Prologue
Nous sommes sur une plage au jeune sable encore rêche, parsemée de galets et
balayée par un vent chaud. D’imposantes vagues ondulent à l’horizon pour
venir se briser en écume contre les rochers du rivage. Elles s’étendent
ensuite en rigoles qui courent sur le sable comme de longs doigts fouineurs,
parcourant de grandes distances avant de s’imbiber.
À l’horizon, dans un ciel dépourvu de nuages, une grosse boule rouge
réchauffe les flots de son énergie frôlant la démesure. Toutefois, ce soleil
a quelque chose d’inhabituel, d'exotique, mais on ne saurait dire quoi.
Ajoutant à ce flou sentiment d’inconnu, nous constatons que les vagues ne
recèlent aucun poisson, qu’aucun crustacé ne s’aventure sur la plage et
qu’aucun oiseau ne traverse le ciel. Même le sable rude est tout à fait
vierge de tout piétinement.
La cause de cette étrangeté est fort simple, nous ne sommes pas sur Terre
mais plutôt sur une lointaine planète. Et pourtant, tout ce qui nous entoure
est similaire à ce que nous retrouverions sur Terre. Nous percevons du
sable, du roc et de l’eau et nous ressentons l’air vif poussé par la brise.
Mais, en y regardant de plus près, toutes ces choses ne sont au fond que des
assemblages particuliers d’atomes, de la matière analogue à celle qui
constitue la Terre. Contre toute invraisemblance, ce sont les mêmes éléments
qui composent toute la matière de l’univers et qui obéissent aux même lois,
peu importe où ils se trouvent. C’est pourquoi il est possible que ce lieu
évoque à s’y méprendre un autre monde plus familier pourtant très lointain.
Cet oxygène, ce silicium, ce carbone, cet azote et tous les autres
constituants chimiques de cet environnement furent un jour forgés dans un
four géant : le cœur d’une étoile. Alors que les matériaux de l’univers
n’étaient composés à l’origine que d’hydrogène et d’un peu d’hélium, ses
divers éléments se sont ainsi produits au cœur d’un furieux brasier, par
fusion nucléaire, variant en nature et en quantité avec la température
atteinte par l’étoile.
C’est là l’histoire de la complexité. Sous la pression de ce que nous
appelons les lois naturelles, autrement dit les forces issues des propriétés
mêmes de la matière, celle-ci s’est autrefois assemblée de particules en
atomes, d’atomes en molécules, ensuite en nuages de matière qui
s’effondrèrent pour devenir des étoiles et, finalement, de l’union des
étoiles naquirent les galaxies.
À leur mort, si elles sont assez massives pour devenir supernova, ces
étoiles qui brûlent en leurs seins les atomes dont elles sont faites pour
les transformer en atomes plus lourds, projetteront leur teneur à des
années-lumière de distance et à des vélocités extraordinaires. Ces atomes
lourds formeront à leur tour des amas qui deviendront des objets solides
gravitant autour de nouvelles étoiles naissantes : des planètes et autres
satellites.
En définitive, c’est ainsi que s’est constituée le monde où nous sommes. Son
histoire est similaire à celles de toutes les autres planètes, cependant
celle-ci partage quelque chose de particulier avec la Terre, quelque chose
qui explique leurs ressemblances frappantes : leurs orbites. Ces dernières
s’effectuent à une distance parfaite de leurs soleils pour que l’eau y reste
liquide en permanence.
Et dans cette baie au sable cuit par le soleil, perdu dans l’écume de
quelques vagues qui viennent se briser sur le rivage… une ombre aperçue du
coin de l’œil… quelque chose a bougé.
Mais le temps nous manque pour examiner le phénomène de plus près. Nous
devons maintenant partir, quitter cet endroit plutôt paisible. Un long
voyage nous attend même si nous nous déplaçons désormais à la vertigineuse
vitesse de la lumière, soit à 299,792,458 mètres par seconde. Nous nous
élevons et reculons pour quitter cette planète et rejoindre son firmament en
un rien de temps. En gagnant de l’altitude, nous pouvons maintenant observer
les conséquences de mouvements tectoniques constants : des vagues géantes,
hautes de dizaines de mètres, vont se briser férocement contre les récifs
bordant les côtes. La surface des océans reflète le bleu d’azur des cieux et
est entrecoupée de quelques continents rocailleux qui parsèment de teintes
brunâtres la surface du globe.
