EXTRAIT
C'est la faute au méthanier,
roman de science-fiction,
Jean-Guy Chouinard,
Fondation littéraire Fleur de Lys
Premières pages du chapitre 1
le méthanier
Roussof vient tout juste d’entrer
dans les eaux territoriales canadiennes et
c’est pourquoi son commandant, Alexandre
Koussalev, se rapporte verbalement à la
Garde côtière canadienne pour confirmer son
passage dans la voie maritime du
Saint-Laurent jusqu’à Lévis (Québec),
endroit où il doit livrer son chargement de
gaz liquide.
– Le Roussof appelle la Garde côtière
canadienne.
C’est le commandant de la corvette
Iroquois de la marine canadienne qui
reçoit la communication, et après s’être
assuré de la position du navire russe en
vérifiant sur son écran radar, celui-ci
s’empresse de faire rédiger le message
suivant à son port d’attache de Saint-Jean
de Terre-Neuve ainsi que l’oblige le
règlement :
– Ici le commandant J. P. Legros de la
corvette Iroquois. Ce message
s’adresse à tous les bâtiments se trouvant
présentement en eaux territoriales pour
l’Est du Canada : prière de noter que le
méthanier Roussof est présentement en
direction de Lévis pour y transborder son
chargement de gaz liquide. Il vient tout
juste d’entrer dans nos eaux territoriales
et sa position est à 48 degrés
de latitude sud par 50 degrés
de longitude nord. Vitesse approximative du
navire, 18 nœuds.
En
provenance de Mourmansk, port nordique de la
Russie, le navire d’à peine dix ans d’âge
est chargé de plus de 290 000 litres
de gaz liquéfié et, malgré le fait que nous
sommes en mars, la triple coque du navire
lui permet de remonter le fleuve glacé sans
danger pour sa cargaison. Propulsé par deux
puissants moteurs diesel, il peut facilement
atteindre la vitesse de 20 nœuds
malgré ses 300 mètres
de longueur et son tirant d’eau de plus de
12 mètres.
Par
mesure supplémentaire de sécurité, le
commandant ordonne à son préposé aux
communications de confirmer, par télex, son
arrivée prochaine à son armateur russe ainsi
qu’à son représentant à Québec, la firme
Serex. Une copie additionnelle devra être
expédiée au bureau de la Garde côtière de
Saint-Jean, Terre-Neuve.
En
ce 7 mars
2011, il est 14 heures
lorsque le brise-glace Jacques-Cartier
de la marine canadienne reçoit la
communication de l’Iroquois alors
qu’il est à dégager la voie maritime à
l’ouest de l’île d’Anticosti. L’hiver
2010-2011 fut particulièrement froid et à
plusieurs reprises, en janvier et février,
le fleuve Saint-Laurent fut complètement
recouvert d’une épaisse couche de glace. Ses
moteurs ouverts au maximum, le brise-glace
réussit quand même à se frayer un chemin
malgré cette glace de plus de trois mètres
d’épaisseur.
Au
bureau de la Garde côtière canadienne de
Québec, responsable du trafic maritime pour
le fleuve et le golfe du Saint-Laurent,
l’arrivée prochaine du méthanier nécessite
plusieurs mesures spéciales de sécurité.
Une
de celles-ci consiste à s’assurer qu’aucun
navire ne rejoigne ou ne croise ce bateau
russe pendant sa remontée du fleuve afin
d’éviter d’éventuelles collisions. Après
avoir fait le relevé des navires naviguant
dans le golfe et sur le fleuve, il est en
mesure d’imprimer que :
Seulement deux navires se trouvent
présentement dans le golfe en direction de
Saint-Romuald : le Créole, enregistré
aux Bermudes, et l’autre de Rimouski, le
King Whale, enregistré aux Bahamas mais
appartenant à des intérêts canadiens. Il
s’agit de deux pétroliers conçus pour
naviguer dans les glaces. Celui en direction
de Saint-Romuald est chargé de pétrole lourd
(fuel) devant être traité à la
raffinerie de cet endroit. L’autre est
chargé d’essence pour les automobiles, en
provenance de la raffinerie de la
Nouvelle-Écosse pour fournir ses
concessionnaires de Rimouski et de
Chicoutimi.
D’après les évaluations de la Garde côtière,
il est estimé que le pétrolier en direction
de Saint-Romuald devrait précéder le
méthanier de dix bonnes heures pour
atteindre son point de livraison alors que
ses cales sont remplies de plus de
200 000 barils de brut.
En
ce qui a trait au pétrolier King Whale,
il est déjà dans le golfe à la hauteur de
Gaspé, et c’est pour lui que le brise-glace
s’acharne à casser un pont de glace à
l’ouest de l’île d’Anticosti avant de le
précéder au port de Rimouski pour ensuite en
faire autant sur la rivière Saguenay en
direction de Chicoutimi.
