EXTRAIT
Méditations
canines, nouvelles,
Georges
Mouskhelichvili, Fondation littéraire Fleur de Lys
La première séance
Les lettres de Pâques
Les détails échappés
Aujourd’hui, nous sommes dimanche de Pâques… Je me souviens d’une aventure
qui m’est arrivée il y a six ans, au début du troisième millénaire, alors
que j’étais encore… je ne dirais pas jeune, mais plutôt une autre personne…
Ce voyage à travers la réalité n’a duré que sept semaines et il s’est
terminé précisément le dimanche pascal. Chaque année, à Pâques, des
fragments de souvenirs accablants enfouis dans ma mémoire viennent
tourbillonner dans ma tête et me forcer à les récupérer pour reconstituer la
chaîne des événements et en recomposer la trame entière.
Le premier jour de Carême, Véronique – c’était son nom – est arrivée dans
mon bureau sans s’annoncer à l’avance, sans rendez-vous, à l’improviste,
comme de la neige au début de l’été. Je n’avais pas de patients ce jour-là.
J'étais passé en coup de vent dans mon bureau pour ramasser un vieux livre
que j’avais oublié la veille sur ma table. Quel livre ? Je n’arrive pas du
tout à m’en souvenir.
C’était une femme dans la quarantaine, sans aucune caractéristique
particulière, s’il est possible d’être ainsi. Ses yeux paraissaient avoir
perdu de leur couleur brune ou de leur éclat, elle était maigre, très maigre
même. Il m’est difficile de décrire de quelle façon elle s’était habillée,
mais son costume d'un goût étrange me mettait mal à l'aise. Je n’ai pu voir
ses cheveux à ce moment-là, car ils étaient dissimulés sous un foulard
bariolé de dessins russes.
Elle avait en main un vieux sac de voyage en cuir brun d’une bonne grosseur
et qui s’harmonisait on ne peut mieux avec ses yeux. Au premier coup d’œil,
ce sac devrait appartenir plutôt à un homme qu’à une femme.
Puisque je viens de parler de son apparence physique, un détail intéressant
me revient soudainement à l’esprit : Véronique était de taille beaucoup plus
haute que celle de la moyenne. Dieu sait comment je ne l’avais pas remarquée
auparavant.
J’en reviens aux premiers instants, quand elle a ouvert la porte de ma salle
d’attente… Sans aucune crainte, me regardant droit dans les yeux, sans la
plus petite confusion, elle s’est approchée de moi d’une manière plus que
légère pour sa taille et elle m’a tendu une main froide. C’était sa gauche,
j’en suis certain.
« Bonjour. Je m’appelle Véronique Claus, a-t-elle dit. Je viens de loin,
des États-Unis. Je suis de passage ici, je me promenais et j’ai vu votre
enseigne sur la porte. Pouvez‑vous m’accorder une consultation sans
rendez-vous, sans références ? Il s’agit de mon frère qui est très malade.
Je peux vous payer trois fois le tarif, et même davantage. »
Malgré son fort accent anglais, qu’elle essayait de dissimuler autant
qu’elle le pouvait, elle parlait un très bon français. Et il n’était pas
difficile de se rendre compte qu’elle était riche et qu’elle savait qu’avec
son argent, elle pouvait obtenir tout ce qu’elle désirait. Cependant, il
était fort probable que tout ce qu’elle ne pouvait acheter était beaucoup
plus important pour elle que ce qu’elle se procurait facilement à gauche et
à droite. Pouvais-je refuser d’acquiescer à sa demande ? Très certainement.
Mais le côté caché de sa « demande » me porta à faire le contraire.
« Certainement, j’ai le temps. Pourtant, en ce qui concerne le prix, il
demeure le même. Entrez dans mon bureau et assoyez-vous confortablement. »
Avec un grand soupir, elle se plongea dans les coussins du fauteuil situé en
face de la fenêtre qui donnait sur l’Université McGill. D’un coup, sa voix
changea : passant brusquement d’une tonalité à l’autre, elle est devenue
beaucoup moins forte.
« Mais… il ne s’agit pas de moi, il s’agit de mon frère. C’est de lui que je
voudrais vous parler. Est-ce que cela change quelque chose ? »
Je vis qu’elle commençait à se sentir moins « puissante », si l’on peut
dire. Madame Claus ne pouvait trouver de position confortable dans un
fauteuil. Elle ouvrait constamment son sac pour le refermer ensuite, elle me
regardait et, en même temps, elle évitait mon regard.
Je fixai mon attention sur son sac brun, qui cachait sans doute une partie
de son histoire, de sa souffrance ou de son amour. Il n’était pas difficile
de deviner qu’il pouvait aussi bien appartenir à son frère malade qu’à un
simple médecin de famille. Probablement que leur vieux docteur vivait dans
une toute petite ville et qu’il arrivait chez ses patients à cheval. Il
devait fumer un long et grand cigare cubain qui incommodait tout le monde.
Avant de commencer le traitement, il lavait ses mains pâles et bien
soignées, et des gouttes d’eau tombaient sur ce sac, violant la souplesse de
son cuir brun.
