EXTRAIT
Un héritage en
Amérique, roman, Hélène Beaudet Proulx
Fondation littéraire Fleur de Lys
Remerciements
Mille mercis à mon mari, René Proulx, l’amour de ma
vie, pour son soutien inconditionnel, ses
encouragements et sa grande patience. Je tiens à
souligner l’apport de monsieur Robert Duchesne, pour
ses merveilleuses descriptions du Texas des années
60. Toute ma reconnaissance à monsieur Paulin
Gingras pour ses démonstrations en arts martiaux,
pour les renseignements sur les techniques de la
forge et pour m’avoir fait profiter de son
expérience dans le maniement des différentes armes à
feu. Un merci tout spécial à ma cousine, Judith
Jobidon, pour sa collaboration dans la correction du
manuscrit. Et enfin, un merci du fond du cœur aux
membres de mon comité de lecture pour la pertinence
de leurs commentaires.
* * *
EXTRAIT DU CHAPITRE I
Le diagnostic
Anormalement épuisée par une longue tournée de
concerts, Karen March s’était enfin résolue à
consulter un médecin. Depuis leur retour à
Amsterdam, Maurice Vermeer, son gérant et ami,
l’exhortait à prendre l’avis d’un spécialiste,
répétant qu’il valait mieux prévenir que guérir.
Le résultat des examens la foudroya. Un coup de
massue sur le crâne aurait causé moins de dommage.
Toute joie de vivre disparut en un clin d’œil de ses
jolis yeux noisette. Sa silhouette se contracta pour
mieux supporter le choc, mais le mal s’infiltrait
sournoisement à travers chaque fibre de son corps.
– Un cancer! Non! Vous devez vous tromper, vérifiez,
je vous prie! balbutia-t-elle d’une petite voix
désemparée.
Campé dans son fauteuil, derrière son bureau, le
docteur Derksen, un homme aux cheveux gris et au
regard compatissant, ferma lentement le dossier
qu’il avait devant lui. Malgré ses nombreuses années
de pratique médicale, il souffrait toujours
lorsqu’il lui fallait apprendre d’aussi tristes
nouvelles à un de ses patients. Le traumatisme qu’il
leur infligeait bien malgré lui, le mortifiait.
Cette femme superbe, dans la fleur de l’âge, avait
toute sa sympathie.
– Hélas, mademoiselle March, c’est la vérité. Vos
poumons sont sévèrement attaqués. Je vous en dirai
davantage lorsque nous aurons procédé à une biopsie.
Elle fronça les sourcils en levant la tête.
– Une biopsie?
– C’est un prélèvement d’un fragment de tissu pour
l’examen microscopique. Je peux vous prendre un
rendez-vous. Il serait préférable d’agir le plus tôt
possible. Nous serons ensuite fixés sur le type de
traitement à appliquer.
Complètement déstabilisée, son cœur s’emballait,
elle se leva en bredouillant d’une voix à peine
audible :
– J’ai besoin d’un peu de temps pour assimiler tout
cela, je vous rappellerai, docteur.
– Je comprends, mademoiselle, prenez le temps qu’il
vous faut pour y réfléchir.
Comment une maladie pareille pouvait-elle s’attaquer
à elle! Stupéfiée, tétanisée par la peur, ses yeux
s’embuèrent, soudain, elle suffoquait, ses jambes
flageolantes avaient peine à la soutenir. La gorge
nouée, elle sortit du cabinet du médecin.
Mourir d’un cancer à vingt cinq ans! C’était
ridicule! C’était incroyable! C’était tout
simplement inacceptable! Comme à peu près tout le
monde, elle avait rencontré des gens atteints d’un
cancer et les avait plains de tout son cœur. Elle se
croyait pourtant à l’abri d’un tel malheur, cela
devait arriver uniquement aux autres.
