Extrait - Premières pages
De
chaque côté de la frontière délimitée par une haute
muraille la région est en ébullition. Des
échauffourées ont éclaté un peu partout après les
obsèques du médecin qui depuis deux ans sillonnait
le territoire et soulevait les foules en prônant le
partage et la réconciliation. Elles ont mis un terme
à l’accalmie trompeuse qui a suivi le retrait de
quelques colonies et elles deviennent de plus en
plus violentes avec les jours qui passent.
Les
escarmouches des premières heures ont fait place aux
attentats des kamikazes et aux ripostes ciblées,
étouffant l’espoir d’une résolution prochaine du
conflit. Suite à l’élection de nouveaux dirigeants
l’antagonisme entre les factions a atteint son
apogée, la tension est parvenue à un paroxysme. Les
gouvernements ont rompu le dialogue et abandonné
toute négociation.
Les
actes de représailles peuvent satisfaire un désir de
vengeance et l’érection d’un mur donner un sentiment
de sécurité, pourtant aucun de ces gestes ne vient à
bout du terrorisme. Ils l’alimentent plutôt. La paix
adviendra lorsque les territoires occupés seront
devenus libres et que le pays réclamé aura vu le
jour. Trop de sentiments, trop d’intérêts sont en
cause. Un tel dénouement apparaît de moins en moins
probable.
Il
faudra un jour qu’une solution soit trouvée,
recevable par les peuples qui s’affrontent. Alors
ils parviendront à cohabiter, le mur sera démoli,
les frontières resteront ouvertes. Mais combien de
souffrances encore à supporter avant que le rêve se
réalise?
En
périphérie de la ville un appartement qui ressemble
à beaucoup d’autres, dont le désordre atteste qu’il
est tenu par un célibataire. Une pièce avec
cuisinette et coin-repas d’un côté, une salle de
séjour de l’autre. Pour meubler cette dernière un
bureau haut de gamme avec bibliothèque à l’avenant,
une causeuse devant la télé, un système de son, des
livres et des CD en grand nombre. Une porte est
entrouverte sur une chambre au lit défait. Une
fenêtre bâille.
En
début de soirée l’occupant des lieux, un homme dans
la quarantaine au teint bronzé, entre en coup de
vent et dépose un ordinateur sur la table de
travail. Il écoute les messages enregistrés sur le
répondeur, fait quelques pas dans la pièce, jette un
regard distrait vers l’extérieur.
Il
paraît agité, nerveux. Depuis une semaine qu’il
besogne sans relâche il pourrait aspirer au repos.
Mais les événements s’enchaînent à grande vitesse
depuis l’arrestation de Nathan dont le décès
inattendu a chamboulé sa conception des choses.
Voilà qu’il se sent menacé à son tour.
Doit-il parler ou se taire, partir ou rester? La
décision qu’il prendra aura des conséquences pour
lui comme pour ceux qui l’entourent. Leur
sera-t-elle profitable? Risque-t-elle de jeter de
l’huile sur le feu? Le risque en est minime en
regard d’une situation déjà tendue à l’extrême mais
est-il justifié de le prendre? Quoi qu’il en soit
impossible de tergiverser plus longtemps, il doit
agir.
L’homme ressent une peur sourde au fond de son être.
Nathan a dû éprouver une émotion similaire et malgré
les menaces n’a pas dérogé à ce qu’il considérait
comme son devoir. Le sien n’est-il pas de reprendre
le flambeau et de suivre son exemple?
Il
est effrayé et voudrait fuir, mais une colère
l’habite et c’est ce qui le retient de s’en aller.
Il n’en peut plus de souscrire aux arguments de ceux
qui, de quelque côté de la barrière qu’ils se
trouvent, prétendent négocier mais écartent toute
concession et ne cherchent qu’à préserver leurs
acquis.
L’usage de la force a pris le pas sur la raison, un
phénomène qui n’a rien d’exceptionnel et qui n’est
pas près de disparaître comme le démontrent de
multiples exemples du passé ou d’ailleurs. Est-ce
une raison pour accepter la situation sans rien
dire? Il faut que cesse l’escalade de la violence
avant que le conflit s’étende et que soit atteint un
point de non-retour, avant qu’il soit trop tard et
que la ville soit à nouveau détruite.
La
solution ne peut venir que de la bonne volonté et du
désir de paix des populations en cause. Si la
communauté internationale a un rôle à jouer, elles
seules peuvent imposer une voie à suivre à leurs
dirigeants. C’est en travaillant de concert qu’elles
parviendront à construire un futur plus serein.
L’homme s’assoit à son bureau, ouvre son portable,
accède au traitement de texte. Il reste un moment en
attente puis commence à taper sur le clavier. Une
phrase en gras d’abord qu’il souligne d’un trait :
"La guerre n’est pas de Dieu" à laquelle il ajoute
après réflexion : "qu’il soit appelé God, Yahvé ou
Allah". Après tout pense-t-il avec un sourire, si
Dieu existe vraiment il ne devrait pas s’offusquer
d’être révéré sous l’un ou l’autre de ces noms.
