Chapitre 1
La lune était à son zénith ! Peut-on
dire ça de la lune ?
Ronde, pleine,
bleue... Elle émettait sa lumière
blafarde sur les flots qui bougeaient doucement sous la
caresse de la brise venant du Sud. Quelques spectres
flottants dérivaient lentement vers l'embouchure du
fleuve St-Laurent. Bercés par les vagues, ils
ressemblaient à des fantômes sans vie.
L'ombre mouvante qui se déplaçait fit
peur à la gamine. Elle détourna son regard du mur et
cacha ses yeux dans ses petites mains. Le clapotis de
l'eau contre la coque était le seul bruit qu'elle
entendait. Soudain un cri atroce vrilla ses tympans.
Elle se laissa glisser par terre et se mit à sangloter.
Un choc sourd contre la coque empêcha
Jasmine de se faire attraper par le vilain croquemitaine
car elle se réveilla brusquement. Se levant d'un bond,
elle regarda par le hublot et recula de surprise… deux
petits yeux noirs la regardaient avec insistance. Une
sorte de voile enveloppait ce regard furtif.
Ray St-Cyr, sa femme Claudia et leur
petite fille étaient partis depuis deux jours sur le
fleuve avec leur bateau de plaisance. Un quinze mètres
solide bien équipé pour voyager. Avocat à Limoilou,
c'était leur première vraie sortie ensembles. La
dernière remontait en février lorsqu'ils étaient allés
voir le spectacle d'un gars qui imitait Elvis et ensuite
le lendemain lorsqu'ils avaient passé l'après-midi à
patiner sur la rivière St-Charles. Habitant le Boulevard
des Capucins depuis quelque années, l'endroit était tout
près de chez eux, et souvent il se maudissait de ne pas
se rendre respirer l'air plus souvent en famille.
Une ombre soudaine fit crier Jasmine
éperdument. Elle se sentit empoignée solidement par la
taille. Ses pieds ne touchaient plus le plancher de
bois. Elle se débattit de toute la force de ses sept ans
et demi, mais la poigne était trop forte, trop
puissante... Elle parvint à remonter sa petite main pour
la refermer solidement sur une poignée de cheveux et se
mit à tirer de toute ses forces en criant.
– Cesse de gigoter et de crier comme ça,
Jasmine.
Elle se calma, la voix profonde de son
papa la rassura. Sa tête heurta légèrement le cadre de
la porte tant son papa allait vite.
– Ayoye, ma tête !
– Excuse, ma chérie. Tiens Claudia,
prends-la un instant.
La petite fille se blottit bien à l'abri
dans les bras de sa maman. Plus rien ne pouvait lui
arriver maintenant ! Elle colla sa tête contre l'épaule
de sa protectrice et regardait son papa s'activer près
de l'évier. Elle se demandait ce qu'il lui arrivait pour
qu'il ait l'air si crispé tout d'un coup. Normalement
elle trouvait son père nonchalant et tranquille. Un peu
comme le paresseux qu'elle avait vu dans un reportage
sur les animaux à la télé la semaine dernière.
– Arf, la clé vient de se casser dans la
serrure, grrrrr... Quelle saloperie de mer...
– Ray !, cria Claudia, les gros mots !
– Mes excuses Claudia.
Il ramassa une tasse à café qui traînait
sur la table et la passa au travers de la vitre qui vola
en éclats. Évitant les débris de verre, il se saisit du
fusil. Avisant les cartouches, il en prit une poignée.
Il entendit son épouse crier à fendre
l'air.
– Mais cesse donc de...
– Toi, tu la fermes, et tu poses ton
pétard sur le comptoir sans gestes brusques. Compris ?
Surpris en même temps que soulagé, Ray
déposa l'arme sans dire un mot. Enfin, on saurait à quoi
s'en tenir. L'incertitude était pire que d'être
confronté au danger, quel qu'il soit !
