EXTRAIT
Petit pommier, roman, Isabelle
Couture Vézina,
Fondation
littéraire Fleur de Lys
Extrait du chapitre 1
Après mille atermoiements, un souffle continu expulse enfin la
canicule estivale. Ce zéphyr nouveau, délectable après les rayons acérés,
dégénère en vent. Un vent frisquet, du nord, exhalant l’automne
sur la colline où, petit, monsieur Ziggy prit l’habitude de gambader. Il
chérit cet endroit, témoin de son sort. En particulier, ce
versant raboté par le vent de l’île, occupé par multiples pins,
érables et pommiers. C’est un peu son Éden à lui, sa terre
promise dont jamais il ne se lassa d’admirer.
— Hum! Les grillons vocalisent si fort, il doit être 13h00, se dit Ziggy en
replaçant sur son épaule une courroie de son sac à dos.
Les grillons, mais aussi les oiseaux ne perdirent jamais cette
habitude d’après-midi ensoleillé de déchirer de leur tapage la tranquillité
de la colline. À chacun ses petites manies. Ici, on n’entend pas ce bruit
d’effroi que fait le temps qui passe. Outre les grillons et les oiseaux,
l’air plein de mouches grince, le ruisseau bruisse, les aiguilles des
vétustes pins et quelques feuilles mortes craquèlent sous les pieds. Cette
cacophonie fait le bonheur de monsieur Ziggy depuis toujours. Les promenades
en ce lieu champêtre revêtent, pour lui, un amoncellement
d’instants marqués par le merveilleux. Elles restent un plaisir
unique, sans borne, comme si un lien éternel créé par le surnaturel
l’unissait à cet endroit astreint au fantastique.
En cheminant au travers de la forêt et lorgnant du coin de l’œil
un harfang des neiges l’escortant discrètement, monsieur Ziggy
constate qu’un soleil de plomb vient maintenant défier la fraîcheur
automnale. Le vent ne rafraîchit pas autant qu’en matinée. Tandis que des
gouttes de sueur perlent sur son front, il quitte la forêt pour grimper au
sommet du tertre et rejoindre son petit pommier, posé là depuis exactement
soixante-sept ans. Il dépose son sac à dos, renverse sa
casquette et scrute d’un air préoccupé la vallée.
— Les feuilles des arbres s’entêtent. Elles ne rosissent pas. Octobre
s’achève pourtant, murmura le vieil homme en levant les yeux
vers son pommier comme pour recevoir une explication.
Une fois de plus, elle vient en retard la saison sublimée par la couleur. La
nature se rebelle sous ses yeux. Jamais il n’imagina un tel désordre. En
soixante-sept ans, les quatre saisons de son Canada se
remarquèrent par une discipline affranchie de toute confusion.
— La nature est détraquée, déclara pensif monsieur Ziggy.
D’un geste bourré d’émotivité, il étreint son pommier. Ses bras entourent
l’arbre avec un intense respect. Monsieur Ziggy le jure, il sent le cœur de
son arbre. Il ferme les yeux et apprécie cette communication
unique. Il entend le harfang des neiges se poser sur la cime du pommier. «
C’est sûrement lui », se dit-il en ne cherchant pas à interrompre ce moment
magique. Il n’ouvre même pas les yeux.
Monsieur Ziggy pense fort. Peut-être que le pommier recevra ses réflexions?
Il a cette foi. Face au végétal, il tente de disculper la majorité des
humains pour le dérèglement de la nature. Il radie le
prêt-à-penser condamnant avec véhémence l’humain.
— Crois-moi pommier, ceux qui ont fait ça sont minoritaires sur la planète
et n’ont plus de cervelle, déclara monsieur Ziggy.
Il ajouta encore, la tête basse et le regard découragé :
— Ils sont chevauchés par plus fort qu’eux c’est-à-dire le profit, toujours
le profit et toute leur existence se déploie pour en assurer la survie.