Le terminateur qui découpe la surface de la planète en jour et en nuit est
actuellement visible, ainsi qu’un halo bleu qui entoure la planète. Il
s’agit de la couche atmosphérique dont la stratosphère est garnie d’ozone,
le tout étant encore enrobé d’un champ magnétique capable de résister aux
bombardements solaires.
Nous quittons l’atmosphère et même le bruit assourdissant des rafales n’est
dorénavant plus qu’un souvenir dans l’inquiétant silence de l’espace. À
l’horizon, derrière la sphère bleue et brune et en contre-jour de l’étoile
orangée, apparaissent deux petites lunes. En continuant d'élargir notre
horizon, nous devenons subitement envoûtés par ce soleil qui brille de tous
ses feus. Triomphant de splendeur, il rend insignifiants les objets célestes
qui l’orbitent.
Cette étoile est très similaire à une autre, nommée Sol, qui se trouve à 94
années-lumières de distance. Comme celle-ci, cette autre étoile jaune-orange
brûlera encore son hydrogène en hélium pour quelques milliards d’années. Il
s’avère qu’elle est justement l’objet de notre destination. Nous sommes en
route pour Sol parce que c’est cette seule étoile dans tout l’univers qui, à
notre connaissance, abrite une planète qui soit peuplée de créatures
conscientes et intelligentes : la Terre. Ses habitants pensants appellent
HD70642 l’étoile qui se trouve présentement sous nos yeux.
Quatorze minutes après notre départ, nous contournons HD70642b, une géante
gazeuse qui prend six ans pour effectuer une rotation autour de son soleil.
La masse de la planète gazeuse est telle que celle-ci protège l’espace situé
entre elle et son étoile de la plupart des multiples objets flottants qui
errent dans ce système solaire, véritables menaces de collisions
désastreuses. HD70642b et ses trois lunes sont donc en quelque sorte un
bouclier cosmique pour ce qui n’apparaît plus maintenant que comme une
lointaine petite boule de roc, de métal et d’eau à peine visible, la planète
d’où débuta notre périple.
Au cours des heures qui suivent, nous traversons l’orbite d’une poignée
d’autres planètes gazeuses et leurs lunes telluriques faites de glace ou de
lave, et nous quittons enfin l’influence gravitationnelle de HD70642 et son
système planétaire.
Nous voyagerons maintenant dans le vide interstellaire pendant 94 ans,
parcourant la périphérie d’une galaxie spirale comme il en existe des
millions de semblables.
Cette galaxie nommée Voie Lactée est large de 100,000 années-lumières et
abrite d’autres 400 milliards d’étoiles. Il s’agit là d’un nombre
impressionnant mais qui ne représente somme toute qu’une infime partie des
70 mille millions de millions de millions (ou 70 sextillions) d’étoiles
estimées dans l’univers connu, réparties en 125 milliards d’autres îles
d’étoiles appelées galaxies.
Notre parcours ne nous permettra même pas d’affleurer le disque principal de
la Voie Lactée, nous sommes plutôt en périphérie d’un des bras jaillissant
de cette grande spirale, un bras appelé Orion. Cet appendice stellaire est à
lui seul large de 200 années-lumières et se trouve séparé du corps principal
de la galaxie par 6000 années-lumières. Voyageant plus rapidement que les
tentacules galactiques qui prennent 250 millions d’années pour effectuer une
seule rotation, HD70642 et Sol ont toutes deux jaillies hors du bras d’Orion
il y a quelques millions d’années. À partir des deux étoiles peut-on voir le
disque galactique sous une forme aplatie, comme une lumineuse traînée
blanche dans l’obscurité.
