Prologue
Au cours du Premier Âge, il existait sur le monde d’Aeria un lieu si
majestueux qu’aucune cité, métropole ou capitale ne serait jamais parvenue à
l’éclipser lors de son vivant. Originellement, cet endroit s’appelait la
Cité de la Lune et, tandis que le crépuscule tombait sur cet âge, la plus
grande merveille de ce monde connaissait ses derniers instants.
Cette fin se prolongeait encore, car ses structures luisantes chutaient dans
le vide de l’atmosphère pour aller s’écraser sur le sol lointain. Ce qui
restait encore des lieux épargnés par les effondrements était baigné dans
les flammes. Ce spectacle dévastateur n’était plus qu’une pâle réminiscence
des horreurs qui s’étaient produites plus tôt.
Dans un des plus somptueux palais de la cité volante, les traits de l’astre
solaire traversaient ses multiples fenêtres, rendant visibles les nuées de
poussière qui demeuraient en suspens dans les salles.
Au milieu du silence qui dominait ces lieux, des centaines de cadavres y
étaient allongés. On y voyait des hommes, des femmes et des enfants.
Certains étaient écrasés par la chute de pierres richement sculptées,
d’autres étaient rongés par le feu ou ils avaient été foudroyés par des
incantations. Il y avait aussi des soldats, et un grand nombre d’entre eux
avaient péri dans des affrontements d’une brutalité inouïe. Même les
tapisseries et les tableaux, de véritables objets d’art, ne furent pas
épargnés dans ces combats ou par la dévastation qui s’en était suivi après.
L’unique miraculé du désastre était un grand elfe aux cheveux dorés. Errant
dans le palais, celui-ci chancelait tout en fixant droit devant lui. Son
armure étincelante avait perdu de son brillant éclat dû aux taches de sang
et aux entailles qui le recouvraient. Ce seigneur guerrier était le
survivant d’une terrible tragédie.
— Père, mère, où êtes-vous ? criait-il. Y a-t-il des survivants ?
Bien que très jeune pour quelqu’un de son âge, cet elfe était un robuste
guerrier et un prince célèbre. Il était aussi grand qu’un homme adulte et il
dégageait une aura d’autorité digne de son rang. Par le passé, les gens qui
avaient regardé ses yeux y avaient tous discerné une grande suffisance et
une ardeur flamboyante peu commune pour un elfe. Mais, aujourd’hui, sa
flamme était ternie par l’ampleur de la catastrophe dont il se remettait
avec difficulté.
Soudainement, l’air derrière lui parut se teindre de ténèbres pour se
solidifier en une silhouette d’homme. Le visiteur inspecta les alentours,
son masque dissimulant toute émotion. Il était habillé tout en noir et
entièrement enveloppé d’une cape. Il cheminait lentement, tenant sa cape
pour ne pas effleurer les défunts. Son attention était dirigée sur l’elfe
titubant, mais qui n’avait pas la moindre intention de vouloir s’arrêter.
— Lucretia, mon amour, appela l’elfe avec insistance. Où que tu sois, viens
me rejoindre.
En entendant ce nom, l’homme en noir lança un regard vers une pièce
adjacente. À l’intérieur de ce qui devait être un dortoir, il pouvait sentir
l’empreinte persistante de l’horreur des derniers moments d’une dizaine de
jeunes demoiselles profanées. Puis, il réexamina son hôte. Celui-ci s’était
enfin retourné pour remarquer sa présence.
— Qui êtes-vous ? réclama l’elfe, en levant son épée. Un ennemi ?
— Est-ce ton contact désespéré avec le Créateur qui t’a fait perdre toute
mémoire de nos rencontres, Vinrael ?
— Mon contact ? (L’elfe frissonna pour chasser un soudain malaise.) Il ne
faut pas parler de Celui Qui Dort, surtout en plein jour. Les Sages ne le
permettraient pas; c’est un tabou.
— Au moins, tu te souviens de cela, admit le visiteur. Mais leurs
avertissements ne t’ont jamais interrompu dans tes recherches. De quoi te
remémores-tu encore ? (Un long silence s’ensuivit.) Souviens-toi !
Souviens-toi des circonstances qui ont sonné le désastre. Celui qui s’est
abattu sur la demeure de ton peuple !
Vinrael considéra le visiteur avec méfiance. Puis, son regard s’alluma
brusquement tandis que les souvenirs lui revenaient.
