EXTRAIT
Argémone et
Capucine, roman suspense psychologique,
Céline Magnan, Fondation littéraire Fleur de Lys
La rencontre
Argémone ne pense qu’à une chose, retrouver sa tante
Capucine, apprendre à la connaître et découvrir ses
secrets! Elle en rêve depuis si longtemps.
Après avoir feuilleté longuement les revues de mode
pour bien choisir son habillement, Argémone est
certaine de faire bonne première impression. Elle se
tient debout, bien droite, sur le pan de la porte,
valise à la main. Elle a fière allure dans sa robe
légère de couleur chamois clair qui épouse les
courbes harmonieuses de son corps. Le tissu flotte
autour de ses longues jambes, galbées dans des bas
de soie clairs. Un serre-tête garni de petites
fleurs en tissu de couleur cramoisi et vert
émeraude, cache à peine son abondante chevelure
brune ondulée. Une superbe écharpe de même couleur
encercle son long cou et de petites bottes à lacets,
chamois clair et noir, chaussent ses pieds. Elle a
pris bien soin de cerner ses yeux verts de crayon
noir, de vernir ses ongles de cramoisi éclatant et
d’utiliser un rouge de même ton pour dessiner une
forme de cœur au centre de ses lèvres. Une odeur de
bergamote, jasmin et bois de cèdre flotte autour de
son agréable silhouette. Comme toujours, elle porte
un parfum qui lui convient à merveille, « Shalimar
», captivant et mystérieux, comme elle.
Le cœur de la jeune femme bat à tout rompre. Enfin,
elle rencontre cette mystérieuse femme qui a tant
hanté son imaginaire.
— Je suis Argémone! lance-t-elle d’une voix assurée,
grave, presque caverneuse.
Capucine l’examine intensément de la tête aux pieds,
sans dire un mot. De premiers abords, l’apparence
audacieuse d’Argémone la déconcerte. Personne ne
s’habille comme ça dans ce pays. Taille de guêpe.
Poitrine bien galbée. Regard scrutateur, froid comme
de la glace. Yeux de chat, vert émeraude,
scintillants, comme ceux de Gribouille. Nez droit,
narines légèrement écartées bref, tout dans son
allure et sa personne affiche une force de caractère
peu commune.
Quand Capucine finit par ouvrir la bouche, elle ne
tarit pas d’éloges.
— Je ne t’imaginais pas comme ça, ma chérie! En tout
cas, tu es très différente des gens d’ici!
L’originalité et l’audace féminines ne sont pas la
norme dans cette ville. Bienvenue au Saphir!
— Seuls les êtres « différents » m’intéressent,
répond du tac au tac Argémone. Mon problème est que
je m’en lasse vite! Les fleurs, les animaux et les
hommes se doivent d’être énigmatiques et
indépendants pour que je m’en intéresse. Raison qui
me fait détester les chiens et aimer les chats!
ajoute Argémone en reluquant Gribouille.
Le chat s’approche d’elle et frôle sa jambe en guise
de reconnaissance.
— En tout cas, tu es directe, ma chérie! J’aime ça!
Tu dois être une femme des extrêmes toi. Capable
d’envoûter un homme ou de l’anéantir du même
souffle! ajoute Capucine, en braquant sur elle un
regard interrogateur. Je te préviens, tu seras
montrée du doigt, mais je suis certaine que tu t’en
fous complètement. Et chapeau! Je n’ai jamais vu mon
Gribouille aussi familier avec quelqu’un, à part
moi, bien entendu.
— Les chats sont des êtres très intelligents. Il a
flairé qu’il faut me séduire pour m’apprivoiser.
Nous irons bien ensemble.
Au tour d’Argémone de passer au crible la silhouette
de Capucine. Pas très grande, plutôt grassette, tête
racée et expressive, teint rosé, front large,
cheveux grisonnants, nez fin légèrement retroussé,
larges dents blanches, sourire en coin, regard
malicieux. Mais ce qui se remarque davantage sur ce
visage, c’est l’étrange lumière qui brille dans le
regard bleu comme un ciel d’été de sa tante.
— Quand tu auras fini de m’examiner, je te ferai
faire le tour du Saphir! plaisante Capucine.