Trois hommes au teint basané pointaient
leurs armes vers eux. L'un d'eux sortit des tie-wrap de
sa poche et lia les mains de l'homme et de la femme
derrière leur dos. Il jeta un regard vers la petite
fille qu'il jugea comme quantité négligeable.
– Marc, emmène-les à la cale, nous on
achève le travail ici.
– Ok, Rico. Je m'en occupe, fit un
gringalet tout en os.
Marc prit Ray par le coude et le fit
monter sur le pont. Une passerelle de cordage reliait
les deux bateaux. Après quelques faux pas, Ray prit pied
sur le bateau pirate. Il était au moins trois fois plus
grand que le sien. Il n'eut pas le loisir de compléter
son examen car une violente poussée dans le dos manqua
de le faire culbuter dans l'étroit escalier menant à la
cale. Il sentait la colère mélangée à la peur l'habiter
de plus en plus.
Un long tuyau de métal allait d'un côté
à l'autre du mur en bas et des anneaux y étaient
enfilés. Des chaînes très longues ressemblant à des
serpents métalliques recouvraient le plancher de bois
brut. Le gringalet prit un anneau et ferma le clapet sur
la cheville de Ray. Il fit passer une maille dans
l'anneau et bloqua le tout avec un gros cadenas.
– Tu n'iras pas loin avec ça, ricana
t-il.
– Occupez-vous des autres, je vais
rejoindre Dallas. Les chiottes sont par-là, ne salopez
pas le coin.
Jasmine vit l'homme qui restait pousser
sa mère vers son papa et elle même se fit pousser dans
une grande cage. Dans un coin, elle distingua un garçon
à peine plus âgé qu'elle. Il était assis sur un banc en
bois et regardait ses mains avec attention. Il était
assis sur un banc de bois et regardait ses mains avec
attention. Du sang séché près de son nez attira son
attention. Il avait les cheveux plus noir que la nuit.
Elle examina attentivement ce garçon qui relevait les
yeux et ne la lâchait pas du regard. Elle remarqua les
même yeux noir qu'elle avait vu quelques minutes
auparavant, dans son cauchemar...
– Tu t'appelles comment ?
– Heu... Patrick, pourquoi ?
– Je veux savoir. Moi c'est Jasmine
Soltez. On est où ici ?
– Sur un bateau.
– Dans un bateau de pirates ?
– Oui.
Jasmine alla s'asseoir à l'autre bout du
banc, pensive. Elle en ferait une tête Valérie
lorsqu'elle lui raconterait son aventure. Le
croquemitaine qui avait manqué son coup, les pirates de
la nuit sombres et inquiétants, ce bateau... Elle se
faisait fort de rajouter plein de détails à son histoire
pour impressionner Valérie Soltez sa meilleure amie et
sa grande soeur.
* * *
Chapitre 2
La pendule venait de sonner et Valérie y jeta un
regard. Son damné de faux frère devait être sur le point de
rappliquer, il lui fallait donc se dépêcher si elle voulait avoir le
temps de prendre rendez-vous avec son correspondant. Elle continua à
discuter avec le garçon qu'elle avait en ligne en se rongeant
l'ongle du pouce. Aimant se faire draguer, elle faisait les yeux
doux à tous les beaux garçons qu'elle avait en direct sur internet.
Elle remit sa webcam en marche et sourit au beau brun qui la
regardait avec des yeux charmeurs. Un claquement de porte la fit
sursauter.
– Dégage de là, j'ai quelque chose à faire !
– Pogne-pas les nerfs toi !
– Hé, je te le dirai pas deux fois, tu sais.
– Tiens, le voilà ton ordi. Je décampe.
Valérie ferma la salle de bavardage d'un clic de
souris, et sans un regard pour son effronté de frère, sortit de la
pièce. Elle grimpait les marches deux par deux lorsque le bout de
son pied glissa et son tibia alla à la rencontre de la contremarche.
– Ayoye ostie !
– Voyons encore, qu'est-ce qui te prend toi ?
Se frottant la jambe elle ne répondit rien. Mieux
valait ne pas recommencer une chicane, parfois ça dégénérait un peu
trop entre eux. Elle se saisit de son téléphone et composa le numéro
de sa meilleure amie.