— Je me rappelle… Ces traîtres nous ont condamnés et ils nous ont chassés de
la Civilisation Féérique. Ces sales chiens ont renoncé à nos sacrifices lors
du Commencement. Ils passaient leur temps à manigancer alors que nous
luttions pour la prééminence de notre race sur ce monde. Ils étaient jaloux
de nos succès et cupides en voyant notre richesse. Ils n’ont pas voulu
s’incliner à notre sagesse. Ils se sont opposés à notre prépondérance et ils
nous ont fait la guerre au nom des races inférieures !
— Enfin, tu as évoqué ce qui s’est généralement passé chez ton peuple, mais
tu parles de choses qui se sont déroulées au cours des dernières décennies.
Qu’en est-il de récemment?
— Dans ma demeure, c’est moi qui pose les questions, affirma froidement
Vinrael. Que fait le Questeur du Pouvoir à nouveau chez moi sans y être
convoqué ?
— Tu te souviens donc de notre rencontre, remarqua Gallendorf avec un
plaisir évident. Oui, tes ancêtres m’ont surnommé ainsi, après le
Cataclysme. Ils réclamaient un châtiment à mon égard pour ce que j’ai
réalisé et ce que j’accomplis encore aujourd’hui.
«Toutefois, sache que tes propres descendants et tes ennemis ne seront guère
indulgents envers toi. Quand ce jour s’éteindra, tu ne seras plus qu’une
parodie de ta grandeur. (Gallendorf s’approcha sans nulle gêne vers l’elfe
armé.) Pourtant, tous les grands astrologues avaient prédit que tu étais
promis à un grand avenir. Une aura de destinée provenait de ton âme.»
— Que veux-tu me dire que je ne sais pas encore ? claqua l’hôte de sa langue
avec agacement. Depuis mon enfance, on n’a pas cessé de me dire de telles
éloquences.
— Des paroles qui n’ont fait qu’alimenter ton orgueil et ton insolence, rien
d’autre. Pour être franc, ton destin promis était d’être l’Élu, le prochain
être lumineux désigné à prendre la place vacante du Créateur.
Malencontreusement, des grands dons que tu as reçus, tu les as dilapidés.
Tes aînés ont escompté à tort qu’avec de la patience, tu serais arrivé à
quelque chose. Mais à cause de ton âme incandescente, tu manquais de
discernement… d’humilité. Ton sang bouillonnait à l’idée de devenir le
seigneur de toute la Civilisation Féérique. Tu aspirais à être un messie aux
yeux de tous les elfes; être celui qui ramènerait à eux l’Âge d’Or, cette
ancienne existence qu’ils avaient perdue dans le Cataclysme.
— Tais-toi !
— Et voilà ce que tu ignorais, ajouta Gallendorf. Pour réaliser ce destin,
il t’aurait suffi de me vaincre. Entre nous, tu y serais peut-être parvenu
en temps voulu, mais tu n’as fait que gaspiller tes talents dans des
appétits futiles.
Vinrael se retourna et il n’écouta plus les paroles de l’étranger. Il
refusait de croire que son malheur était dû par sa faute. Non, les vrais
coupables, c’étaient les autres cités-états elfes, ceux qui s’étaient
opposés à ce qu’il accomplisse sa destinée.
— Je dois rejoindre Lucretia. Elle est peut-être encore en danger…
— Es-tu aveugle à ce point, gamin ? Ne vois-tu pas que La Chute est terminée
et que tu as tout perdu ? (Voyant l’obstination de Vinrael, Gallendorf
tendit une main.) Puisque tu le souhaites, je vais t’amener directement à ta
bien-aimée. Ce que tu y verras te montrera l’étendue de ta défaite.
Repoussant sa cape en arrière d’un côté, Gallendorf fit craquer les doigts
de sa main visible.
— Je vais t’emmener à tes proches, mais je te préviens; cheminer dans la
Source avec moi peut être extrêmement désagréable pour un simple mortel.
Il tendit sa main et la lumière disparut. L’affliction transperça le corps
de Vinrael et il cria dans les ténèbres, un cri provenant des profondeurs de
son âme. Il avait l’impression qu’un millier de griffes le tailladaient sans
cesse.
La lumière revint, mais Vinrael convulsait encore dans l’agonie de ce que le
voyage lui avait valu. Ses clameurs firent écho à travers tout son palais.
Après ce qui lui parut être interminable, l’intense souvenir de la torture
quitta peu à peu son corps abusé.
