Chapitre 1 - Incognito
Novembre tire à sa fin, décembre se devine. Cette
nuit, Montréal recevra ses premiers flocons de neige. Terré entre ses
quatre murs, les genoux repliés sur lui-même, Gilbert est adossé tout
contre une cloison lézardée de sa
planque.
Il regarde danser les derniers rayons du soleil qui se faufilent à
travers la vitre gelée. Des jets de lumière rebondissant sur le verre
laissent sur leur passage le spectre d’un arc-en-ciel. Loin de tout
regard, le mal de vivre durement installé en lui-même, il se demande
comment il a pu se retrouver morcelé dans ce monde sans merci. Reclus
des misérables, dans un repli de sa pensée, une image embrumée ; il voit
le doux visage de Murielle.
─ Bon
Dieu, murmure-t-il dans son délire, croyant apercevoir la silhouette de
sa femme devant la fenêtre, dans une irisation. Mon ange, quel gâchis
ai-je fait de nos vies ? Mon amour, j’aurais tant aimé que cela se passe
autrement.
Les jambes flageolantes, Gilbert se lève et se
dirige vers l’unique source de clarté de son logement. Espérant en
atténuer la douleur, il appuie fortement la paume de sa main estropiée
sur le carreau givré. La glace, au contact de sa chair meurtrie, devient
translucide et lui permet d’entrevoir qu’à l’extérieur, la vie continue.
Ainsi, pendant des jours, des gens pressés passent et repassent.
Hypnotisé par ce mouvement de va et-vient, il compte les pieds. Hors de
sa prison, la vie continuait ; de dans, la sienne était suspendue.
Caché, il a oublié depuis quand il s’est injecté sa dernière dose
d’héroïne. Sans répit, le ventre gonflé, les contractures abdominales
ainsi que la douleur aiguë en provenance de la main droite se font
vivement sentir et deviennent insupportables.
Le pauvre homme est devenu un sans-le-sou parti
sans laisser d’adresse, alors qu’avant, il pouvait toujours quêter ou
bien se prostituer pour se procurer de la drogue. Maintenant d’une
maigreur squelettique, celui-ci n’ose plus se regarder dans le miroir ;
l'image que lui renvoie la glace lui fait peur. Il vient d’avoir
vingt-huit ans ; en vérité, il en paraît vingt de plus. Il éprouve
durement le manque et à chaque pulsation, lorsque la douleur devient
insoutenable, il revoit ses revendeurs lui amputer sauvagement l’index
et le majeur à l’aide d'une hachette. C’est ainsi que, la main droite
ensanglantée, Gilbert ramasse le sachet de poudre blanche que ceux-ci
glissent, le ridiculisant, dans le rebord de la poche à demi déchirée de
son vieux manteau. Les dévoyés lui font entendre que, faute d’oseille,
ce sera le dernier.
Gilbert a touché le fond et, sans réfléchir, il
court après les
pushers.
Ceux-ci le menacent, vociférant comme des locomotives écumantes, à tour
de rôle dans un terrible face à face, ils réclament leur dû.
─ C’est
le temps de payer tes dettes, mon
chum,
articulent-ils en tandem. Tu as tout intérêt, dit le gros, à trouver du
foin pour ce soir et ça, avant dix-neuf
heures. Tu as
catché
mon frère ? ajoute la face de rat; pas de
cash,
nous te ferons payer autrement. Nous te couperons ce qu’il te reste de
doigts les uns après les autres, les orteils et puis le reste. Lorsque
nous en aurons fini avec toi, ta mère, oui, ta mère ne te reconnaîtra
plus.
C’est la jungle, ces gens intraitables ne
plaisantent jamais. La souffrance que Gilbert éprouve le minant de
l’intérieur, il s’effondre sur le matelas crotté, accoté contre le mur
adjacent de la chaufferie de l’immeuble voisin. Il culbute et renverse
la caisse de bois lui servant de table. Tout recroquevillé, celui-ci a
l’impression de sentir, un court instant, les mains de sa mère lui
caresser la tête, comme quand il était petit. La douleur foudroyante des
marques rouges striées de violacé sur ses bras usés par de précédentes
injections d’héroïne, ainsi que la forte odeur venant du matelas souillé
lui rappellent la dure réalité qu’est la sienne. Sa mère est morte il y
a deux ans et, depuis le meurtre horrible de sa femme, il erre comme un
zombi au milieu des dédales de sa vie.
