PREMIÈRE PARTIE - LA CHUTE
CHAPITRE I - LE RETOUR
— T’en fais pas, ça va aller…
Il s’empressa de raccrocher le combiné, n’osant
avouer à sa sœur qu’il n’y croyait plus
beaucoup, à ce : « ça va aller! »
Ces derniers mots de Jacques à Diane la rendirent perplexe. Un nuage
sombre embua ses yeux. Machinalement, elle releva une mèche de ses longs
cheveux noirs, laissant deviner une ride d’inquiétude sur son front. Elle se
doutait bien qu’il était en difficulté plus qu’il ne voulait le laisser
croire. Jacques lui paraissait si seul… si loin, et elle le savait sans
aide.
Comme un vieil orme oublié au milieu d’un champ en jachère, Jacques
assumait seul sa vieillesse au sein d’une maison enfouie sous la forêt à
l’extrémité d’un rang peu fréquenté de la campagne. Fuyant la société qu’il
avait du mal à côtoyer, il y vivait depuis une vingtaine d’années.
Diane peinait à comprendre cette vie de reclus.
« Enfin, se dit-elle, à demi résignée, puisqu’il me dit de ne pas
m’inquiéter. »
* * *
Pensif, Jacques jeta un regard inquiet par la large fenêtre devant lui.
Une neige lourde et mouillée n’en finissait plus
de tomber. La forêt se laissait habiller de blanc en silence.
Déjà, l’herbe de la terrasse ne représentait plus
qu’un souvenir.
Dans sa tête, des pensées lourdes et mouillées aussi.
« Une neige à bonhomme, » se dit-il avec un brin de nostalgie en
se remémorant, l’espace d’une seconde, les jeux d’hiver de son enfance,
pendant qu’une larme se détachait de sa paupière, errait un moment dans le
sillon creusé par l’âge près de son nez et s’arrêtait à la commissure de ses
lèvres.
Il l’attrapa de sa langue et en goûta le sel avec émotion.
« Ça va aller… Ça va aller… Oui, oui, » se répéta-t-il comme pour se
convaincre.
La journée tragique de décembre qu’il venait de vivre tiraillait ses
pensées. Tout ce qu’il avait cru solide comme le roc, subitement si fragile.
La dernière courbe de sa vie tracée avec tant de
conviction et maintenant si brumeuse. Un sombre pressentiment perché
en lui comme un oiseau de malheur laissait
maintenant présager le pire. La neige qui s’amoncelait aujourd’hui,
celle d’hier et celle de demain hâteraient-elles sa décision? Allait-il
quitter ce lopin de terre qu’il avait choisi, abandonner cette forêt qu’il
aimait tant? Elle était son refuge, loin de la méchanceté des hommes. Il en
connaissait tous les recoins comme s’il les avait façonnés. Il ne pouvait
concevoir un autre mode de vie. C’était sa manière à lui d’éviter les
regards réprobateurs et de cacher la honte qui
l’habitait encore. Dans ce paradis perdu et privé, il avait tenté de
remettre à flot cette confiance qui lui avait si cruellement fait défaut sa
vie durant.
Il se voyait maintenant engagé sur la pente du déclin, croulant sous le
cumul des ans comme une vieille grange dont la charpente fléchit sous le
poids de la neige. Ses forces, jadis sans limites, lui échappaient, fuyaient
par tous les pores de sa peau. Ces derniers mois, il avait noté sa démarche
plus hésitante. Sa mémoire aussi. Oui, sa mémoire,
elle se délabrait. Elle chancelait au point que cet automne, il avait
perdu sa route, pour la première fois, dans sa propre forêt… sans y rien
comprendre. Pourtant jusque-là, il avait cru en connaître chaque arbre,
mieux que le fond de sa poche! Et, il avait
éprouvé une incompréhensible peur. Peur des arbres qui subitement se
ressemblaient tous. Un labyrinthe imprévu. Il avait failli y laisser sa
peau. Il avait dû s’arrêter, s’asseoir sur une souche, tenter de s’orienter.
Un moment, le soleil qui se couchait en s’agrippant au sommet des sapins
avait guidé son choix. Il avait marché vers lui, à tâtons, jusqu’à sa
disparition complète derrière les hautes ramures.
