Chapitre 1 (intégral)
Sur le sommet d’une épinette, trois gros oiseaux au
plumage noir semblaient défier le temps. Comme
statufiés, une légère brise faisait bouger leurs
plumes. Dans le bec acéré de l’un d’eux, pendait une
patte de lièvre. Ils regardaient tous en direction
de la cour de l’école du « Crew ».
Aurore Marquis, agita sa clochette avec frénésie. Ce
qu’elle voyait était loin de la rassurer. Elle
regarda le grelot émoussé qui ne faisait qu’un petit
bruit de crécelle, en maugréant: «au prochain
conseil de bande, ils devront m’en fournir une
neuve, sinon ça va barder» ….
Nicholas Mc Kenzie venait d’enclencher une série de
directs sur la poitrine de Régis Déry, et remontait
lentement vers le visage, comme s’il avait tout son
temps devant lui. Ses bras se détendaient,
indépendants de sa volonté. Il vit son opposant
chanceler sur ses jambes, cessa soudainement de le
frapper, et le regarda droit dans les yeux, puis
tourna les talons en souriant. Il pouvait entendre
le son étouffé de la clochette de leur capitaine,
qui finit par cesser.
Aussi soudainement que tout avait commencé, elle vit
Nicholas se mettre en marche nonchalamment. Aucune
déchirure sur la chemise, il avançait dans sa
direction; d’un air étrange.
Elle regarda le garçon de treize ans, la tête
droite, les yeux rieurs, agir comme s’il ne s’était
rien passé. Régis plus loin, se tenait la poitrine
en reprenant son souffle. Sa copine Maryse,
hésitante, s’approcha de lui : « ça va, Régis »? Le
garçon la regarda, ébaucha un timide sourire, puis
prit la main tendue.
– Rentrons en classe Maryse, j’ai mal au ventre.
Aurore, habituée à voir plein de jeunes se bagarrer,
était abasourdie; s’arracher des boutons, se
déchirer les vêtements, se tirailler, se tordre les
bras, c’était normal, mais cette manière de faire …
Elle avait grandi dans une réserve indienne, avait
vu ses cousins, ses voisins se colletailler pour des
broutilles, et ce, tellement souvent, qu’elle n’en
faisait plus de cas. Avant d’atteindre la puberté,
elle-même n’avait pas donné sa place. Une cicatrice
ornant la jointure de sa main droite, résultat d’une
des dents de son troisième voisin qui s’y était
fiché, à cause d’une bagarre pour une poignée de
billes de verre.
Mais voir pareille chose se dérouler ici, dans sa
cour d’école … ne lui disait rien qui vaille.
– Aussi bien, y foutre un clou, fit-elle tout haut
sans s’en rendre compte.
– Un clou! où ça? demanda le jeune garçon aux yeux
bleus.
Elle l’aimait bien le petit nouveau, mais il lui
faisait une bizarre d’impression. Métis, il venait
tout juste d’arriver avec son père deux semaines
auparavant de Sagamok, Ontario. Il parlait deux
langues couramment, chose assez rare dans le coin.
Même un peu d’espagnol que lui avait enseigné sa
mère, et avec lequel il s’amusait parfois à
confondre ses rares amis.
– Entre Nicholas! Je réfléchissais tout haut.
– Oui capitaine.
Il passa rapidement devant elle, pour se diriger à
son pupitre et s’y asseoir calmement. Elle s’était
rendu compte que les enfants n’aimaient pas beaucoup
les « différences », ils agissaient avec cruauté la
plupart du temps. Dès le premier jour où était
arrivé Nicholas, elle l’avait séparé deux fois sur
l’heure du dîner. Quelques costauds avaient envoyé
les étroits d’esprit évaluer le nouveau venu, mais
ils en avaient été pour leurs frais.
Lorsque Régis passa près d’elle, elle le prit par le
bras, et lui demanda pourquoi ils s’acharnaient tous
ainsi sur Nicholas. Elle pensait que ça pouvait être
causé par la jalousie, car il répondait à tout, et
ce, avant tous les autres la plupart du temps.