– Lucie ?
– Oui, ah ! C'est toi, Valérie !
– Quoi moi ? On dirait que je te dérange.
– Pas du tout, je ne savais pas trop quoi faire.
– Est-ce que je peux aller chez toi ? J'aurais
quelque chose, enfin quelqu'un, à te montrer sur...
– Tu as quelqu'un avec toi ?
– Non, non, dans l'ordinateur. Je voudrais te...
– Rapplique au plus vite dans ce cas...
– J'arrive. À tout de suite.
Régis regarda distraitement sa demi-sœur partir en
coup de vent. Il n'arriverait jamais à la comprendre celle-là.
Toujours sur une patte en train de courir après il ne savait trop
quoi.
Le garçon croyait avoir trouvé le filon d'or, le
vrai de vrai. Un tract laissé sur le pare-brise de son auto vantait
une compagnie d'investissement sur le net. Il voulait étudier cela
au plus vite car les places étaient soi-disant limitées. Il copia
soigneusement l'adresse et vit une page web de couleur verte et
blanche s'ouvrir.
– Tiens, la même couleur que les billets de banque,
pensa-t-il tout haut. Pas bête ça !
Il y lisait que, pour un investissement mensuel de
vingt-deux dollars, ils vous promettaient une rente mensuelle très
alléchante chaque mois au bout de quinze mois. Cinq mille dollars
par mois au bout de deux années. Un peu sceptique, ça paraissait
trop beau pour être vrai. Par contre, en lisant les explications
plus à fond, il changea d'opinion. La compagnie était dûment
enregistrée après du gouvernement et à l'I.G.I.F. Cela le rassura
immédiatement.
Un endroit pour s'inscrire comme membre observateur
l'attira. Il ne perdait rien et aurait un pied dans la place.
J'aurai bien le temps de me faire une idée dans les jours qui
viennent. Aussi commença-t-il à remplir les petits rectangles
blancs...
Valérie sonna en entra. Elle vit la maman de son
amie en train de cuisiner. Elle se demandait pourquoi elle était si
maigre tout comme l'était sa fille. Elle était toujours en train
soit de copier des recettes de cuisine, soit d'en expérimenter de
nouvelles. Dans la cuisine flottaient toujours des arômes différents
chaque jour. Elle aimait de temps en temps venir papoter avec la
mère de son amie tout en la regardant mélanger plein de trucs.
– Bien le bonjour Mademoiselle Soltez. Daignez-vous
donner la peine d'entrer s'il vous plaît !
– Ah ! Lucie, arrête tes cérémonies, ça ne fait plus
rire personne et moi encore moins.
Lucie fit la moue et monta l'escalier en courant.
– Cou-donc ! As-tu tes règles ?
– Quoi ? Ah non, pas du tout. Regarde.
Levant la jambe de son pantalon, elle montra la
belle bosse bleue qui avait pris du volume encore depuis les
dernières minutes.
– Ouche ! Qui t'a fait ça ?
– Heu... personne. J'ai loupé une marche tantôt
et... Écoute, je ne suis pas ici pour parler de...
– Tu m’as parlé d'ordi, alors...
-Ben oui, les salles de clavardage.
– Ok, ok. Dans quelle salle il est ton apollon?
– Je te montre. Tasse-toi un peu.
Au bout de deux minutes de tripotage sur le clavier,
une liste de noms apparue. Elle fit une sélection et un clic de
souris sur le pseudo de "Organe" fit apparaître une boite de
dialogue.
– Pfuitt... Parle-moi d'un pseudo ça !À ton idée de
se baptiser de la sorte...
– Attends, tu vas voir comme il est gentil. Je mets
la webcam en route et le micro. Il va le faire, lui aussi.
– Tiens ! Te revoilà beauté, entendirent-elles dans
les haut-parleurs.
– Oui, j'ai eu un empêchement, mon saligaud de frère
qui voulait son ordinateur, je le lui ai laissé.