Par
télex, le préposé de la Garde côtière de
Québec s’assure que tous ces navires sont
bel et bien informés de l’arrivée du
méthanier dans le golfe et en même temps, il
informe Pointe-Noire que deux pilotes
devront être disponibles pour monter à bord
du méthanier et diriger celui-ci jusqu’à
Lévis.
Il
transmet ensuite à tout ce beau monde les
prévisions météorologiques pour les quatre
prochains jours :
– Les températures varieront de -25o à
-35oC
provoquant, à certains endroits où le fleuve
est à eau vive, une évaporation se
cristallisant à faible latitude et causant
une faible neige, rendant ainsi la
visibilité réduite à moins de 100 mètres.
Une dépression en provenance des États-Unis
et des Grands Lacs devrait apporter un
réchauffement des températures au cours des
journées suivantes, le tout causant par le
fait même de fortes chutes de neige et des
vents de plus de 80 kilomètres/heure en
direction est.
Dès
la réception du message du bureau chef de la
Garde côtière, le responsable de
Pointe-Noire informe les trois pilotes
disponibles de se préparer; un devra diriger
le pétrolier Créole jusqu’à
Saint-Romuald alors que les deux autres
devront servir d’escorte et de guide pour le
méthanier. En ce qui a trait au pétrolier
King Whale, il n’est pas nécessaire de
lui fournir un pilote, car le capitaine de
ce navire connaît par cœur le chenal du
Saint-Laurent et il est accrédité pour se
rendre, sans pilote, à Rimouski et à
Chicoutimi.
Tout semble vouloir bien se dérouler même si
de sévères règlements ont été imposés aux
compagnies exportatrices de gaz liquide.
Deux ports sont accrédités au Québec depuis
2008, soit Gros Cacouna et Lévis. Par mesure
de sécurité, tout méthanier pénétrant en
eaux territoriales canadiennes doit en
informer immédiatement la Garde côtière
canadienne et maintenir une communication
constante, à toutes les demi-heures, avec un
navire appartenant au gouvernement du
Canada.
De
plus le méthanier, dans le but d’éviter
toute attaque terroriste, doit avoir à son
bord au moins quatre personnes fortement
armées, de façon à pouvoir repousser par les
armes toute tentative de prise de possession
du navire. Finalement, aucun navire de
commerce ou autres, incluant les navires de
la Garde côtière et de la marine, ne devra
en aucun temps se trouver à moins de
5 kilomètres des méthaniers lorsque ceux-ci
sont sous charge.
Le
commandant du Jacques-Cartier connaît
très bien ces règlements et c’est pourquoi
il communique immédiatement avec le
Créole pour l’informer qu’il a de la
difficulté à briser le pont de glace à
l’ouest de l’île d’Anticosti, ce qui le
retardera de plusieurs heures par rapport à
l’horaire prévu.
Tout de même, il ne voit pas la nécessité de
communiquer avec le King Whale étant
donné que celui-ci se trouve à environ
20 milles nautiques de Rimouski et que sans
doute il bénéficie d’un passage d’eau libre,
car il n’a pas demandé son assistance pour
entrer à ce port et livrer son essence
automobile.
Le
King Whale est un petit pétrolier
pouvant contenir environ un million de
gallons de liquide. Tantôt il transporte du
diesel ou du gaz léger, mais toujours des
produits raffinés. Tous les mois, il fait la
navette entre la raffinerie de la compagnie
située en Nouvelle-Écosse et les ports de
Rimouski, de Chicoutimi, de Québec et de
Montréal. En période de grands froids, il se
limite tout de même à livrer ses chargements
à Rimouski et à Chicoutimi.
Sorti des chantiers maritimes de Singapour
il y a plus de 12 ans, il est retourné à ce
chantier maritime, il y a bientôt une année,
pour faire renforcer sa coque afin de
pouvoir naviguer sur le fleuve Saint-Laurent
en période hivernale. Comme il arbore le
pavillon de complaisance des Bahamas afin
d’éviter de voir la compagnie verser des
impôts au Canada, son équipage est bien
entendu composé à 90 % de matelots en
provenance de l’Afrique de l’Est et de
l’Extrême-Orient. Le commandant Ken Black
est canadien et natif de la Nouvelle-Écosse
de même que son assistant et ses trois
officiers de pont. Le reste de l’équipage
est composé d’un cuisinier et de son
assistant en provenance de l’Inde, de deux
préposés à la radio en provenance de
Singapour, d’un chef mécanicien canadien
assisté de quatre Turcs. Quatre hommes de
pont de descendance asiatique complètent
l’effectif régulier de ce navire, soit
18 personnes en tout et partout.