« Ne vous inquiétez pas. Rien ne semble pouvoir changer votre envie de
parler… Alors… »
Ainsi débuta cette histoire. C’est vrai qu’elle a pris pas mal de mes
efforts et qu’elle m’a plongé dans un cadre inattendu et très particulier...
Mon frère
Avant de parler, elle prit une cigarette dans sa main gauche, mais d’un coup
et sans hésitation, elle la cassa et l’enfouit dans sa poche.
« Je ne sais comment commencer… C’est un sac de mon père ; il était médecin,
quelqu’un de très connu dans son domaine. Quand il est décédé, mon frère
mettait parfois ses papiers dedans... Et maintenant, c’est moi qui m’en
sers. Non, ce n’est pas ça… Mon frère, paraît-il, souffre d’une maladie
incurable et l'hôpital psychiatrique est un meilleur refuge pour lui. Je
voudrais quand même vous raconter son histoire. Peut-être… »
Elle arrêta subitement son court monologue en se figeant dans la souffrance
mal dissimulée. Elle prit une autre cigarette, pour refaire exactement les
mêmes gestes que la première fois, se donnant le temps de trouver les mots
nécessaires.
Dois-je lui poser des questions ou réussira-t-elle à parler ? Cette question
bloquait mon raisonnement depuis déjà quelques bonnes minutes.
« Madame Claus, dites-moi, de quel problème souffre donc votre frère ?
— Je ne suis pas très forte en diagnostic, proclama-t-elle, en plus, je ne
retiens pas les termes médicaux. Alors, il m’est impossible de vous
répondre ; par contre, je peux vous raconter en détail son attitude envers
la vie ou comment il se comportait dans telle ou telle situation. Ainsi,
vous aurez le matériel nécessaire pour tirer vos propres conclusions,
évidemment, en prenant en considération le fait que je suis subjective… »
Étant donné qu’elle ne me laissait pas le choix, j’ai décidé de ne plus
poser de questions et de l’écouter en silence, jusqu’à ce qu’elle me raconte
les motifs qui l’ont obligée à venir me raconter son histoire.
« Je suis plus âgée que Jack ; nous avons cinq ans de différence. Il était
toujours le préféré de nos parents, mais cela n’entraînait jamais de crises
de jalousie de ma part. J’ai accepté cela dès ses premiers jours dans notre
famille avec une facilité étonnante pour une petite fille. Je l’aimais
beaucoup et je l’aime encore, et cet amour est la cause principale de cette
consultation…
» Je n’ai jamais eu de conflits avec lui : il m’obéissait toujours, il
faisait tout ce que je voulais. Vous comprenez ? Très jeunes, nous avons
perdu notre mère. Elle est morte subitement, sans qu’aucune maladie ne nous
prépare à son départ. Cela a été un choc pour Jack, qui a pleuré sans arrêt
pendant plusieurs semaines. Quant à moi, j’ai vite accepté sa mort.
Pourtant, j’aimais infiniment ma mère…
» Notre père était très occupé par son travail, c’est pourquoi il a dû
engager une gardienne pour prendre soin de nous. Je voudrais vous dire
franchement que je n’ai pas apprécié cette idée, car je me sentais capable
de m’occuper seule de Jack. J’ai donc décidé de nous débarrasser de cette
femme, qui faisait, imaginez-vous, des tentatives pour séduire mon père. À
l’époque, j’avais déjà treize ans. J’ai caché la boîte à bijoux de ma mère
dans la chambre de cette femme et j’ai demandé à mon père la permission de
porter son collier de diamants pour le bal de fin d’année à l’école.
Évidemment, j’ai obtenu sa permission, mais mon père n’a pas trouvé cette
boîte à sa place. Comme par hasard, il l’a retrouvé dans la chambre de notre
gardienne, qui a dû quitter notre maison le soir même…
» Je m’occupais de Jack, qui grandissait de jour en jour. Papa continuait à
s’absenter pour son travail, jusqu’au jour où son remplaçant nous a
téléphoné pour nous annoncer que notre père était mort subitement au cours
d’une conférence. J’ai choisi un bon collège pour Jack et, quelques années
plus tard, un métier qui, d’après moi, lui convenait parfaitement. Comme il
était fort en sciences exactes, j’ai pensé qu’il serait pratique pour lui de
devenir comptable ; de plus, il pourrait gérer parfaitement nos finances.
Tout allait bien ; nous étions ensemble, mon frère et moi. Mais un jour…
» Docteur, pourrais-je avoir un autre rendez-vous avec vous ? Je suis
fatiguée, excusez-moi. J’espère que vous êtes libre demain… »
Comme elle semblait en effet extrêmement défaite et fatiguée, j’ai été
obligé d’accepter de la rencontrer une autre fois. Cette femme était-elle
une des causes de la maladie de son frère, qui l’avait fait interner dans
une maison psychiatrique ?