Même si sa chair lui parut être un poids mort, Vinrael se releva avec son
obstination habituelle. Ses yeux se posèrent sur une jeune dame elfe qui
était morte. À sa vue, il hurla à nouveau. Ce cri fut bien plus déchirant
que le précédent parce qu’il renfermait le supplice d’un amoureux qui venait
d’être dépossédé de sa plus belle raison de vivre.
— Lucretia ! Par la Lumière, non ! (Ses bras s’enroulèrent tout autour de la
dépouille de sa belle. Il trembla sous les spasmes de ses sanglots.)
Lucretia… Lucretia…
— Tu ne pourras plus jamais la revoir en vie, gamin. Tu auras beau implorer
toutes les Puissances de l’univers pour un miracle, elle ne reviendra pas.
Vinrael redressa la tête et son regard de feu aurait fait fléchir quiconque
d’appréhension. Le prince elfe fit appel à ses facultés incroyables et il
fut aussitôt enveloppé d’une aura incandescente, la preuve tangible de sa
puissance.
— Mille ans, Questeur du Pouvoir, cracha-t-il entre ses dents. Mille ans se
sont éteints depuis le Réveil des Elfes. Ce monde était notre espoir d’un
renouveau alors que la conclusion du Grand Conflit n’avait apporté que la
fin de toute existence, bonne ou mauvaise. Et aujourd'hui, tu veux encore
tout détruire ? Pourquoi ?
— La conclusion du Grand Conflit ? Pauvre inculte ! En vérité, la Fin des
Temps n’a été que retardée ! Elle arrivera tôt ou tard, quand toute forme de
vie sera disparue du Cosmos. Depuis la Chute du Créateur, toi, l’Élu, et
moi, le Questeur du Pouvoir, nous nous sommes combattus dans des milliers de
batailles à travers le Cycle de la Vie et de la Mort, et notre combat ne
cessera que quand même le temps n’aura plus de substance !
Gallendorf lâcha sa proclamation avec la fureur inhumaine qui l’habitait,
son poing brandit vers le prince elfe en signe de défi. N’importe quel
mortel aurait été ballonné sur le sol dallé par la lueur infernale de son
regard. Le prince elfe ne fit que déposer délicatement le corps de sa
bien-aimée, ses doigts caressant pour une dernière fois ses cheveux blonds.
Il se redressa et même ses épées exhalèrent des flammes magiques, répondant
au désir de vengeance de son âme meurtri.
— Pour le malheur que tu as causé dans ma demeure, il n’y a aucune excuse
qui sera acceptée. Pour la ruine de mon royaume et la mort de ma dame, je
vais…
Gallendorf ne le laissa pas compléter sa phrase. Il apparut promptement
derrière son adversaire. Réagissant face à l’attaque, Vinrael pirouetta et
il fit tournoyer ses armes. Gallendorf attrapa d’une main chacune les épées
magiques par leur lame tranchante. Il ridiculisa la puissance des flammes en
les faisant disparaître dans ses gantelets. Pour parachever son œuvre, il
décocha un coup de pied dans l’abdomen du prince elfe. Vinrael décolla du
sol, son corps balayé par une force imperceptible. Son armure, façonnée par
les meilleurs artisans de sa race, qui pouvait résister aux griffes et aux
morsures d’un dragon, se fracassa en mille morceaux.
Le prince se retrouva sur le plancher, totalement anéanti. Au cours de sa
vie, il avait surclassé tous les rivaux qu’il avait connus. Aucun de ses
enseignants n’avait été assez adroit pour briser son orgueil grâce à ses
prodigieux dons. Cela lui avait permis de devenir le meilleur
seigneur-guerrier de toute sa race. Le plus grand champion de la cause
elfique de tout Aeria.
Comment se pouvait-il qu’il soit balayé si aisément, alors qu’aucune
créature sur ce monde n’en aurait été capable ? Vinrael réalisa alors que
malgré les histoires jugées outrancières qu’il avait entendues à propos de
ce monstre, Gallendorf les surpassait de beaucoup en réalité.
— Inutile de résister, gamin. Tu as été vaincu le jour où tu as voulu
commander ta fortune. Souviens-toi de ton arrogance ! En ce moment même, par
ta faute, tout votre empire s’écroule et il ne reviendra pas des décombres.
«La vérité, gamin, est que tu as condamné ta race à l’extinction le jour où
tu as voulu le pouvoir pour tes propres fins. Souviens-toi de ta traîtrise
et rappelle-toi de la malédiction que tu as reçue comme récompense.»
De la sueur perla sur le visage du prince elfe. À travers le sang et la
saleté, son visage afficha de l’étonnement. Puis, il évoqua alors un
événement fermement caché dans sa mémoire, mais qui consumait son esprit
déjà affaibli par les circonstances.