Il
poursuit avec hésitation, se relit à plusieurs
reprises, revient sur un terme ou une expression qui
lui déplaît, supprime une phrase ici et là pour la
remplacer par une autre. Il fait des pauses
fréquentes durant lesquelles il se lève pour se
dégourdir les jambes.
Bientôt les idées se précisent et les mots lui
viennent avec de plus en plus de facilité, son
rythme s’accélère et un récit prend forme. Les
heures s’écoulent sans qu’il s’en rende compte. Il
écrira ainsi jusqu’au lever du jour.
* * *
Je
vous destine cette lettre Hannah tout en sachant que
vous ne pourrez pas la lire. Je confesse que dans le
cas contraire je n’en aurais pas l’audace. La
terrible maladie qui égare votre esprit vous prive
de la joie de reconnaître ceux qui vous entourent.
Par bonheur elle vous protège du même coup de la
souffrance que procure la perte d’un être cher.
Je
suis Alex, l’ami de longue date de votre fils. Je me
rappelle avec nostalgie la jeune femme qui reçut
dans sa demeure il y a deux décennies l’étudiant
timide que j’étais à l’époque. Il s’agissait de ma
première sortie d’importance, aussi étais-je
impressionné et me sentais-je maladroit devant une
hôtesse qui me paraissait si belle. La chaleur de
votre accueil, la gentillesse de votre voix,
l’amitié transparente dans vos yeux me rendirent
bien vite à l’aise.
Dès
le premier abord je vous ai aimée comme un garçon
chérit sa mère. J’ai compris plus tard que ce
sentiment était partagé et que vous auriez souhaité
une nombreuse famille si vous en aviez eu la chance.
Mon attachement envers vous ne s’est jamais démenti
par la suite, en dépit du mal qui vous affecte et de
la conjoncture actuelle. Il persistera sans faille
je vous assure, jusqu’à l’issue que je pressens
prochaine et dont la pensée par moments me terrifie.
Je
tiens à vous dire que malgré les apparences votre
fils n’a pas disparu à jamais. Nathan demeurera
toujours vivant dans la mémoire de ceux qui ont
travaillé avec lui et l’ont admiré, toujours présent
dans le souvenir de ceux que son corps et son esprit
ont guidés ou guéris.
Vous avez toutes les raisons d’être fière de lui.
Pour nombre de ses compatriotes il aura laissé dans
son sillage une trace aussi impérissable qu’une
empreinte de pas gravée dans la pierre.
À
la fin d’une semaine tourmentée et dans
l’appréhension des choix difficiles qui me restent à
faire, je vous écris avec l’espoir de trouver un peu
d’apaisement dans la quiétude d’une nuit de juillet
chaude et moite. Je jette un regard distrait par la
fenêtre ouverte et respire les effluves tenaces du
jasmin près de la croisée, réconforté par le murmure
incessant de la rue à cette heure tardive de la
journée.
Au
dehors règne un calme trompeur qui contraste avec la
fébrilité des heures précédentes. Tout apparaît
tranquille, presque normal, laissant espérer pour
une énième fois qu’une paix prochaine est au
rendez-vous. Tant il est vrai que la nature humaine
s’adapte aux circonstances les plus tragiques et que
chacun croit en son for intérieur que le danger
s’adresse toujours à quelqu’un d’autre.
Rien dans cette vision idyllique ne dénonce les
temps troublés qui sont devenus notre apanage, où
rarement un jour ne se présente sans qu’un attentat
meurtrier ou une mesure de représailles ne vienne
assombrir un futur déjà menacé. Quelle divergence
avec les dangers auxquels nous sommes exposés!
Quelle dissonance avec les émotions qui bouillonnent
au fond de moi!
Je
veux pendant qu’il m’est encore possible de le faire
relater les événements des dernières années afin de
laisser un témoignage qui traversera le temps, car
je ressens la nécessité de perpétuer le souvenir de
Nathan et de la mission qu’il a entreprise. Je ferai
tout en mon pouvoir pour être sincère Hannah, je
vous en fais la promesse, malgré la difficulté d’une
telle tâche lorsqu’une faute grave demande à être
avouée.
Personne n’aura l’idée d’intercepter une lettre qui
vous est adressée. Aussi Myriam en prendra
connaissance au moment de vous la lire et saura en
disposer. Je n’ai rien à lui cacher.