– Qui est à tes côtés ?
– Ah ! Ma copine Lucie.
– Êtes-vous lesbiennes ?
– Eille toi le maudit débile, tu...
– Chutt Lucie. Il déconne comme ça souvent, tu vas
voir comme il est gentil.
– Cibolle Val, pourquoi avoir dit mon nom ?
– Arrête ta paranoïa la blonde, je ne te mangerai
pas… enfin...
Valérie regarda sa copine, surprise. Son copain se
conduisait de façon étrange. Elle vit Lucie passer un bras derrière
son cou et plaquer sa bouche sur la sienne violemment. La jeune
fille était paralysée, qu'est-ce qui lui prenait à celle-là, tout à
coup ? Elle eut l'idée subite de mordre cette langue visqueuse qui
s'était introduite dans sa bouche sans invitation, mais se ravisa.
Elle poussa Lucie d'un geste rageur.
– Ostie de sales lesbiennes, fit la voix excité.
Lucie reprit son souffle et coupa la caméra d'un
geste sec.
– Mais, es-tu folle toi ? Qu'est-ce qui te prend ?
– Du calme, je t'explique...
– Ça vaut mieux, coupa Valérie, blême de rage.
Lucie alla s'asseoir sur le bord de son lit et dit
dans un souffle :
– C'est un pervers ton copain.
– Quoi ?
– Ben oui. Tu n'as pas vu...
– Vu quoi ?
– Laisse-moi terminer, Val. Tu n'as pas remarqué sur
le mur derrière lui ? Il y a plein de photos d'hommes et de femmes
nus et dans des poses vraiment grotesques.
Valérie était abasourdie. Elle avait vu les photos
la première fois mais n'y avait accordé aucune importance. Le garçon
avait une belle voix grave et son sourire l'avait enjôlée dès le
premier regard. Elle leva la tête et regarda son amie dans les yeux.
– Dis donc toi ?
– Quoi ?
– Tu n’aimerais pas les femmes par hasard ?
– Pfuitt... Eille là ! Arrive en ville, ma chère...
Valérie leva sa main droite en se rapprochant de
Lucie qui claqua dans la sienne avec force.
– À la bonne heure ! J'aime mieux ça. On y
retourne ?
– Ok mais cette fois c'est moi qui y vais.
Regarde-moi faire.
Lucie se rendit dans une autre salle et s'y inscrit
sous le pseudo de Bertha.
– Pourquoi ce nom à l'ancienne ? C'est laid.
– Ça ma fille, c'est une précaution. Tu vois !
– Explique-toi.
– Regarde bien. Si tu prends un pseudo comme Doris
ou bien Suzy, tous les gars vont te tomber dessus comme des rapaces.
Ils n'attendent que ça. Ce sont des pseudos, heu... disons… un peu à
éviter, tu vois ce que je veux dire ?
– Et ?
– Mais... Voyons, c'est moi la blonde ici, non ?
– Je te charriais ma chère. Merci pour ton truc, tu
m'apprends quelque chose là. J'ai bien envie de te redonner ton bec
de...
– Avises-toi surtout pas !
– Je sais, je te niaisais.
Valérie aimait bien cette amie dégourdie. Elle
fuyait autant les lourdauds mâles comme femelles. Toujours d'humeur
égale, elle pouvait lui demander n'importe quoi, ou presque... Un
Ange passa... et elle oublia le baiser visqueux de son amie en
faisant une légère grimace qui n'échappa pas à Lucie.
* * *
Chapitre 3
Ray St-Cyr frottait sa cheville droite. La veille, en
marchant sur une poupée qui traînait, il s'était ramassé à plat
ventre. Il avait redit à Jasmine pour l’énième fois de ramasser ses
jouets. Mais peine perdue...
Il aurait donné cher pour se débarrasser de ce fer qui
lui enserrait la cheville. Une rougeur était apparue avec le
frottement. Brièvement, il avait eu le fol espoir qu’il aurait pu
enlever ce bracelet métallique de sa cheville, si seulement elle avait
bien voulu désenfler. Mais la cour aux miracles ne semblait pas être
ici. Pas tout à fait !