Gilbert retranché dans son isolement, les rats,
ses derniers compagnons de vie qu’il nourrit depuis des semaines, ont
eux aussi quitté le navire. Dans sa tête, sadique, le film se poursuit
et, inattendue, l’image intrusive du père surgit. Peut-être, pense-t-il,
lui reste-t-il encore une chance, la dernière ! Alors, se revoyant
gravir les marches de l’édifice Paradis, perdu dans un océan
d’illusions, il flotte. Une réalité discordante, une image embrumée
s’entremêle de méfiance et de haine. Un mauvais rêve, le pire des
cauchemars, le mal-aimé se retrouve en bas des marches, le nez
ensanglanté. Ces images lui martèlent l’esprit à un point tel que tout
comme un vieux disque égratigné, celui-ci entend crier, le réprouvant,
les dernières paroles de son père. De ses deux mains, il se bouche les
oreilles.
La tête appuyée sur ses genoux, Gilbert reste
assis plusieurs minutes sur le trottoir, ébranlé, à l’endroit même où il
est tombé. Il se souvient aujourd’hui lorsqu’il était enfant, sans la
moindre appréhension des aléas de la vie ; de ressentir encore dans sa
chair l’élancement du pénis en érection de monsieur lui transperçant les
entrailles. Son bourreau, dans la jouissance de sa cruelle indécence, ne
lui démontre pas une seule fois l’amour qu’il espère tant. Il sanglote,
se demandant comment il a pu en arriver là. Il courbe l’échine et part,
se sentant coupable de vivre.
La douleur causée par le manque de drogue est
terrible. Sa mère et puis sa femme lui tendent les bras ; geignant, il
est incapable de franchir la distance qui les sépare. Au seuil de la
folie, il a l’impression de disjoncter. À tour de rôle, comme une bête
assoiffée de sang, toutes les parties de son corps lui demandent sa
ration de drogue. Il se tord de douleur et les paroles de son père lui
brûlent les oreilles. Il se prend la tête à deux mains et, crachant un
flot de sang, il s’affale de tout son long. Une vive douleur lui arrache
les tripes et le sort de sa torpeur. Hors du temps, il est sensible à
cette accalmie ; encore lucide, il réalise qu’il va mourir. Pourtant, au
fond de lui, plus fort que tout, émerge le désir de vivre. Il lui semble
qu’il doit faire quelque chose, il ne peut pas en finir ainsi, monsieur
devra payer pour le mal qu’il lui a fait.
Gilbert rassemble le peu de forces qu’il lui
reste, puis réussit à se mettre debout. Appuyé contre le mur, celui-ci
se dirige vers la porte entrouverte. Mais, ses forces le lâchant, il
s’écroule sur le sol et, dans un silence écrasant, les bestioles sortent
de leur cachette en cortège pour envahir la pièce. Pour Gilbert, le
temps s’est arrêté et toute lueur d’espoir de le retrouver vivant
s’estompe. Évanoui, gisant dans la
merde,
il sombre dans l’oubli en attendant éperdument la mort, qui
l’affranchira de son calvaire.
Quelque temps après la tombée de la nuit, lorsque
la noirceur prend toute la place, les spectres revêtent leurs plus beaux
atours. Un qui est devenu des leurs, un pauvre misérable en quête de
quelque chose à se mettre sous la dent et d’un endroit chaud pour passer
la nuit, à tout hasard se retrouve près du 1009, rue Saint-Denis.
Soudainement, le clochard est attiré par la porte
entrebâillée de la
planque
de Gilbert ; pensant y faire son affaire,
celui-ci pousse la porte et s’y glisse le bout du nez. Là, dans la
pénombre éclairée par le halo d’un lampadaire de rue, le clochard voit
le corps d’un moribond baignant dans ses excréments et ses vomissures ;
l’odeur qui s’en dégage est à vomir. De plus, celui-ci semble apercevoir
parmi les ordures qui jonchent le sol des dizaines de petites taches
noires déguerpissant à vive allure. Il referme la porte et prend la
poudre d’escampette.
Sous le pont Jacques-Cartier, il aperçoit un
vieil ami qui cuve son gin. Il s’approche et le trouve dormant à poings
fermés, ronflant comme un loir avec un quarante onces de De Kuyper à
moitié vide entre les jambes. Furtivement, le manchot dérobe le précieux
flacon, l’ingurgite d’un coup et, les facultés amoindries, s’endort non
loin de son congénère. Il s’éveille tôt et la vraisemblance d’avoir vu
un homme en détresse la veille au soir sur la rue Saint-Denis le
travaille tant que, bourré de remords, d’un pas décidé, il se décide
enfin à retourner sur les lieux.