Pour sa part, le pétrolier Créole est
commandé par un Suédois et son assistant de
même que par trois officiers de pont
allemands. Le reste de l’équipage provient
de l’Amérique centrale. Ce navire fut
construit il y a plus de 20 ans en France et
sa coque, bien que renforcée, doit
nécessairement faire appel à un brise-glace
lorsqu’il doit naviguer en hiver sur le
fleuve Saint-Laurent.
Connaissant les faiblesses du Créole,
le commandant du Jacques-Cartier lui
demande s’il ne serait pas plus sage de sa
part de demeurer en attente au large des
îles Saint-Pierre-et-Miquelon pendant qu’il
s’acharnera à casser le pont de glace pour
laisser passer, de façon prioritaire, le
méthanier. Comme il y a toujours une vive
concurrence entre les commandants de navire,
la réponse du Créole est négative et
il informe le Jacques-Cartier qu’il a
bel et bien l’intention de continuer sa
route vers l’amont du fleuve et que c’est le
méthanier qui devra attendre plutôt que lui.
Le
King Whale a entendu les propos
échangés entre le brise-glace et le
Créole et il se fait un point d’honneur
de communiquer avec le Jacques-Cartier
pour l’informer qu’il n’arrive pas à
entrer à Rimouski et que le brise-glace est
demandé en assistance prioritaire. Pour sa
part, le méthanier, étant encore trop loin,
n’a pas entendu les dernières conversations
radio.
Après avoir informé le King Whale
qu’il devra attendre au large de Rimouski,
le temps qu’il démolisse l’embâcle de l’île
d’Anticosti, le Jacques-Cartier lance
à fond ses moteurs et après trois heures de
virage en rond, il réussit tant bien que mal
à ouvrir un chenal dans l’amoncellement de
glaces. Mais quelle n’est pas sa surprise
quand son radar lui indique que le King
Whale n’est plus en attente à Rimouski
mais qu’il se dirige présentement vers le
fiord du Saguenay.
Une
courte conversation radio avec le pétrolier
l’informe que celui-ci se dirige maintenant
vers Chicoutimi, car il semblerait qu’à cet
endroit le quai est à l’eau libre et qu’il
pourra y laisser une partie de son
chargement avant de revenir livrer le reste
à Rimouski.
N’ayant plus à se préoccuper du King
Whale, le Jacques-Cartier se
contente maintenant d’ouvrir un passage au
Créole qui est présentement à moins
de 20 milles nautiques de lui. Bien que les
brouillards de neige l’empêchent de
l’apercevoir, le radar lui transmet
fidèlement la position du tanker en
direction de Lévis. Précédant ainsi le
pétrolier, il lui ouvre difficilement la
route à suivre jusqu’à Pointe-Noire afin de
voir le pilote de la voie maritime monter à
son bord.
Malheureusement, il est impossible pour le
pilote de monter à bord du pétrolier, car la
navette est prise dans les glaces au quai.
Cet état de choses oblige le brise-glace
ainsi que le pétrolier à se mettre à l’ancre
dans l’attente de vent pouvant dégager le
quai ou d’une accalmie de la température
permettant à l’hélicoptère du brise-glace de
téléporter le pilote du quai jusqu’au
pétrolier.
Pendant ce temps, le Roussof
contourne l’île de Terre-Neuve du côté Est
et fait son entrée dans le golfe
Saint-Laurent en naviguant de façon à passer
à plus de 50 milles marins de l’archipel des
îles Saint-Pierre-et-Miquelon. Maintenant
toujours sa vitesse à 18 nœuds car les eaux
sont libres de glace, le commandant se
félicite d’être en avance de 24 heures sur
l’horaire prévu.
Pendant que le Jacques-Cartier et le
Créole sont toujours à l’ancre en
face de Pointe-Noire en attente de
changements de température, le King Whale,
pour sa part, traverse assez facilement le
fleuve pour s’engager dans le fjord du
Saguenay en direction de Chicoutimi.
Malheureusement pour lui, à 5 milles marins
de l’embouchure de cette grande rivière, il
rencontre des amas de glace qui, même si on
pousse les moteurs au maximum, l’obligent à
reculer pour tenter à trois reprises de
briser cet embâcle.
Finalement le commandant du King Whale
doit se rendre à l’évidence : il ne
pourra réussir à se rendre à Chicoutimi sans
l’assistance d’un brise-glace. Il ordonne
donc à regret de jeter l’ancre pour ensuite
communiquer avec la Garde côtière de Québec
afin de recevoir l’assistance d’un
brise-glace. La réponse qu’il reçoit le
déçoit grandement; on l’informe que le
Ministère ne dispose que d’un brise-glace
pouvant lui venir en aide, soit le
Jacques-Cartier, et il doit
présentement escorter le pétrolier Créole.
De plus, les deux navires sont eux aussi à
l’ancre à Pointe-Noire dans l’attente d’un
changement de température.
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