Je
m’appelle Alex. Ce prénom a pu vous paraître
insolite la première fois que vous l’avez entendu
puisqu’il n’appartient pas de façon naturelle au
peuple dont nous sommes issus. J’en fus conscient
dès l’enfance et n’aurais pu l’ignorer longtemps
après mon retour au pays de nos ancêtres. Or vous
n’en avez jamais fait la remarque, votre délicatesse
et votre discrétion s’y seraient opposé. Sans jamais
le dire, je vous en ai toujours su gré.
C’est pourtant celui dont m’ont affublé à la
naissance mes chers parents. Ils avaient quitté avec
précipitation le territoire d’Europe de l’Est qui
cherchait à s’émanciper au milieu du siècle dernier
et dans lequel un racisme sournois persistait onze
ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Ils
y ont supporté un ostracisme à peine voilé, ayant
appris à la dure la docilité et la soumission sous
un régime oppressif.
Aussi ont-ils voulu éliminer le risque que je
connaisse un sort similaire en Amérique, nouvel Eden
à leurs yeux, où je suis né quelques années plus
tard. C’est à dessein qu’ils ont choisi un prénom
répandu dans leur pays d’accueil et donc plus
susceptible de passer inaperçu, dans l’espoir de
faciliter mon intégration et de m’offrir une enfance
heureuse et sans histoire. Ils n’ont eu que
partiellement raison.
Mon
enfance fut joyeuse c’est vrai, en dépit d’une
situation familiale modeste et d’une éducation
religieuse stricte, entouré que j’étais de quatre
sœurs qui m’ont adulé et gâté, d’une mère aimante et
attentionnée, d’un père extrêmement fier du fils qui
représentait pour lui la continuité. Dans cette
terre de liberté où j’ai eu le privilège de grandir,
je n’ai pas eu à subir la terreur qui fut leur lot
et avec laquelle tant d’enfants dans le monde
doivent encore de nos jours composer.
Mais ils m’ont transmis du même coup, à leur insu
j’en suis sûr, le funeste attribut de servilité, un
trait de caractère qui a marqué mon adolescence.
J’ignorais la confiance en moi durant cette période,
je parvenais mal à lier des amitiés, je n’aurais
jamais eu l’insolence de défier une quelconque
autorité.
Malgré de multiples efforts pour aujourd’hui m’en
délivrer, je porte toujours en moi ce lourd fardeau.
Il explique sans les excuser les actes vils dont je
veux rendre compte dans cette missive. J’aimerais
tellement pouvoir les effacer.
J’ai un autre prénom, secret et plus approprié à
notre origine celui-là, que me murmurait ma mère en
me serrant fort entre ses bras. Il n’appartenait
qu’à nous deux et mon père lui-même en était exclu.
Faisant référence au passé de notre peuple, il me
laissait entrevoir un avenir flamboyant qu’avec
lucidité je n’attends plus.
Son
souvenir me remplit chaque fois d’une étrange
mélancolie. Il fait revivre en mon âme les rituels
mystérieux qui ont modelé mon enfance et qui
conservent leur magie bien que depuis longtemps je
ne pratique plus. Par contre et du même souffle il
me rappelle la distance énorme entre l’homme qu’elle
aurait souhaité que je devienne et celui que je suis
devenu.
Je
ne l’entends plus ce doux vocable depuis qu’elle est
allée rejoindre l’Éternel qu’elle glorifiait, Celui
en lequel pour ma part j’ai cessé de croire. Je ne
l’ai révélé à personne jusqu’à date et je ne le
ferai jamais.
Mais assez parlé de moi Hannah! C’est de votre fils
que je veux vous entretenir ce soir et je ne dispose
plus que d’un peu de temps.
Au sujet de
l'auteur
Diplômé en médecine de l’université Laval, Denys
Cloutier a exercé comme généraliste durant trois ans
au Lesotho, dans le sud de l’Afrique. Il est revenu
compléter une résidence et a obtenu un certificat de
spécialiste en Obstétrique-Gynécologie. Il a
pratiqué toute sa carrière au Centre Hospitalier
Universitaire et à l’Hôtel-Dieu de Sherbrooke. Il a
été professeur titulaire à la faculté de médecine et
y a occupé la fonction de directeur du département.
Le docteur Cloutier s’est impliqué en de nombreuses
occasions dans l’action communautaire de sa ville et
a siégé sur les conseils d’administration de
plusieurs des organismes concernés. Il s’est aussi
intéressé à la politique et a été élu à deux
reprises président du Parti Québécois de son comté.
À la retraite, Denys Cloutier partage son temps
entre le bénévolat et l’écriture. Il a deux livres
parus en ligne Mots pour guérir et La maison
victorienne qui ne sont plus actuellement
disponibles.
Communiquer avec l'auteur
Monsieur Denys Cloutier se fera un plaisir de
répondre à vos courriels.
Voici son adresse électronique :
denys.cloutier@videotron.ca
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La guerre n'est pas de
Dieu, roman, Denys Cloutier,
Fondation littéraire Fleur
de Lys
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