Monsieur Ziggy refuse d’appesantir le remord. Le blâme est
inutile. En digne citoyen ordinaire, il accepte la
conscientisation et se résigne à la responsabilité. Il composte, recycle,
adopte les transports en commun et respecte son
environnement. Si la planète se détériore et la survie de
l’humanité reste incertaine, la faute ne lui appartient plus. Il préfère au
blâme s’égosiller à dénoncer la minorité riche, libre d’obligation et de la
morale citoyenne, agissant au nom d’un seul dogmatisme, le profit.
— Je te le dis Antoine, il faut dénoncer l’élite jonchée au sommet du monde,
la pointer du doigt, l’identifier, confia Ziggy à son vieux copain
Antoine, ancien as de la finance, aujourd’hui
retraité, un jour de grisaille estivale, attablé au bistro du
coin et un peu ivre d’un vin de pays.
— Tu as raison mon ami, rétorqua Antoine habitué au bavardage engagé de
Ziggy.
— Tu sais Antoine, l’élite, j’ai bien essayé de la cerner. Je ne comprends
toujours pas sa motivation. Faire passer le profit avant la vie
ne sert aucun intérêt humain ou je n’ai rien saisi, ajouta Ziggy, le geste
extravagant.
— Peut-être que l’élite est inhumaine ? osait dire Antoine.
— Que dis-tu là mon ami? Ne va pas trop loin. Je garde espoir. L’élite est
encore humaine, seulement asservie par le capital, dit encore Ziggy en
faisant signe à la serveuse de lui apporter une autre bouteille de vin.
Il était comme ça, monsieur Ziggy. Il aimait bien de temps en temps picoler
en refaisant le monde comme pour se convaincre de sa propre
importance. Élever sa voix rouillée d’homme ordinaire pour
compromettre l’autosatisfaction d’une élite débilitée par le profit, lui
donne la sensation de participer à un ultime enjeu planétaire.
Il croit que son action alimente la réflexion du populo et éveil son
potentiel créatif.
Monsieur Ziggy ne se méfie pas du vent d’automne et de ses
écarts. Le vent rage, souffle sa casquette. Il tente un geste
mécanique pour la rattraper, l’arracher au vent, mais sa maladresse d’homme
un peu mûr l’envoie embrasser la terre. Le choc brutal le secoue. Le harfang
des neiges bat de l’aile. Un spasme de souffrance au bras gauche se
manifeste. « Ça va passer comme le reste », dit Monsieur Ziggy en se
relevant avec peine.
Une voix issue de son cerveau l’invite à retourner à la maison
se concocter une tisane. Son cerveau entre souvent en conflit avec sa
volonté de vivre. Monsieur Ziggy préfère régir sa décrépitude à sa façon
c’est-à-dire, en la combattant le plus possible. « C’est encore
moi le patron », aimait-il rétorquer à sa conscience. Il
récupère la casquette que le vent échappa et éclata de rire comme pour se
sortir de l’embarras.
Monsieur Ziggy choisit de s’asseoir aux pieds de son pommier sur l’herbe
encore verte et humide. Son manteau de toile bourgogne se mouille. Il le
sent bien se mouiller et devine l’empreinte d’une terre noire, salissante à
souhait. Il ne bouge pas. Il se béatifie. Le soleil lui fait
maintenant faux bond. Des nuages noirs chargés se
pointent. Le vent persiste, les feuilles se retournent, il va
pleuvoir. « Tant pis », se dit Ziggy.
Adossé à son pommier, il dépose ses mains derrière la tête. Les nuages se
meuvent à grande vitesse. Il s’exalte encore comme un gamin devant une telle
exhibition. Toute cette splendeur l’incite aux souvenirs. La plupart d’entre
eux le font sourire, d’autres poignent. Le souvenir de l’automne
de ses douze ans décuple l’intensité des phénomènes habituels de
l’émotivité.
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