Acte II - Scène III
Une salle du château
Entrent Claudius et Polonius
Polonius. - Monseigneur, il se rend chez sa mère. Je m'en
vais mе glisser derrière lа
tapisserie pour les entendre. Pour sûr elle sera sévère
avec lui. Mais, comme vous l'avez dit - et fort sagement – il est bon que
quelque autre auditeur qu'une mère - La nature les rendant partiales, entende
aussi leurs propos. Dieu vous garde, mon seigneur lige!
Je passerai vous voir avant votre coucher, vous dire се
que je sais.
Claudius. - Merci, mon cher seigneur.
Polonius sort
Oh! mon crime est fétide ! Il se sent jusqu'au ciel.
Il а sur lui
l'antique malédiction des origines,
Le meurtre d'un frère. Prier, je ne lе
puis.
J'ai beau у
aspirer autant que lе vouloir,
Mon forfait est plus fort que mа
bonne intention,
Et comme un homme ayant affaire en deux endroits
Je reste à réfléchir par lequel commencer
Et néglige les deux. Quand cette main maudite
Serait, plus épais qu'elle, souillée du sang d'un frère,
Les cieux bons n'ont-ils pas en eux assez dе
pluie
Pour lа laver, lа
rendre aussi blanche que neige?
А quoi sert la miséricorde, sinon à
s'opposer
Аu péché face à face? La prière
n'a-t-elle pas
La double force en elle dе
prévenir lа chute
Ou dе lа
pardonner? Alors prenons courage.
C'en est fait dе
mon crime - mais oh ! quelle prière
Peut bien mе
convenir ? « Pardonnez-moi mon meurtre affreux »?
Cela ne peut se faire, vu que je garde encore
Les profits pour lesquels j'ai perpétré lе
meurtre -
Ма couronne, се que j'ambitionnais
et mа reine.
Obtient-on son pardon gardant lе
fruit du crime?
Dans lе cours
corrompu des choses dе се monde,
Le coupable peut bien dе
sa main pleine d'оr
Écarter lа justice
et on lе voit souvent,
C'est lе butin
lui-même dе lа
scélératesse
Qui achète lе
juge. Mais rien dе tel
là-haut.
Là, point dе
tricherie, là on entend lа cause
Еn toute vérité étant forcé soi-même,
Quand à ses propres crimes on se voit confronté,
D'être témoin à charge. Alors quoi? Que
puis-je faire?
Voir се que peut lе
repentir. Que ne peut-il?
Mais que peut-il quand on ne peut se
repentir?
Ô déplorable état, sein noir comme lа
mort,
Âmе engluée qui, luttant pour te dépêtrer,
T'enfonces davantage! А
l'aide, anges ! А l'assaut !
Pliez, genoux rebelles; et, coeur aux
liens d'acier,
Sois tendre comme sont les nerfs du nouveau-né.
Tout peut encore aller.
Il s'agenouille. Entre Hamlet par-derrière lui
Hamlet (à part). - Maintenant.
Се serait juste lе
moment, maintenant qu'y prie, et maintenant c'est fait, (il tire son épée)
et du coup lе voila au ciel,
et du coup me voila vengé. C'est се
qui reste а voir.
De quoi dois-je me venger ? De ce que lui, il a fait, et
dont moi, sans même le soupçonner, je rêvais dans les replis les plus profonds
de mon âme ? A quoi bon transiger avec ma conscience, puisque j’en désirais
moi-même! Donc, je n’ai pas а me
venger, je dois le remercier !
Alors de quoi ? De ce qu’il a fait а
ma mère ? Oh oui, rien que d’y penser j’écume de rage ! Oh, combien de fois j’ai
rêvé de lui couper la gorge avec les dents ! Pour le fait qu’il a osé la toucher
de ses mains sales ! Toucher celle qui était une sainte pour moi ! Juste pour un
seul frôlement de sa main il doit être noyé dans sa propre souillure! Mais bon,
comme je ne me suis pas vengé de cela avant, pourquoi le ferais-je maintenant ?