— Cette maison respire le calme et la tranquillité.
J’en ai besoin!
— Tu as bien raison, ma chérie! J’ai horreur du
bruit. Les trois chambres de la maison sont de
couleurs différentes! enchaîne-t-elle. La mienne est
la bleue, comme la voûte céleste. La tienne sera la
jaune, couleur de la joie de vivre.
En entrant dans sa chambre, Argémone se dirige
machinalement vers le piano et entame son air
favori.
— Tu joues du piano, Capucine?
— Non! Je l’ai acheté pour toi, parce que j’ai
compris ta passion pour cet instrument dans tes
missives, ma chérie.
— Merci de me faire cet immense cadeau. Je ne
pourrais vivre sans piano. Mais, tu dis avoir
horreur du bruit…
— Je m’habituerai. Continue de jouer.
Ravie, Argémone s’exécute, sous le regard admiratif
de Capucine.
— Que de mélancolie mystérieuse dans cet air, ma
chérie! Les sons répétitifs nous amènent hors du
monde et du temps.
— Je me perds dans cette « Première Gnossienne ».
Elle me transporte dans un autre monde. Quand je la
joue, je vois des fleurs… Je sens leurs odeurs…
Tout à coup distraite par l’énorme pot posé sur le
rebord de la fenêtre, Argémone se lève d’un bond et
s’en approche.
— De la « sauge des devins » que j’appelle ma sauge
magique, dit fièrement Capucine. Elle a produit de
jolies fleurs blanches, juste à temps pour saluer en
beauté la venue du printemps et ton arrivée ici, ma
chérie!
— Sauge magique, dis-tu? Je n’ai jamais vu de sauge
semblable!
— Oui, une herbe qui produit des visions, parfois
euphoriques, parfois néfastes. Tu comprendras plus
tard. En prenant de la maturité, les fleurs
deviennent bleutées, mais celle-ci provient de
boutures récentes. Je garde quelques pots de ces
beautés à l’intérieur l’hiver. Bientôt, je les
installerai dans mon jardin à l’air frais.
Après un moment, Capucine constate :
— Le fabuleux vert émeraude des feuilles brille
comme tes yeux, lesquels, soit dit en passant, sont
magnifiques, ma chérie!
— Comment dois-je entretenir la plante? se contente
de répliquer Argémone.
— Il ne faut pas trop s’en occuper. Si les feuilles
se fanent, on les arrose. Quand les feuilles meurent
et tombent, on les met à sécher. Mais ne te
préoccupe pas de ça, c’est mon boulot.
Argémone n’a pas le temps de réagir, Capucine la
tire par le bras, désireuse de poursuivre la visite
du Saphir. Au pied de l’escalier menant sous les
combles, elle prévient la jeune femme.
— En haut, c’est mon petit lieu à moi, mon jardin
secret.
Surprise, Argémone la dévisage, mais Capucine se
contente d’enchaîner.
— Cette chambre-ci, la Violette, je la garde
vacante. J’aime rêver ma vie dans son mystique
décor. Je m’assois là et je me perds dans ce
mystérieux portrait peint sur un panneau de bois,
comme les icônes russes.
— Troublant ce portrait! s’exclame Argémone,
bouleversée par l’image.
— Tu as raison, ma chérie! Le graphisme doré des
fleurs sur fond violet foncé, produit un saisissant
effet, n’est-ce pas? Observe bien le regard perdu
dans le vague de la femme. Un regard surnaturel!
Comme si elle contemplait l’invisible.
— Et cette petite bouche… On dirait qu’elle bouge…
qu’elle murmure des mots. Mais quoi? Qui est cette
femme, Capucine?
— Je l’ignore, ma chérie! La gravure derrière
indique simplement « Alexandra – 1890 ».
— Un prénom russe… chuchote Argémone.
— Mon Gribouille revient sans cesse devant ce
portrait et le fixe intensément, le corps tendu.
— Pourquoi?
— Comme s’il flairait un mauvais esprit ou une
présence maléfique…
Argémone ne se doute pas qu’une porte vient de
s’entrouvrir sur le sombre univers de Capucine
Lajolie… et le sien!
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