Ironiquement, dans l’espace, le vide est tout sauf vide. Pendant notre
voyage, tout autour de nous se trouvent à de grandes distances des jeunes
étoiles bleutées, des massives étoiles rouges et des nuages de gaz et de
poussière géants émettant de la lumière multicolore. Il existe aussi
d’autres merveilles de la nature échappant à notre perception mais toutefois
bien présente, en quelque part autour de nous, comme de la matière noire ou
des trous noirs. Ces derniers étant de véritables mangeurs d’étoiles pourvus
d’une densité monstrueuse, n’ont pourtant parfois que la taille d’une pomme.
À une plus petite échelle, le vide contient en moyenne 400 photons ou grains
de lumière par centimètre carré. Autre phénomène se déroulant ici même à
notre insu, les résidus de vents solaires transportent les atomes soufflés
par des supernovae, matière partie de distances extraordinaires et qui
s’assemblera peut-être un jour en nouvelles étoiles ou planètes.
Certains des atomes plus lourds, comme du carbone et du fer, se retrouveront
même peut-être un jour au cœur d’un organisme vivant. Il est vrai d’affirmer
que les êtres vivants, comme les jeunes étoiles naissantes et leurs
planètes, sont faits avec de la poussière d’étoile.
Pendant notre long voyage, nous contemplons de la lumière provenant d’astres
lointains et qui a nécessité des millions d’années pour nous parvenir.
Parfois, sa source lumineuse n’existe même plus depuis des millénaires. Plus
près de nous, autour de certains jeunes soleils orbitent des mondes
fabuleux. Si nous pouvions poser pied sur le sol de ces planètes, nous
pourrions regarder vers la voûte céleste pour y voir un insolite ciel rouge
ou encore un majestueux anneau de glace et de roches débordant les deux
extrémités de l’horizon tel un pont géant accroché au ciel, donnant
l’impression au spectateur d’être infime, microscopique.
D’autres mondes, où il ne fait jamais nuit, appartiennent à des systèmes
solaires doubles ou triples. Ailleurs, des cieux sont décorés d’un
époustouflant spectacle de plusieurs grosses lunes arborant de vives
couleurs et orbitant de près leurs planètes. Sur un monde colossal où la
pluie d’acides et d’ammoniaque ne cesse jamais, un ouragan cauchemardesque
balaie sans pitié une surface d’une taille équivalente à des centaines de
fois celle de la Terre.
Il y a encore dans le cosmos des nuages de gaz géants qui constituent en
fait de véritables pouponnières d’étoiles. Ces nuages s’étendent sur
plusieurs années-lumières et en leurs cœurs se forment des noyaux
gravitationnels qui s’embrasent en étoiles parfois massives, des dizaines de
fois plus massives et des centaines de milliers de fois plus brillantes que
l’étoile vers laquelle nous nous dirigeons.
Voilà maintenant 94 ans que nous voyageons sur un rayon de lumière et, en
termes astronomiques, nous sommes toujours à proximité du bras d’Orion. Nous
approchons de notre destination : Sol. Ce soleil se déplace lui-même à une
vitesse de 250 kilomètres par seconde autour du centre de la galaxie et sa
masse représente plus de 99% de la masse totale de tout son système solaire.
Notre destination ultime, sa troisième planète, tourne elle-même autour de
Sol à presque 29 kilomètres par seconde.
En périphérie du système solaire, nous rencontrons une quarantaine
d’observatoires flottant dans l’espace, en orbite lointaine de Sol et
braqués directement sur nous. Capables de faire abstraction de
l’interférence solaire, ces postes d’observation puissants furent construits
et déployés par les habitants pensants de la troisième planète dans le but
de mieux observer l’univers. Travaillant ensemble comme une seule machine,
ce complexe de satellites est le plus puissant qu’ils ont conçu et leur a
déjà permis de constater l’existence de la planète d’eau et d’atmosphère
orbitant HD70642.
Nous ressentons bientôt l’onde de choc signifiant notre entrée dans
l’influence gravitationnelle de Sol. Plus tard, nous passons l’orbite de la
menue planète Pluton, accompagnée de sa lune Charron.