Puis, à travers l’obscurité, il avait continué à avancer, dans une
direction imaginée. Au petit jour, entre les
arbres encore barbouillés de nuit, sa maison était soudainement
apparue, à quelques mètres de lui.
Il avait fondu en larmes en la découvrant.
Il vivait seul dans cette maison, bâtie par lui, près d’un lac artificiel
creusé aussi par lui. Depuis au moins vingt ans, il cherchait à comprendre
le mal de sa vie, à en recoudre les bouts effilochés. Cette maison, il
l’avait plantée là, au milieu de la forêt, comme un arbre dont les fenêtres
auraient été percées par le bec effilé d’un grand pic. Chaque matin, le
ricanement de cet oiseau qui s’affairait non loin de là à mitrailler le
squelette d’un vieux hêtre le faisait frémir. Les fenêtres, il les avait
voulues larges; pour pouvoir suivre et s’intégrer à l’activité bourdonnante
du sous-bois. Avec soin, il avait choisi de grosses pierres pour en ériger
les murs; un mélange harmonieux de vert et de gris qui lui donnaient un
air frondeur, capable d’affronter les pires
tempêtes hivernales. Pour ajouter à son efficacité, il l’avait aussi
coiffée d’un toit pointu. « Comme le faîte d’un sapin, se disait-il, afin
que la neige ne puisse s’y accrocher. »
À l’intérieur, un foyer, affublé de ces mêmes pierres,
occupait le mur en angle droit avec celui des
fenêtres. Devant, il avait installé un
fauteuil basculant en cuir patiné par l’usure. Il aimait s’y
prélasser durant les longues soirées d’hiver. Il pouvait alors tout à la
fois admirer la forêt et les flammes du brasier
qui se caressaient. Ces moments savoureux devenaient
pour lui des occasions de méditations et de
rêveries inépuisables.
Il passait la plupart de son temps dans cette pièce, à la fois son salon
et sa cuisine. Tout au fond, un poêle à bois, jadis très utile, avait
maintenant l’air de s’ennuyer. Il ne s’en servait plus, ne sachant plus très
bien comment se concocter un repas. Il préférait de loin se réchauffer du « tout
prêt » sur le feu de son foyer ou, en été, sur un petit brasier
allumé près du lac.
Mais, ce soir rougeoyant d’automne, tout avait
basculé. Il s’était égaré sur sa propre terre, dans cette forêt qu’il
avait pourtant sillonnée tant de fois, en tous
sens, parvenant toujours à retrouver sa route. Pendant un instant, il
avait craint ne plus jamais revoir sa maison. Elle
s’était volatilisée parmi les arbres, comme dans un mauvais rêve.
« Comment cela a-t-il pu m’arriver? » se demandait-il, incrédule.
Et comme si cette journée n’avait été qu’un prélude à ses déboires, hier
encore, il en avait vécu une autre, plus traumatisante que la première. Pour
tenter de dénouer son angoisse et sur un ton qui se voulait rassurant, il
venait d’en parler à Diane. D’un trait, il avait débité sa mésaventure.
L’avait-elle bien reçu? Il n’en était pas certain.
Pendant que les larmes continuaient de glisser une à une sur ses joues,
il repassa à nouveau le film de ce drame.
La journée avait débuté par un coup de fil à sa voisine la plus proche;
celle qu’il se plaisait à nommer sa chauffeuse de taxi et
qu’il appelait chaque fois qu’il avait à sortir. Depuis le décès de son
mari, elle aussi vivait seule dans une maison délabrée, à un kilomètre de
chez lui. Elle possédait une voiture
brinquebalante encore plus abîmée que sa maison, mais qui tenait
toujours la route. Elle s’en accommodait. Mis à part son viraillage
dans le rang en quête des derniers ragots, elle n’allait jamais très loin.
Une fois la semaine, elle s’en servait pour faire ses courses au village et
une fois l’an, elle se rendait à l’Hôtel de Ville pour acquitter ses taxes.
Ses seules sorties; mis à part bien entendu les quelques sous qu’elle
pouvait tirer de Jacques en le conduisant où il le désirait.