Identique à une terrible confession, son regard revoyait en vision ce qu’il
avait commis. Depuis son enfance, il avait douté que les Puissances valaient
la considération qu’ils recevaient des mortels, leurs adulateurs. Il
raisonnait, tout comme son père, que la source divine des Puissances n’était
que la soumission des mortels à leurs desseins.
Son père, grand général dans le Grand Conflit et le souverain du plus
puissant royaume des elfes en Aeria, était considéré par tous comme un dieu
vivant. Et pourtant, plusieurs seigneurs elfes craignaient son père,
lui-même, et les traditions martiales de son peuple. Ils avaient comploté
pour amoindrir son autorité et cela fut une cause de cette guerre fratricide
entre les elfes.
Avant qu’entama la Chute, les conditions du peuple de Vinrael étaient
désespérées. Leurs alliés les avaient abandonnés alors que leurs ennemis
s’étaient multipliés. La défaite approchait à grands pas et leur propre cité
fut prise d’assaut. Désespéré, Vinrael était convaincu qu’en s’emparant de
la couronne de son père, il s’acquerrait ainsi d’un pouvoir qui le rendrait
l’égal des Puissances. Une fois sur le trône, il expulserait les traîtres de
sa chère cité pour les chasser jusqu’aux confins de la terre. Sa félonie
avait été, sans le savoir, le choc qui scella son destin tragique. Son père,
avec ses ultimes forces, l’avait maudit à ne jamais devenir le prochain roi
de leur peuple.
En ignorant l’implication de cette malédiction, il les avait tous condamnés.
La malédiction ne s’arrêtait pas exclusivement sur sa personne, mais elle
avait englobé également son propre peuple.
Son troisième cri fut celui d’un mortel découvrant qu’il s’était forcé à
étreindre une fin funeste pour des milliers de personnes.
Le rire caverneux du Questeur du Pouvoir envahit son esprit en même temps
que ses yeux se figeaient sur les morts. Il ne pouvait pas fuir ces regards
sans vie qui semblaient lui solliciter la raison de leurs trépas. Pourquoi
son ambition valait la peine de risquer un tel coût en cas d’échec ? Les
yeux de ses sujets et ceux de Lucretia ne cessaient de lui demander,
d’exiger une explication. Sa douleur et ses larmes n’étaient pas suffisantes
pour expier son forfait. Il ne le savait que trop bien.
— Pardonnez-moi !
Vinrael n’estimait pas que la clémence lui soit accordée. Il n’existait pas
un tel pardon, pas pour tout ce qu’il venait de faire. Il prolongea tout de
même son supplice devant les morts pour qu’ils lui accordent ce qu’il ne
pouvait recevoir à ses propres yeux.
Par la faute de son orgueil, il s’était cru au-dessus des responsabilités
qu’épaulaient les souverains. Que sa destinée de réunifier la race entière
des elfes à travers tous les Plans d’Existence valait bien un petit
sacrifice. Il avait cru que les actes à accomplir, ses méfaits, étaient
nécessaires pour un bien plus grand.
— Pardonnez-moi !
L’air autour de lui redevint des flammes d’une intensité périlleuse. Vinrael
était conscient qu’une trop grande absorption d’Aether secouerait les
fondations magiques de sa cité volante, mais il n’en avait cure. Il ne
désirait plus que de se donner lui-même la mort avec le pouvoir qui avait
causé sa damnation. L’explosion balaya dans le ciel tous les nuages dans un
souffle chaud.
Sous la cité volante, la terre se brisa à maints endroits pendant que des
montagnes s’élevèrent autour de la dépression, isolant des étendues à
présent arides au reste du monde encore épargné par La Chute.
Quand le vent se tut enfin, la terre arrêta ses tremblements. De Vinrael et
du palais de ses ancêtres, il ne resta plus rien. De l’endroit où ils
avaient survolé, la terre fut marquée d’une crevasse menant vers un abîme où
nul rayon de soleil n’était encore allé. Une mer s’engouffra dans cet abîme
pour y cacher les vestiges de la Cité de la Lune. Gallendorf, encore sauf,
examina de sa position assurée le résultat du suicide de l’usurpateur. Il
n’en éprouvait que du mépris.
— Tu ne pourras pas t’échapper de ton destin si lâchement, Vinrael. Rien
n’est achevé pour toi; ton châtiment ne fait que s’entamer. Tu n’auras point
de repos jusqu’à la fin de ce monde, Varkhaus.