– Je me demande bien ce qui va nous arriver, Ray.
– Je m'en doute un peu, fit l'interpellé, en prenant
un air mystérieux.
– J'aime presque autant ne pas le savoir... Ou plutôt
si ! Toi, tu sais quelque chose ?
– T'en fais pas, au moins on ne nourrit pas les
poissons, c'est bon signe. Je me demande s'il n'y a pas d'histoire de
rançon ou autre chose dans tout ça.
– Pfuitt... Nous ne sommes pas la famille princière à
ce que j'en sais, alors...
– Je sais.
– Je sais. Nous ne sommes que des petits bourgeois
sans importance, alors...
Ray décida de ne pas poursuivre dans cette voie. Son
côté homme du barreau avait tendance à prendre le relais et souvent il
regrettait ce qui sortait de sa bouche. Il partait en vrille et était
incapable de s'arrêter.
– Ouais, regarde Jasmine.
– Quoi, qu'est-ce qu'elle a ?
– On dirait que les événements lui passent au travers
au lieu de la frapper comme ça nous fait.
– Heu... Que veux-tu dire par là ?
– Ah ! Pas grand-chose en réalité. Ça me vient d'un
bouquin que j'étais en train de lire. Il dit plein de trucs
intéressants sur le comportement humain. Ses manies, ses défauts.
– Pfuitttt... Je peux t'en écrire une demi-douzaine de
tels torchons moi aussi.
– Ray St-Cyr ! Tu ne sais même pas de quoi tu parles !
– Ben... Des soi-disant auteurs qui poussent comme des
champignons et qui s'improvisent tout à coup comme des moralisateurs à
la petite semaine.
– Franchement ! Tu débloque grave toi quand tu te
laisses emporter comme tu le fait.
Ray eut un coup au cœur. Il venait encore une fois de
plus de tomber dans le piège, le sien... Claudia promena son regard
aux alentours, puis prit la parole.
– Je reprends et cette fois-ci, ne fais pas
l'imbécile.
– Heu...
– Tu n'a pas entendu ce que...?
– Oui mamie.
Claudia se racla la gorge légèrement et se permit un
léger sourire en direction de sa petite fille qui lui faisait des
gestes de la main.
– Tu vois Jasmine.
N'obtenant aucune réponse, elle poursuivit.
– Elle s'amuse, elle mange et dort comme si tout était
normal.
– Normal, c'est une enfant.
– Elle n'est prise dans l'engrenage de ses pensées.
Elle n'est jamais en train de supputer à propos de ce qui va lui
arriver prochainement...
– Normal, elle se fie sur nous.
Claudia lança un regard courroucé vers son mari, puis
reprit.
– Cesse de faire de l'esprit, ouvre tes deux oreilles
et non ta grande trappe.
Ray légèrement embarrassé prit le parti de la boucler
cette fois-ci. Il savait qu'elle lisait énormément, et pas seulement
des romans à l'eau de rose. Il lui avait souvent vu dans les mains des
livres de psychologie et plein d'autres de science, de psychologie...
– Jasmine ne s'en fait pas avec ce qui arrive pour la
simple et bonne raison...
– Que c'est une enfant de sept ans, c'est ca?
Le visage de Claudia prit des couleurs soudainement.
Ray décida de la fermer une bonne fois pour toutes. Il la vit
s'allonger un peu sur le côté et appuyer sa tête dans le creux de sa
main.
– Regarde-la. Elle est en grande discussion avec le
jeune garçon et rien d'autre n'existe. Toute son attention est
concentrée sur le môme. Tu vois ?
Ray articula un "oui" timide.
– Pour faire court, elle n'est pas du tout stressée
par ce qui va lui arriver demain ou après-demain. Elle s'en fiche
royalement, contrairement à nous les adultes. Cette propension à nous
projeter dans le futur nous prend un beau jour. On tire des plans, on
ébauche des projets et la plupart du temps rien ne se produit comme on
l'avait imaginé. La vie nous le fait savoir, sois sans crainte. Tout
part de travers, tout nous fait enrager.
