Pourquoi écrire ?
Voyager vous laisse d'abord sans voix,
avant de vous transformer en conteur.
Ibn Battuta
Pourquoi vouloir partager les souvenirs d’un voyage effectué il y a si
longtemps ? Pourquoi ce besoin nouveau de raconter ce que j’ai vécu
durant ce périple qui a duré plus de trois ans ? Pourquoi penser qu’un
autre que moi s’intéresserait à mes vieilles histoires ?
Il est toujours rassurant de pouvoir justifier nos gestes et nos
décisions. Ces questions m’ont donc habité à toutes les étapes de la
rédaction de mon récit. Je me suis demandé ce qui pouvait bien m’avoir
motivé à entreprendre ce projet, quarante-cinq ans plus tard. Surtout
que, durant toutes ces années, je n’avais que rarement évoqué cette
étape de ma vie avec mes amis ou ma famille. Bien sûr, il est arrivé que
je me rende intéressant, à l’heure du souper, en racontant quelques
anecdotes exotiques. Cependant, certaines expériences vécues au cours de
ces années passées à l’étranger étaient difficiles à partager dans des
conversations. Je les ai donc gardées pour moi. C’est ainsi qu’avec le
temps, plusieurs souvenirs et une bonne partie de l’héritage humain que
m’a laissés mon périple étaient devenus comme un vieux livre dont on a
apprécié la lecture mais qui dort dans la bibliothèque. On n’ose pas
s’en débarrasser mais on ne l’ouvre que très rarement.
Je crois que si j'ai si peu parlé de mon voyage, c’est que je me suis
vite rendu compte qu’il était difficile de partager les émotions
associées à plusieurs de mes expériences, particulièrement celles vécues
en Inde. J’ai réalisé que je n’arrivais pas à bien faire comprendre ce
que j’avais éprouvé à ceux qui n’étaient jamais allés en Asie. Il
existait, entre nous, une sorte de fossé qui était créé par le fait
qu’on ne peut vraiment appréhender certaines réalités pour lesquelles
nous n’avons aucune référence. Certains moments que j’avais vécus durant
ce voyage ne pouvaient être complètement compris que par des gens qui
non seulement avaient vu mais avaient aussi côtoyé et senti les niveaux
extrêmes de surpopulation, de famine, de discrimination, de chaleur
torride, d’exploitation, de violence et de pauvreté qui étaient le
quotidien de la majorité des Asiatiques. Comment alors parler de ces
expériences sans tomber dans le spectaculaire ? Comment évoquer tout
cela sans avoir l’air de se poser en héros aux yeux de ceux qui ne sont
jamais partis ? En même temps, banaliser la misère et la douleur n’est
une option pour aucune personne qui en a été témoin. Ce n’était pas
facile et je n’ai jamais bien réussi cet exercice de communication
orale. Je me suis dit que le récit écrit était possiblement un meilleur
médium pour y arriver.
Mais pourquoi maintenant ?
Parce que la vie avance, inexorablement, et que je sens qu'il me reste
moins de temps qu'avant. Bientôt, « je finirai ma vie dans un murmure »
(T.S. Eliott). Je devrai alors faire « deux petits pas de côté », comme
le dit si justement mon ami Serge Durand dans la magnifique chanson
qu'il a écrite sur sa mère. Deux petits pas pour laisser toute la place
à mes enfants et mes petits-enfants et pour que se fasse la « suite du
monde » (Pierre Perrault).
Alors, que restera-t-il ? Laisserai-je une trace ? Je ne sais pas,
peut-être une toute petite et pour si peu de temps. De nos jours tout va
tellement vite, notre vie ne fait qu’effleurer ce et ceux qu’elle
touche.
Dans ce récit, j’ai voulu témoigner d'une époque différente sans pour
autant affirmer qu'elle était meilleure car était-elle meilleure ? C’est
vrai que les dernières décennies ont amené des progrès sociaux
importants en démocratisant l’instruction, en rendant les femmes moins
inégales aux hommes et en faisant une place à des gens que leur
orientation sexuelle avait marginalisés. Il faut cependant avouer que
nous sommes loin d’avoir réduit toutes les inégalités et nous avons
échoué à réaliser nos idéaux de paix et d’amour. Nous avons encore la
même peur de l’autre; il n’y a que l’autre qui a changé. Les Arabes et
les réfugiés africains ont ainsi remplacé les communistes. Cette peur de
l'autre avait amené la guerre du Vietnam, l'embargo avec Cuba et le
maccarthysme; elle alimente aujourd’hui la guerre au terrorisme et la
psychose face aux migrants. Je ne pourrais donc dire quelle époque est
la plus «progressiste».
Mais peut-être sommes-nous dans une période de transition. Nous
assistons actuellement à la mondialisation accélérée de l'économie et de
la culture. Avec l’accès à internet, cette technologie si envahissante
mais si séduisante, nous vivrons peut-être LA véritable révolution :
celle qui rendra tous les hommes égaux dans le creuset universel du
cyberespace!