Cette fois-ci, pour ouvrir la porte, le manchot
tourne la poignée. Lorsqu’il pose sa main toute moite sur celle-ci, il
hésite et, surtout hanté par la vue des bestioles, notre homme rebrousse
chemin. Toutefois, un gémissement presque inaudible venant de
l’intérieur attire son attention. S’approchant, il se colle l’oreille
sur la porte, et une image horrible qu’il croyait enfouie dans le tiroir
des oubliettes refait surface. Il se revoit au front dans la tranchée et
par-dessus lui, le corps de son meilleur ami blessé mortellement.
Celui-ci ne peut rien faire pour lui ; pour rester envie, il doit faire
le mort. Rongé par le regret du « si seulement », Roméo, survivant de la
guerre de 14-18, se répète toujours qu’il n’est pas un lâche. Donc, pour
se le prouver chaque fois que le doute persiste, il arbore fièrement sa
blessure de guerre. Sa devise, l’honneur avant tout. C’est tout ce qu’il
lui reste ! D’un pas décidé, il court alerter les policiers.
Le soleil vient à peine de se lever et le
Montréal encore endormi des années soixante s’étire doucement. Tout
près, les clients d’un petit casse-croûte dégustent leur premier café de
la journée et ne se doutent pas que tout près d’eux un drame se joue. En
trombe, Roméo le manchot entre dans le café et, dans un français
incompréhensible, il demande à la serveuse de téléphoner à la police.
─ C’est
urgent… c’est urgent, hurle-t-il en jouant des baguettes. La pauvre
fille hébétée répète après lui ce qu’elle croit comprendre et, mimant
les gestes, celle-ci lui demande s’il veut qu’elle téléphone à la
police.
─
Si…
si, riposte-t-il,
signorita,
presto... presto...
Les policiers ne tardent pas à arriver et, en bon
soldat, Roméo les conduit jusqu’à Gilbert. Sitôt rendus sur le seuil de
la porte, le manchot se faufile et déguerpit. C’est alors qu’en se
retournant pour questionner le bonhomme et confirmer avec lui qu’il
s’agit du bon endroit, les agents constatent sa disparition. Les agents
de police ouvrent la porte et, assaillis par l’odeur nauséabonde qui se
laisse maintenant deviner de l’extérieur, ceux-ci s’interrogent sur la
pertinence de demander la morgue. Environ six minutes s’écoulent entre
leur arrivée et la venue des ambulanciers. Cependant, ils ont
l’impression d’être hors du temps et une minute leur semble une
éternité. Dans leur carrière, ils croyaient avoir tout vu et tout
entendu sur la misère humaine pour en être détachés ; seulement, cette
fois ils se perdent.
Robert et Louis, les ambulanciers dépêchés sur
les lieux de l’événement, pénètrent masqués dans la place. La puanteur
qui s’en dégage leur lève le cœur et passe maintenant à travers leur
masque. L’il interrogateur, ils se demandent comment faire pour hisser
ce paquet d’os sur la civière sans en perdre un fragment. Le patient est
déshydraté, montre un teint cireux, comateux ; le pouls filant, celui-ci
respire difficilement, effacé, son corps puant ressemblant à un fossile.
Avec le bout de ses claques, l’ancien tasse les déchets, écrase quelques
cafards ; le jeune place la civière près du corps de l’agonisant.
Ensemble, ils déposent adroitement cette maigreur ambulante sur le
brancard pour ensuite attacher les sangles. Mais avant, Louis recouvre
respectueusement le corps glacé de Gilbert d’une couverture chaude.
Leur devoir accompli en ce matin glacial de
novembre, la sirène stridente annonce le départ de Gilbert vers
l’hôpital le plus près.
Après le départ des ambulanciers, les policiers
qui attendaient dehors, sur le seuil de la porte, sautillant d’un pied à
l’autre, pénètrent à l’intérieur. Ceux-ci espèrent mettre la main sur
quelques indices pertinents afin d’éclaircir l’affaire. Mystère, ils ne
trouvent rien et reviennent bredouilles au poste. Seize minutes plus
tard, le cas est remis à la brigade des mœurs. Immédiatement, sur les
ordres du lieutenant-détective Boisvert, un vieux de la vieille, ses
confrères des substances psychotropes arrivent. Ils ont l’ordre de
passer l’appartement à la loupe, car le lieutenant en fait une affaire
personnelle, voulant à tout prix retrouver les salauds qui ont mutilé la
main droite de la victime. Celui-ci est convaincu que ce sont les mêmes
individus qui ont assassiné sa filleule chérie.