– Mais, capitaine, il n’est pas comme nous du tout,
avait-il répondu. Il vient de la réserve de je ne
sais plus trop quoi, et de l’Ontario en plus!
– Ce n’est pas une raison pour …
– Il n’est pas pareil que nous madame, avait lâché
Régis, de marbre.
– Ce n’est pas une raison! ça. Va te débarbouiller
et reviens, fit Aurore exaspérée.
– Oui, capitaine.
Dans la classe, elle les avait fait se tenir debout
chacun dans un coin opposé, et n’avait été autorisé
à revenir à leur place; qu’a la condition qu’ils
consentent à se serrer la main comme des hommes.
– Prenez votre manuel de biologie, et lisez de la
page dix-huit jusqu’à la fin du chapitre. Lorsque
vous aurez terminé, vous allez me faire une
rédaction; d’au moins deux cents mots, pas un de
moins.
Elle les regarda ouvrir leur livre et se mettre à
lire en silence …
– Mireille Rose, cesse de bavarder. Ça s’adresse
aussi à toi Ghyslaine Royer, compris!
Les deux jeunes filles replongèrent le nez dans leur
livre en rougissant. Elles commençaient à
s’intéresser aux garçons, et avaient moins l’esprit
aux leçons depuis le début de la nouvelle année
scolaire.
Aurore Marquis, profita de ce moment de calme pour
se plonger dans ses pensées. Deux jours auparavant,
elle avait renvoyé Nicholas chez lui avec un billet
en poche: demandant à voir le parent responsable de
l’enfant, le plus rapidement possible.
Elle ressortit le billet froissé qu’elle avait
conservé, et relut l’endos ou était inscrit: « je
serai chez vous demain à dix-neuf heures pile.
Soyez-y ». Signé: Kevin Mc Kenzy.
Elle examinait les lettres écrites de façon égale.
Cette écriture l’intriguait encore …
* * *
Le lendemain, à dix-neuf heures précise, le père de
Nicholas était arrivé; habillé en trappeur. Il avait
été retardé, avait-il expliqué au grand étonnement
de la jeune institutrice, qui avait noté qu’il était
pourtant à l’heure dite. Il avait alors brièvement
expliqué que deux adolescents s’étaient égarés dans
le boisé menant à la route de Chateauguay, et qu’une
battue y avait été organisée par les Résidents du la
région. Ils avaient finalement retrouvé les deux
compères, le dos appuyé contre un cyprès, ivres
morts et piqués au sang par les mouches, mais bien
vivants.
Son premier réflexe avait été de reculer de
surprise, devant l’homme à la forte carrure qui
s’était présenté devant elle. Il avait alors enlevé
son chapeau de loup, libérant une masse de cheveux
brun foncé. Se tenant debout, il l’avait ensuite
regardé droit dans les yeux, un léger sourire
accroché aux lèvres. Elle s’était retrouvée à
bégayer devant l’homme qui n’avait jamais cessé de
sourire un seul instant. Conscient de son embarras,
lui avait ensuite facilité les choses de façon
désarmante.
Il avait jeté un regard dans la classe, puis s’était
dirigé tout droit à l’endroit où s’asseyait son
fils.
– Mais comment savez-vous? avait-elle demandé,
stupéfaite.
– Normalement, c’est ici que se font placer les
nouveaux venus. Comme j’ai été nouveau partout moi
aussi, fit l’homme en souriant toujours, « je sais
d’instinct ». L’histoire se perpétue …
– Ca alors! monsieur, pendant un instant j’avais
pensé …
– Non, il ne m’a rien dit du tout, sauf peu être une
petite chose …
Aurore avait regardé l’homme au regard perçant qui
semblait lire dans son âme, puis s’était
soudainement détendue. Elle n’avait fait
qu’effleurer le sujet des bagarres, pour se lancer à
raconter sa vie, devant l’étranger qui n’avait
jamais cessé de sourire un seul instant.
