhalai longuement. Confort et paix...
|