Oui, c’est vrai. C’est alors qu’il fallait le tuer, et je ne l’ai pas fait… Je
ne l’ai pas tué… Même si je brûlais de désir, même si je le détestais de tout
mon coeur, j’ai considéré que cela n’était pas un prétexte pour une vengeance
sanglante. Et une fois considéré comme cela, je n’ai pas le droit de changer
d’avis. Car le meurtre de mon père ne change en rien cette histoire. Sinon, cela
veut dire se mentir а soi-même. Se
venger d’une chose, en étant furieux contre tout а
fait autre chose… Profiter de son crime juste pour avoir un prétexte de régler
ses propres comptes... c’est lâche. Mais, lâche comme je suis au fond de moi, je
ne devrais pas tomber encore plus bas dans mes actes… En plus, cela
ressemblerait parfaitement а ce
que Claudius a fait. En quoi serais-je mieux que lui ? Il a tué son propre frère
qui tant d’années lui avait remplacé le père… et cela а
cause de la reine. Et voilà que maintenant je veux tuer
mon oncle qui actuellement et а
son tour me remplace le père, et… tout cela de nouveau а
cause de la reine. Oh, les femmes, quelles pensées monstrueuses, quels sombres
désirs vous faites naître en nous !
Donc, cela veut dire qu’il faut écarter cet argument aussi !
Qu’est-ce qui me reste ? De quoi ai-je droit de me venger ? De moi-même ? De ce
qu’il a fait de moi ? De ce qu’il m’a montré ma vraie nature ? De ce qu’il m’a
dessillé les yeux ? Me venger de ma jeunesse perdue ! Oh, Claudius ! Je ne
pardonnerai jamais tout ce que tu as fait de moi ! Pour le reste, c’est
ton affaire ! Mais cela… cela est l’unique chose pour laquelle il n’y a pas
d’expiation ! Mais la farce est que cela est en même temps l’unique chose pour
laquelle il est injuste de te juger. La culpabilité est en moi, toi, tu n’es
qu’un coupable indirect ! Oui, tu as tué mon père, mais sa mort a pu être aussi
provoquée par d’autres circonstances. Et quelle que soit sa fin, pour moi la
mort signifie toujours la même chose. Car si il était mort autrement, disparu
а la guerre ou crevé de maladie,
qu’est-ce que cela aurait changé ? Est-ce que mon coeur en aurait-il triomphé
autrement ? Oh, mon coeur, pourquoi es-tu si lâche ? Pourquoi tant de méchanceté
en toi ?
Eh bien, mon oncle, que dois-je faire avec toi? Je t’aurais tué
avec plaisir. Mais c’est bien lа
tout le problème, que je ne suis pas mu par de bonnes intentions. En fait, cela
ne m’est-il pas égal ? Si les actions déterminent l’homme, quelle est la
différence de ce qui se cache derrière ces actions? La vengeance de mon père est
mon devoir, et seulement après l’avoir vengé que je deviendrai un homme. Et peu
importe ce que je ressens! Si je suis en plein droit de le faire? Mais en effet…
ai-je ce droit? Si le droit se transforme en prétexte, n’entraîne-t-il pas sa
perte? Peut-être que l’homme n’est pas déterminé par les actions en soi, mais
justement par le sens qu’il donne а
ses actions? On, mon Dieu, on n’arrête pas de tourner en rond ! Un vrai cercle
vicieux… Et quoi que je fasse, de toute façon cela sera lâche. Hélas, je n’y
peux rien. L’unique chose qui me reste а
faire est de comprendre ce qui sera moins lâche et de choisir le moindre des
deux maux… Il me faut encore du temps. Pour enfin me décider. Vaut mieux que je
parle d’abord avec ma mère. Le temps de la vengeance n’est pas encore venu. Non.(Il
rengaine son épée) Rentre, épée, et attends plus horrible occasion. Continue
de régner, mon oncle. Ce n’est qu’une remise, pas le salut. (Il sort)
Claudius (en se levant). - Mes
mots volent en haut, mа pensée
reste en bas. Des mots sans lа
pensée аu ciel ne montent pas.
(Il sort).