Brisée, ce n’était plus qu’une pauvre âme, partagée
entre l’abasourdissement et l’envie de hurler son
désespoir, là, en pleine rue. Une plainte étrange
jaillissait de ses entrailles, un affreux mélange de
rage et d’impuissance montait en elle, pendant que
ce terrible mot prenait toute sa signification. Sa
vie entière basculait dans le néant, elle avançait
comme un zombi. Après avoir tant travaillé pour
bâtir sa carrière, l’injustice dont elle était
victime, la révoltait. Il devait y avoir méprise,
c’était la seule explication possible. Plusieurs
scandales éclataient chaque année, pour dénoncer les
erreurs de diagnostic, causées par un mauvais
classement des données. Oui, oui, ce ne peut être
que cela, tout va s’arranger, tentait-elle de se
convaincre.
Sans prévenir son entourage des premiers résultats,
elle prit un second rendez-vous, dans une autre
clinique. En attendant, elle rappela le docteur
Derksen pour faire faire la biopsie. Elle devait
s’assurer que cette tumeur était bel et bien
cancéreuse. Deux heures plus tard, sa secrétaire
confirmait l’opération pour le lendemain à huit
heures trente.
– Vous pourrez rentrer chez vous demain soir.
Avez-vous quelqu’un pour vous conduire?
Karen hésita quelques secondes avant de répondre.
– Oui, bien sûr, c’est plus sécuritaire, j’imagine.
La secrétaire approuva instantanément. Leur
cuisinière et femme de maison, Mme Wouwerman, se
chargea d’aller la chercher. La brave femme aurait
apprécié une explication, le désarroi de sa
maîtresse l’inquiétait, mais Karen était avare de
tout commentaire. Pour ajouter à la détresse de la
jeune femme, Stand, son fiancé, était en voyage
d’affaires. Le téléphone était certes inapproprié
pour une nouvelle de cette gravité. Après deux
semaines interminables, à éplucher toute la
littérature publiée sur le sujet, les dernières
radiographies aboutirent aux mêmes conclusions. Pour
finir d’enfoncer le clou, les résultats de la
biopsie confirmèrent que la tumeur était cancéreuse.
Par ce bel après-midi de septembre, Karen errait
dans les rues ensoleillées d’Amsterdam, insensible à
la beauté de ce magnifique paysage d’automne, en
proie à une profonde détresse. Ce soir-là,
complètement désorientée, elle permit à sa douleur
de s’exprimer et fut secouée de violents sanglots.
En parlant avec Stand, en début de matinée, elle eut
toutes les peines du monde à cacher la profonde
désolation qui déferlait en elle. Et pourtant, elle
avait l’impression de sombrer tranquillement,
irrémédiablement, dans un abîme sans fond, d’où
personne ne pouvait la sortir. Au bout du fil, Stand
jubilait, content de lui annoncer la réussite de ses
démarches, promettant de célébrer cela dès son
retour, prévu pour le lendemain.
Karen se ressaisit tant bien que mal pour son
arrivée et parvint à fêter ses succès. Mais, au
matin, à bout de force et abattue par le
découragement, après une nuit d’insomnie, elle se
rendit à l’atelier d’Élisabeth.
Celle-ci blêmit en saisissant toute la gravité de
cette maladie. Elle hocha vivement la tête en signe
de dénégation.
– C’est impossible, bredouilla-t-elle, tu gardes ce
terrible secret depuis deux longues semaines! Elle
se prit la tête entre les mains. Tu es incroyable,
ça me dépasse. Et s’ils ont mêlé les radiographies?
Tu as pensé à cela?
– Oui, soupira Karen, j’ai eu la même réaction que
toi. Je refusais d’y croire, c’est pourquoi j’ai
changé de clinique et demandé un second avis. Hélas,
j’ai eu la même réponse.
Elles pleurèrent ensemble, dans les bras une de
l’autre.
– Et Stand, comment a-t-il réagi?
– Il l’ignore toujours, il est rentré hier. Si tu
l’avais vu, il était fou de joie, enthousiasmé par
ses projets. Il aurait été cruel d’assombrir ce
moment.