Boisvert ne vit que dans l’attente de ce moment
et, aujourd’hui, il se croit chanceux d’en avoir un en vie. Depuis cinq
ans, il est dans l’incapacité d’éclaircir seulement un seul de ces
meurtres crapuleux, et cela le ronge. Le détective jette un regard
vengeur sur la photo de sa jolie nièce à peine âgée de dix-sept ans.
Puis, il suppose que l’agressé, victime d’actes qu’il qualifie de
sadiques, dépassant de loin la frontière de la barbarie, sera en mesure
de dénoncer ses bourreaux. Ainsi, il épinglera les assassins de Noëlla
et les fera payer au centuple. Cependant, l’enquêteur est informé que ce
genre de règlement de comptes est un phénomène nouveau et rarissime au
Québec et que les hôpitaux ne sont pas équipés pour recevoir ces cas
lourds en toxicomanie.
L’ambulance pénètre dans le stationnement de
l’urgence et presque en même temps, en coup de vent, le détective fait
son entrée. Le cas est grave, l’équipe médicale désignée pour recevoir
le patient met tout en branle pour lui sauver la vie. Les nerfs tendus
comme des cordes de violon, Boisvert donne des ordres. Il n’est pas du
tout reposant, le monsieur ; plusieurs fois, on doit le remettre à
l’ordre.
Exaspéré par son exubérance, le médecin de garde
s’avance vers lui et son regard de granit lui prescrit de
se la fermer.
─ Bon
sang ! déclare-t-il, les deux mains bien appuyées sur les hanches, nous
commençons à la connaître par cœur, votre requête. Vous voulez une
chambre privée pour ce patient et ça fait cent fois que vous le dites,
deux hommes à vous, armés, postés à l’extérieur devant la porte de la
chambre en permanence. Si le patient se rend jusque-là, je suis d’accord
! Monsieur, afin de vous procurer les noms et l’horaire du personnel de
soutien présent au chevet du malade cette nuit, eh bien, rendez-vous à
l’accueil. Monsieur Boisvert, le secrétariat vous remettra la
foutue
liste en mains propres. Dans la mesure du possible,
nous collaborerons avec vous. Maintenant, Monsieur le détective,
fichez-nous la paix et laissez-nous faire notre travail !
Le médecin retourne auprès de Gilbert ; quant au
policier tournant les talons, il se dirige tout droit vers les
admissions. Les papiers en main, celui-ci voit les deux hommes affectés
à la garde du patient et puis il quitte l’hôpital. Sur le chemin du
retour, machinalement, Boisvert s’arrête devant une pâtisserie, se gare
sur l’accotement, descend, achète café et beignet qu’il dépose sur le
siège avant droit de sa vieille Buick noire. Puis, comme un vieux cheval
rentrant seul à l’écurie, il se dirige vers le poste de police. De
retour, passant sous le porche, il regarde l’heure, et l’horloge marque
onze heures quinze.
─ Elle
a certainement dix minutes d’avance, ronchonne-t-il.
Soucieux, le lieutenant gare son automobile et
entre par la grande porte, pour ensuite emprunter le corridor au bout
duquel se trouve son bureau. Il se dévêt et, las, se laissant tomber sur
sa chaise en bois, sans réfléchir, il s’allume une cigarette. Puis,
avant qu’il ait eu le temps de tirer sa première bouffée, sa secrétaire
arrive, tenant dans la main gauche un dossier et dans l’autre un café
fumant. La jeune femme remet le dossier entre les mains de son patron
et, gentiment, dépose le café sur le bureau empoussiéré. Maugréant
quelques jurons, il fouille ses poches l’une après l’autre. Affublé du
rictus du vainqueur, Boisvert sort, de la poche intérieure gauche de son
vieux veston de tweed gris, la liste du personnel hospitalier, précisant
à sa secrétaire de faire avec.
─ Vous
savez, Madame Martin, dit-il sur un ton explosif, je n’ai pas de dessin
à vous faire… c’est la procédure habituelle.
Le flic arrête sur elle son regard de glace,
Liliane acquiesce d’un signe de tête et elle court aux informations.