Au cours des quarante dernières années, les relations entre les hommes
habitant notre Terre ont radicalement changé. Nous vivons aujourd’hui
dans un monde où l’espace et le temps sont comprimés. Le monde entier
n’est qu’à un ou deux clics de souris et internet a éliminé le concept
même de délai. Il n'y a plus d’espace-temps entre l’envoi d’un SMS et sa
réponse, entre un appel et son retour, entre un désir et son
assouvissement. Je serais bien heureux si mon récit servait à vous
rappeler une époque où tout n'était pas nécessairement programmé, où
nous pouvions choisir d’étirer le temps nonchalamment, sans urgence. Où
nous avions aussi conscience de la distance qui nous séparait les uns
des autres sur la planète. Cette distance elle-même nous donnait du
temps. Comme les moyens de communication étaient moins performants, cela
pouvait prendre plusieurs jours ou semaines avant de pouvoir entrer en
contact avec nos proches lorsque nous étions à l’étranger.
Cette distance faisait aussi en sorte que tous n'écoutaient pas la même
musique, ne portaient pas les mêmes vêtements et ne mangeaient pas les
mêmes plats. Il n’y avait aucune chaîne de fast-food à l’Est de Munich.
La musique des Beatles n’avait pas encore fait le tour du monde. Les
écarts entre les cultures étaient donc remarquables et remarqués. La
soif de la différence était ressentie par plusieurs jeunes de ma
génération. Nous recherchions ce qu’il y avait de différent chez
l’étranger et nous voulions le comprendre.
En plus de vouloir témoigner d’une autre époque, je dois avouer que j’ai
aussi voulu me faire plaisir. Je m’en confesse, j’aime écrire. J’aime
les mots, particulièrement leur son et leur association qui forme des
phrases qui permettent d’exprimer notre pensée. Il y a des phrases
neutres qui décrivent les décors mais il y en a aussi de plus colorées
qui révèlent nos émotions. Par exemple, il y a des mots qui nous rendent
l'odeur d'une ville et la densité des foules. D'autres encore qui crient
la violence et la douleur ou qui murmurent la tendresse.
J’aime aussi le papier qui accueille mes phrases et les inscrit dans la
pérennité. Il y a quelque chose de rassurant dans un livre. Il donne du
« poids » à l’histoire. En quelque sorte, il matérialise mon souvenir.
Il le fait passer de ma mémoire au monde réel. Il est la preuve tangible
que «j’ai été». Il laisse une trace…
Mon intention dans ce récit est de partager quelques souvenirs qui
peuplent ma mémoire. Ceux de mon voyage m’ont accompagné pendant bien
des années. Je ne revendique pas dans mon texte un récit exact de tout
ce que j’ai vécu dans ce voyage de plus de trois ans. Non, je suis
conscient que mes souvenirs pourraient très bien ne pas être
parfaitement fidèles à mes expériences. Ainsi parfois, j’en ai peut-être
exagéré quelques-uns qui touchaient quelque chose de très sensible en
moi. Il est également probable que j’en ai atténué d’autres qui
m’ennuyaient ou m’embarrassaient. Et il est certain que j’en ai oublié
plusieurs que mon esprit jugeait insignifiants. Donc, ce récit n'est
probablement pas complètement conforme à la réalité. Mais n’allez pas,
pour autant, penser qu'il est romancé ou imaginé. Non, il représente
fidèlement le souvenir que j’en ai gardé à travers le filtre du temps et
de son cortège d’expériences. Le voyage que j’ai décrit est celui que
mon esprit en a gardé.
Il est bien rare que nos décisions ne soient motivées que par une chose;
ce récit ne fait pas exception. Écrire, au départ, n’est généralement
pas un exercice de modestie car l’auteur suppose que ce qu’il veut
raconter mérite que le lecteur y consacre quelques heures de ses
loisirs. Je confesse ce péché. Mais j’aime penser qu’il y avait plus. Si
j’ai entrepris l’écriture de ce récit c’est en pensant particulièrement
à mes trois enfants Thomas, Alélia et Gabriel afin de leur témoigner de
mon expérience d’une époque révolue. Le monde des années '70 nous a
permis, à mes amis et moi, d’entreprendre une aventure enrichissante et
exaltante qu’il serait bien difficile de répéter aujourd’hui. Les pages
qui suivent me permettent d’en partager le souvenir avec vous.
Ce récit sera donc une des traces que je laisserai derrière moi. Il est
peu probable que cette empreinte dure longtemps. Une fois l’encre
séchée, elle s’effacera plus ou moins vite. J’aimerais cependant qu’elle
s’imprime, pour un temps, dans la mémoire de ceux qui font encore une
place au rêve dans leur vie.
Avec toute mon amitié et infiniment de tendresse,
Jean-Luc