L'amour incontrôlé
Il était déjà tard pour rentrer chez moi à pied comme je le faisais
habituellement, et j’ai dû prendre un taxi. Quand je me suis installé sur le
siège arrière de la voiture, un vrai mélange de pluie et de neige tombait
sur la voiture, et j’admets que mon moral laissait plutôt à désirer. Quel
type de conseil attendait-elle de ma part, si elle n’acceptait que ce qui
lui plaisait ? Ce soir-là, je me suis couché tard. Assis sur le divan,
j’essayais de comprendre comment je pouvais aider ce pauvre homme enfermé
dans un hôpital psychiatrique par sa sœur bien-aimée.
Le matin, il faisait si mauvais que même une bonne tasse de café chaud ne
pouvait me réconforter. Avant de quitter mon nid de célibataire, j’ai pris
un livre, celui que j’avais oublié il y avait quelques jours dans mon bureau
et dont le titre ne me revient pas encore… Une demi-heure plus tard, j’étais
déjà dans le bus qui me transportait dans le Vieux-Montréal.
J’avais trois patients, Madame Claus était la quatrième et la dernière.
J’avais fait exprès de la placer après mes autres rendez-vous, pour me
sentir plus à l’aise et avoir tout mon temps, me rappelant que sa première
visite avait duré plus de deux heures ; c’était beaucoup pour une seule
consultation.
Les trois premiers patients ne sont pas restés longtemps : ils étaient tous
les trois réellement pressés et ne cachaient pas leur envie de quitter mon
bureau le plus rapidement possible. C’était drôle, car habituellement ils me
prenaient beaucoup plus de temps et d’énergie. J’ai même eu l’impression
qu’ils voulaient libérer la place pour cette quatrième personne qui mettait
tout le monde mal à l’aise par sa simple présence.
Madame Claus ouvrit la porte de mon bureau à quatre heures pile, au moment
précis où la plus grande aiguille de ma montre tomba sur le chiffre douze.
Incroyable ! Elle n’a pas attendu mon invitation pour entrer, et son
« bonjour » n’est sorti de sa bouche qu’après qu’elle eut été assise dans un
fauteuil.
Voilà une chose qui m’a encore étonné, sinon frappé : sa fidélité à ce grand
sac de voyage, qu’elle traînait encore. Encore un détail : elle était vêtue
exactement comme la veille…
« Puis-je commencer ? a-t-elle demandé.
— Je vous en prie, madame. »
Elle m’avait demandé cela avec une telle insistance que ma réponse m’avait
paru totalement artificielle. Par contre, ma cliente était tout à fait
naturelle et elle ne laissait aucune possibilité d’en douter.
« On vivait donc très bien ensemble, mon frère et moi. Mais un jour, il est
tombé amoureux d’une femme. Je ne la connaissais pas auparavant et,
malheureusement, elle a complètement transformé la personnalité de mon
frère. Il ne m’était plus possible de l’accepter : il ne m’écoutait plus, me
parlait rarement, et il était toujours auprès d’elle. Je me sentais seule,
parfois triste… »
J’ai interrompu sa narration par une simple question qui me semblait logique
et, franchement, j’ai regretté de l’avoir posée. Elle m’a lancé un regard
glacial et ne m’a pas répondu. Elle a simplement continué sa phrase :
« … je me sentais abandonnée. Pour moi, il était clair qu’il fallait faire
tout en mon possible pour briser cette liaison funeste. Mais comment faire ?
Pour y parvenir, il me fallait au moins connaître cette femme, mais Jack
faisait tout pour la cacher, créant un mur autour de moi qui m’isolait dans
l’impuissance…
» Un beau jour après son anniversaire, quand il a eu ses vingt et un ans, il
m’a déclaré qu’il voulait l’épouser. Ce fut un choc pour moi. Je lui ai
alors proposé de l’amener souper chez nous pour faire connaissance. C’était
ma dernière chance de réaliser mon plan. À mon avis, leur séparation
apporterait du bonheur à Jack. Il ne me restait qu’une petite chose à
régler : inventer un bon plan d’action…
» C’était une fille simple et plutôt jolie. Je dois préciser qu’elle n’avait
pas la beauté fine d’une aristocrate, mais plutôt les traits d’une poupée,
comme une Barbie, si vous voyez ce que je veux dire. Elle venait d’une
famille plutôt pauvre. Elle travaillait comme serveuse dans un restaurant et
faisait son baccalauréat en sciences infirmières. Elle parlait tout le
temps, ses blagues étaient grossières et bêtes. Elle embrassait constamment
mon frère, et ses gestes d’amour m’énervaient. La chose la plus triste,
c’est qu’il l’aimait et que son amour paralysait son cerveau…
» Aussitôt partie, j’ai trouvé ce plan maudit, je l’ai trouvé ! Je
reviendrai demain à la même heure. Je vous remercie, Docteur. »
Elle ne m’a aucunement demandé si j’étais libre le lendemain et si
j’acceptais de lui donner une autre consultation. Elle le savait à
l’avance…Mais pourquoi n’ai-je rien dit alors ? N’était-ce pas parce que je
voulais à tout prix savoir la fin de son histoire ? Ce fut une curiosité
impardonnable de ma part.
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