Ray regardait sa conjointe de plus en plus
attentivement.
– Je poursuis. Le passé, c'est la même chose. Même si
on passe des jours et des jours à s'y replonger, ça change quoi ?
– Heu... rien de rien, bordel, je...
– Je termine s'il te plaît, coupa sèchement Claudia.
Tu dois te souvenir quand tu étais petit non ?
Elle leva la main lui ordonnant de la fermer.
– Tu vivais dans le présent, non ? Tu ne vivais pas
perdu dans tes pensées passées ou bien futures, non ? Chaque chose,
chaque objet que tu voyais, que tu découvrais, tu le voyais
réellement. Tu regardais les formes, les couleurs. Tu découvrais les
oiseaux, les poissons, les animaux et...
– C'est bien trop vrai !
Claudia cessa de parler et vit qu'elle avait touché
une corde sensible dans l'esprit cartésien de son homme.
– Écoute-moi bien à présent. Je te pose une question
et tu me réponds instinctivement, sans réfléchir.
– Ok.
– As-tu un problème à l'instant ?
– Heu, non, mais...
– Stop. Tu as dit non, ok ?
– Oui, j'ai dit non et après ?
– Pour l'instant on n'a pas de problèmes, on est assis
et on discute. On s'entend là-dessus ?
– Sauf le fait d'être attaché comme un bouc, d'être
dans le fond d'une cale, d'être enchaîné je ne sais trop où, c'est
vrai. Nous n'avons aucun problème, dit-il d'une voix enrouée.
– Écoute-moi encore s'il te plaît. S'il survient un
problème, on saura bien y faire face, non ? Pour le moment, à part ce
que tu viens de dire, on n’en a pas.
Ray était sur le cul dans le vrai sens du terme.
Autant mentalement que physiquement. Il avait fêté ses quarante ans au
printemps et jamais il n'avait encore entendu pareil discours. Surtout
en provenance de sa femme. Il croyait bien la connaître mais il se
posait maintenant de sérieuses questions. Elle n'avait pris aucun bain
de soleil ces derniers jours donc le soleil n'y était pour rien...
Pour ne pas trop la brusquer, il lui demanda pourquoi elle ne lui
avait pas parlé de cela avant aujourd'hui.
Haussant les épaules, elle lui dit d'une voix forte
qui fit sursauter les deux enfants qui comptaient les brindilles sur
le sol :
– Je viens d'apprendre cela moi-même, tu le sais non ?
– C'est vrai, tu me l'as dit pas plus tard que...
Un bruit de pas le fit taire. Trois jeunes fem-mes qui
semblaient avoir une vingtaine d’années descendaient l'escalier
poussiéreux. Deux malabars les poussaient dans le dos en ricanant.
– On vous amène de la visite, le couple modèle. Et
pourtant, elles étaient ici avant vous, fit un type maigre à faire
peur
– Ha, ha... de la belle visite à part ça. Nous venons
de faire plus ample connaissance là-haut, fit le plus petit en levant
un majeur au ciel.
Ray serra les mâchoires à s'en faire péter les dents.
Les nouvelles arrivantes avaient le regard dirigé vers le sol. Les
joues barbouillées de larmes séchées, elles semblaient être en piteux
état.
– Asseyez-vous là, gentes dames. On vous avait gardé
vos places. Nous sommes gentils non !
Les trois femmes obéirent machinalement. Elles
semblaient brisées de l'intérieur, comme si quelque chose était cassé
en elles. Ray, aucunement psychologue pour deux sous, avait noté ce
fait. La pose de fers à leurs chevilles leur semblait tout ce qu'il y
avait de plus normal. Elles n'y faisaient aucunement attention.
– Parfait, lâcha le gringalet. Faites donc
connaissance à votre tour. On vous apporte de quoi bâfrer, car il faut
vous garder en forme jusqu'à...