– Au diable les affaires de Stand! s’insurgea
Élisabeth. Tu dois absolument le prévenir, il est
assez grand pour t’épauler dans le malheur qui
s’abat sur toi. Autrement, à quoi rimerait votre bel
amour?
– Il a beaucoup travaillé pour décrocher ces
contrats, je voulais qu’il récolte sa part de joie
avant de le mettre au courant de mes malheurs.
– Tu le ménages comme si c’était encore un gamin.
J’ai beaucoup de difficulté à comprendre votre
relation, c’est une version de l’amour qui
m’échappe, si c’est de l’amour. Tu le traites comme
si tu étais sa chère maman. Drôle de mariage que tu
te prépares ma belle!
Karen retira son manteau d’un geste impatient et
l’envoya voler sur le dossier d’une chaise. Elle
haussa le ton et son beau visage s’empourpra.
– Liz! Je t’en prie! Évites-moi les leçons de morale
aujourd’hui, puisque je te promets de tout lui dire,
parlons d’autre chose. De toute manière, le mariage
est aux oubliettes maintenant, je vais mourir,
j’ignore combien j’ai de temps devant moi.
Élisabeth sourit de toutes ses dents.
– À la bonne heure, tu te choques encore! Ce foutu
cancer vient de perdre ses premières plumes, c’est
la preuve qu’il peut être vaincu. Tu dois t’en
convaincre, je ne connais rien qui puisse te
résister quand tu te fourres quelque chose dans le
crâne.
Ces quelques phrases mirent un baume sur les
blessures de la pianiste. La réaction de son amie
l’encouragea à lutter, c’était sa première vraie
source de réconfort depuis le début de ce cauchemar.
Elle sourit et pressa Élisabeth dans ses bras.
– Merci Liz, c’est gagné, tu m’as fait réagir.
J’aurais dû foncer ici en sortant de cette clinique.
Tu es la seule à pouvoir me faire sortir de mes
gonds aussi promptement. Je devrais pourtant le
savoir depuis le temps qu’on se connaît.
– C’est à cela que sert l’amitié Karen March. C’est
gratuit et ça vient du plus profond de mon cœur. Tu
es ma meilleure amie, la seule à me connaître sous
toutes mes coutures. C’est notre force, regarde où
elle nous a menées, ne sommes-nous pas géniales?
– Pour le moment, je suis un génie possédé par un
cancer, soupira Karen. Je dois y aller, Stand
m’attend.
Puisqu’il fallait le prévenir, aussi bien se jeter à
l’eau immédiatement. De toute manière, il
soupçonnait quelque chose, elle sentait qu’il allait
la bombarder de questions à la première occasion.
Elle le pria donc de s’asseoir confortablement et
débita toute l’histoire.
Stand l’écouta sans l’interrompre, tour à tour
incrédule et médusé. Les préparatifs du mariage
étaient en cours, sa mère chérissait Karen et la
considérait déjà comme la fille qu’elle a toujours
désirée. Son père approuvait le choix de son fils,
il prévoyait doter le jeune couple d’une demeure
plus spacieuse, en prévision des enfants à venir.
– Avant d’avaler ça, tu vas voir le docteur Percier,
mon père va t’avoir un rendez-vous. C’est une grosse
pointure dans le domaine, si quelqu’un peut nous
éclairer, c’est certainement lui.
Elle leva un visage déconfit.
– J’ai déjà deux diagnostics Stand, à quoi bon
insister? Les prochaines étapes sont plutôt
d’envisager l’avenir qu’il nous reste encore. Il est
clair que j’abandonne le piano, plus de concert, du
repos, du changement, de l’air pur.
Il réfléchissait vite malgré les tremblements qui
l’envahissaient à une vitesse vertigineuse. Karen
était toute sa vie, la seule femme qu’il ait jamais
aimée, celle avec qui il projetait de fonder une
famille.
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