L’odeur du café lui chatouillant les narines, Boisvert ne résiste pas
longtemps à la tentation d’en prendre une gorgée.
─ Hum !
pense-t-il tout haut, ce café est bon, cette fille est bonne à marier.
Se reprenant rapidement, il s’avoue que, comme
jus de pipe, la pâtisserie du coin n’a pas son pareil ! Réflexion faite,
sans tarder, les sourcils froncés, il prend connaissance du rapport
fraîchement pondu.
Frustré, celui-ci referme le document tout en le
lançant avec fracas sur le bureau ; le café déborde et n’épargne pas le
papier. Le visage écarlate, hurlant comme un diable dans l’eau bénite,
Boisvert veut qu’on lui apporte un chiffon pour éponger le dégât.
Liliane a quitté le commissariat depuis vingt
minutes et les autres membres du personnel ont depuis longtemps appris à
ignorer les jérémiades de monsieur le lieutenant-détective Denis
Boisec
de son surnom. Criant à tue-tête, il reprend
le dossier et, le brandissant bien haut, il le secoue pour l’assécher.
─ Il n’y a
rien là-dedans. Deux pages en partie vides, cela est impensable…
Bout de
christ, hurle-t-il de toute sa force vocale,
ce n’est pas possible, il n’a pas de nom. il est blanc comme neige, un
nouveau-né… Je tourne en rond, chante-t-il la voix éraillée, et rond,
rond, rond, petit patapon…
Bon Dieu !
qui se moque de moi, demande-t-il, arpentant
le corridor de long en large. Je ne le prends pas…
L’espace d’une seconde, se ressaisissant,
Boisvert regarde droit devant lui ; pas de secrétaire à l’horizon. Il
reprend le dossier, dans le but de voir s’il a bien lu. Il marche de
long en large dans le corridor, et rugissant de manière qu’on l’entende
du sous-sol au dernier étage, il lance avec fracas son précieux papier
dans les escaliers.
─ Lili,
Liliane, Madame Martin ! crie-t-il à qui mieux mieux, je veux vous voir
ici tout de suite… tout de suite, vous m’avez compris ! Madame Martin…
L’obligeant à se taire, le téléphone sonne et la
sonnerie le déconcentre. Laissant sonner, il ne répond pas. Au neuvième
coup, il décroche. Il devine que c’est madame Tremblay et il raccroche
immédiatement. Muet, le lieutenant ramasse les trois feuilles en partie
vides éparpillées dans les marches, et impatiemment, il froisse le
papier entre ses doigts. Refoulant ainsi sa colère, Boisvert regagne son
bureau et s’assoit sur le rebord de la fenêtre. Celui-ci, frappant à
coups de talon sur le calorifère, relit à voix haute le texte, en
espérant qu’un détail important lui saute aux yeux.
Boisvert regarde sa montre de poche et il dépose
le dossier sur le tas avec les autres. Sans tarder, il convoque pour
seize heures les deux policiers qui ont rédigé le constat. Puis il se
lève, mettant son chapeau, ses couvre-chaussures, et prenant son
imperméable sous son bras ; celui-ci franchit le seuil de la porte de
son bureau. Pour s’amuser un peu, il fait un crochet jusque devant la
porte entrouverte du bureau de madame Tremblay et lui tire la langue.
La neige recouvre le sol, le temps froid
persiste. Préoccupé, il monte dans son automobile qui, après plusieurs
tentatives, refuse de démarrer. À bout de nerfs, le détective n’a pas le
choix : il devra prendre un taxi ou bien emprunter la voiture de service
mise à sa disposition. L’homme opte pour la dernière solution ;
l’automobile démarre au quart de tour, les pneus crissent sur la
chaussée glissante et, le gyrophare en alerte, celui-ci se dirige vers
l’hôpital.
Il arrive trop tard… Gilbert est mort, il était
sa dernière chance et le fait de s’être fait avoir par le temps le
démolit. La déception ainsi que l’amertume se lisent sur son visage.
Boisvert se décoiffe, et il soulève le drap recouvrant le visage du
défunt, voit une mèche de cheveux rebelles, du déjà-vu. Cette affaire
n’est pas claire. S’il ne trouve pas maintenant, il attendra que la
famille réclame le corps.
Le lieutenant-détective Boisvert est de la race
des durs et il est convaincu qu’un jour, il aura la peau de ces
criminels. Sans répit, contre vents et marées, le limier chevronné
poursuivra son chemin.
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