Il avait laissé sa phrase en suspens volontairement,
étudiant les bouilles avec attention. Satisfait, il fit signe à son
compère de le suivre.
Claudia donna un léger coup de coude à son compagnon.
Une des femmes les regardait fixement. Elle attendit le départ des
deux pirates, puis demanda :
– Est-ce que ça fait longtemps que vous êtes ici ?
– Trois jours madame. Comme si ça fait trois semaines.
Claudia était mal à l'aise. Le regard de la nouvelle
venue était empreint de douleur. Comme si elle cachait un secret.
– Mon nom c'est Claudia Richer, et mon mari Ray
St-Cyr. Ah ! Oui. Ma petite fille c'est Jasmine, là-bas.
– Élisabeth Cyr, fit-elle avec un soupir prolongé. Mon
garçon Patrick Cyr, dans la cage avec votre fille.
– Bonjour Élisabeth, ça me fait plaisir. Vous avez un
beau garçon.
– Merci, c'est gentil madame.
– Appelez-moi Claudia s'il vous plaît.
Leurs hôtes ne tardèrent pas à revenir. Au nombre de
cinq cette fois-ci, ils tenaient des gamelles en fer-blanc. Un brouet
douteux remplissait la moitié des récipients sales.
– Vous êtes servis comme au Ritz ici, comptez-vous
chanceux !
– Merci, firent les trois femmes en chœur.
– Hé ! La politesse est de mise ici, fit le gringalet
d'un air hautain.
– Merci, répétèrent Ray et sa femme, sans trop de
conviction.
– De mieux en mieux et vous mangez avec les doigts que
le Bon Dieu vous a donnés. Rien de plus !
Gringalet, qui semblait être le chef de cette clique,
tourna les talons et donna les deux gamelles restantes aux enfants.
– On se casse les gars. Oh ! Pendant que j'y pense,
encore deux petites journées comme celle-ci, et vous serez chez vous.
Il vit une légère lueur d'espoir dans les yeux du
couple, et éclata d'un rire gras. Ils ne savaient pas dans quoi ils
mettraient les pieds.
Ray imita les autres et prit du gruau avec ses doigts
et l'enfourna dans sa bouche. Au moins, ils savent faire cette boue,
pensa-t-il.
– Ce soir, ça sera des fèves au lard, fit une voix
timide couvrant les clappements des convives.
Claudia regarda d'où provenait la voix et eut un léger
mouvement de surprise. La fille ressemblait un peu à sa propre fille.
À cette pensée, son cœur se serra.
– Bonjour mademoiselle. Ça sera des fèves ce soir?
- Oui, des fèves.
Élisabeth fit les présentations.
– Celle qui vient de nous annoncer le menu, c'est Lise
Charron. Une gentille fille. Et l'autre tout aussi gentille, c'est
Josée Matrin.
– Enchanté fit Ray en souriant.
– Moi, aussi, fit sa compagne avant de reprendre une
autre bouchée de la boue infâme.
– Je me demande ce que peuvent bien faire Valérie et
Régis en ce moment, fit Claudia à voix basse.
– C'est justement à eux que je pensais moi aussi. fit
Ray avec une grimace. Régis, à dix-neuf ans, était passablement
étourdi pour son âge. Peu responsable, il collectionnait les bêtises
et les problèmes. Son père devait souvent se débrouiller pour le
sortir de mauvais pas. Heureusement qu'il était avocat de métier,
sinon...
– Valérie va avoir dix-huit cette semaine. Ils doivent
bien être capables de se débrouiller.
– Oui, si on veut, lâcha Claudia pensive. Le Régis
était un vrai hurluberlu de première, pensa-t-elle. Il était capable
de n'importe quelle connerie lorsqu'il était livré à lui-même.
Ray termina le premier de manger et posa sa gamelle
devant lui, propre et nettoyée. Tant bien que mal, il l'avait léchée
devant le regard de Claudia qui trouvait son attitude pour le moins
bizarre. Lui qui se targuait d'avoir de la classe dans les
rassemblements mondains.
|