Un peu plus d’une heure s’écoule avant que nous rejoignions Neptune et son
atmosphère de méthane, d’ammoniaque et d’eau enveloppant son noyau rocheux.
Une heure et demie encore et nous traversons l’orbite d’Uranus et ses 18
lunes. Il nous faudra autant de temps avant de rencontrer la géante Saturne,
ses anneaux de glace et sa vingtaine de satellites. Dix minutes plus tard,
nous croisons l’ellipse de la petite sœur de HD70642b, Jupiter, dont la
masse n’en est que la moitié mais vaut pourtant trois fois celles de toutes
les autres planètes du présent système solaire réunies. Jupiter, comme
HD70642b, joue le rôle de protectrice contre les objets cosmiques, abritant
entre autres la Terre qui se trouve entre elle et Sol. En fait, la vie sur
la troisième planète aurait peut-être été impossible sans la protection
aléatoire de la géante gazeuse.
Nous traversons maintenant la ceinture d’astéroïdes, composée de millions de
rocs dont la taille varie de quelques centimètres à plus de 900 kilomètres
de diamètre. Mais chacun de ces objets est distancé de milliers de
kilomètres de ses voisins, alors il n’y a ici que très peu de risques de
collision. Encore 29 minutes de voyage à la vitesse de la lumière et nous
atteignons la planète rouge, Mars, et ses lunes Deimos et Phobos. Enfin, à
une distance de 8 minutes-lumière de Sol, nous atteignons la Terre après une
dernière étape ayant duré 21 minutes.
* * *
Sur cette planète précieuse et captivante, quelque chose d’extraordinaire
est arrivé il y a environ 3,5 milliards d’année : l’apparition de la vie.
À ce moment, des atomes lourds se sont assemblés en un environnement fermé,
devenant des gouttes opaques de 10 à 30 microns faites de molécules
hydrophobes refermées sur elles-mêmes telles des taches d’huile dans l’eau.
À l’intérieur de celles-ci, d’autres assemblages fructueux de matière eurent
lieu avec des acides aminés, des molécules particulières précurseurs de
l’acide désoxyribonucléique qui allait devenir plus tard le bloc de
construction de la vie.
Une de ces proto-cellules devint vivante, c’est à dire qu’elle eut la
capacité d’utiliser de l’énergie, de se reproduire, d’évoluer et finalement
de mourir. Après beaucoup de temps, certaines de ces cellules vivantes
découvrirent, sûrement par hasard, l’avantage de s’associer et finirent par
se spécialiser pour devenir des organismes. Puis, en se reproduisant, ces
organismes devinrent des espèces, et ces espèces, par leurs interrelations
complexes, finirent par former des écosystèmes.
À l’échelle cosmique il s’est déroulé le même processus que celui qui
engendra les atomes, les molécules et les planètes; c’est une infime partie
d’éléments relativement simples et inefficaces qui s’assemblent en un nouvel
élément plus complexe et plus performant. Après un long processus ayant
emprunté tous les chemins les plus inopinés et ayant nécessité
d’innombrables et infimes étapes, ce qui était à l’origine de lointaines
particules élémentaires fusionnées à des millions de degrés finit par
s’agencer en une espèce vivante, composée d’organismes conscients de leur
existence, capables de s’interroger collectivement sur leurs origines, de
raisonner et de développer des méthodes pour quérir des réponses à leurs
questions existentielles.
Cela résume ce qui est vraiment l’histoire la plus fantastique de toutes.
C’est l’histoire de la complexité, qui émerge des propriétés mêmes de la
matière, une histoire sans but prédéterminé. Une histoire qui était probable
mais pas nécessaire, et dont nous ne connaissons pas encore la fin. Mais les
membres de cette espèce extraordinaire capable de s’émerveiller sur ses
origines et sur son destin semblent en être par hasard l’aboutissement,
ainsi que le plus grand danger de mettre une fin abrupte à l’histoire… leur
propre histoire.
En effet, aujourd’hui la Terre est en très mauvais état. La vie y est
devenue précaire…