Les coups répétés de l’horloge sonnant les vingt et
une heures, l’avaient sortie de sa transe
hypnotique. Avec effroi, elle avait soudain constaté
que ça faisait plus de deux heures qu’elle parlait,
sans arrêt.
– Je suis désolé, Monsieur, sincèrement. C’est la
première fois que ça m’arrive.
– Kevin Mc Kenzie! mademoiselle Aurore. Appelez-moi
Kevin, et je vous invite au restaurant les Toits
gris, disons, samedi qui vient.
– Heu …
– Dites « oui », tout simplement! J’ai vu sa
publicité sur une carte touristique, et je me disais
que j’aimerais bien l’essayer, et en agréable
compagnie.
« Et m’essayer par la même occasion, se dit-elle ».
– C’est d’accord, fit Aurore coincée. Mais à une
seule condition!
– Laquelle?
– Je suis une femme respectable, et je tiens à ce
que tout se déroule convenablement.
– Voilà qui est bien, Mademoiselle Aurore, moi
aussi.
– Parfait! comme le dirait ma mère.
– Comptez sur moi! Je suis un homme d’honneur. Vous
saisissez?
– Un peu oui, heu … Ce n’est pas ce que je voulais
dire.
– Bien mademoiselle. Je vais vous rappeler à ce
sujet dans le courant de la semaine. Je dois aller
coucher mon garnement, s’il n’y est pas déjà,
l’heure avance.
– Ça me convient. Ça me laissera le temps de me
changer, réalisant trop tard qu’il n’y avait pas de
classe le samedi.
Confuse, elle avait vu l’homme se lever et réprimer
un petit rire, puis se courber devant elle, remettre
son chapeau poilu, et repartir en silence. Aurore
émergea de ses pensées, lorsqu’elle se rendit compte
que les élèves avaient terminé leur travail depuis
un petit moment, et recommençaient à faire des
pitreries.
* * *
– Rangez votre manuel, et amenez-moi vos copies les
matelots.
– Il est rangé depuis longtemps capitaine, on n’a
plus que notre feuille et notre crayon.
– OK Ghyslaine, apporte-moi ton travail.
Se levant la première avec raideur, la jeune fille
attira le regard de Nicholas qui la regarda plus
attentivement. « Une sportive celle-ci »,
pensa-t-il. Imitant la meneuse, les autres se
levèrent un par un, et déposèrent leur copie sur le
coin du bureau. Ils aimaient bien leur enseignante,
qui leur faisait prendre les études comme un jeu.
Elle était le capitaine, eux les matelots : selon
les grades qu’elle leur donnait à chaque fin de
mois, tout dépendamment de leurs notes.
– Vous pouvez partir, et bonne fin de semaine! les
matelots.
– Bonne fin de semaine capitaine! firent les
étudiants en pagaille, en prenant leur sac à dos en
jacassant.
Aurore regarda le calendrier. « Demain samedi ».
Elle appréhendait un peu ce rendez-vous, mais
maintenant ne pouvait plus faire machine arrière. La
veille, vers les dix-huit heures, elle avait reçu un
coup de fil de Kevin: qui lui confirmant qu’il
n’avait pas oublié le rendez-vous.
– Bonne fin de semaine! Madame.
– Oh! toi aussi Nicholas, fit-elle surprise.
Elle le regarda partir, perplexe de ne pas avoir
remarqué qu’il traînait encore dans la classe.
Parfois, elle le voyait à un endroit, puis soudain,
semblait venir de l’endroit opposé.
Aurore était fière de sa classe. Auparavant, elle
avait fait un stage dans une école publique, ou elle
avait frôlé la dépression; tant les étudiants
étaient indisciplinés et distraits. Ici! « Ils
apprenaient tout en s’amusant ». Elle ignorait que
l’avenir serait totalement différent, non seulement
à cause de la rencontre avec l’homme mystérieux,
mais pour autre chose.
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