Intégral du premier chapitre
L'OFFICE
Je m’en suis sauvé ! Je ne suis pas allé à
l’office funéraire. Normalement, j’aurais dû
accompagner mes parents mais j’ai la grippe.
Grand-mère aussi est à l’office. Je me fais
donc surveiller par une voisine. À mon œil
d’enfant, elle est vieille. Elle doit avoir
une trentaine d’années. Avec ses cheveux
roux et son nez en trompette, ses faux
ongles rouges, elle semblait sortir d’une
bande dessinée. Par contre, elle faisait un
gâteau au chocolat auquel je ne pouvais
résister. Sa maison ressemblait à un
cimetière de poupées miniatures. Il y en
avait partout, de toutes les grandeurs, de
toutes les grosseurs. J’avais l’impression
que je ne pouvais rien faire ni même
circuler dans la maison sans me faire épier
par une centaine de poupées. J’étais
hypnotisé par ces regards, ce qui donnait
comme résultat que je me tenais tranquille.
Généralement, je lisais. Cette fois, comme
j’étais malade, mon bonheur venait du simple
fait que j’avais évité l’office.
L’office est une réunion présidée par un
célébrant généralement habillé de noir. Il
demande aux gens de la Vallée d’aller le
voir tous les dimanches et il leur parle.
Aujourd’hui, jour de semaine et jour
d’exception puisqu’un voisin est décédé,
toute la Vallée est au temple. Immense
bâtisse en pierre surmontée d’une flèche et
d’un coq qui indique la direction du vent,
le temple est imposant; après la Tour, c’est
l’édifice le plus spectaculaire de la
Vallée. L’intérieur impose le silence.
Immense et froid malgré les fresques
murales, la vie semble ne tenir qu’à une
petite lampe qui vacille au centre de la
place. Le chœur, où réside une grande table,
est le centre d’intérêt. Tous les bancs de
bois, comme un théâtre grec, sont orientés
vers cette table.
Les bancs sont numérotés et chaque famille
de fidèles s’y placent en ligne
consciencieusement. Les dignitaires et les
plus riches s’exposent en premier puis les
autres se disputent âprement la hiérarchie
dégradante qui suit. Chanceux, mes parents
avaient le cinquième banc. C’était quelque
chose à voir le dimanche, la traversée de la
grande allée centrale.
L’office commence toujours de la même façon.
L’officiant entre accompagné de jeunes
garçons, eux aussi habillés d’une longue
robe noire, puis, il se met à parler.
Généralement, je n’écoute pas et
surtout je ne comprends pas ses propos. Je
regarde l’assemblée. Il est très mal vu de
se retourner pour voir ce qui se passe
derrière nous mais, à l’époque, du haut de
mes cinq ans, personne ne disait mot. Dès
cet âge, j’étais déjà assez vieux pour me
rendre compte qu’il y en avait un grand
nombre qui semblait attendre avec impatience
la fin de l’office. À cette époque, les
activités du célébrant me semblaient
incompréhensibles. Alors que tous les hommes
de la Vallée portaient pantalon, chemise et
veston, il arrivait habillé avec plusieurs
robes superposées. Ses gestes et paroles
demeuraient elles aussi un mystère. Il
parlait presque toujours seul et dans une
langue étrangère. Il gesticulait comme s’il
voulait enlever des mouches imaginaires ou
encore faire atterrir un avion en détresse.
Il embrassait la table qui était devant lui.
À tout moment il mettait un genou par terre
et se tenait à la table pour se relever. Il
essayait de chanter des chansons qui
n’avaient pas d’air. Inimaginable !
Les fidèles aussi avaient des comportements
bizarres. Ils se levaient, s’agenouillaient
et s’assoyaient sans prétextes apparents.
Mon père m’amusait car lorsqu’il
s’agenouillait, avec la moitié des fesses
appuyées sur le banc, accoudé sur le
prie-Dieu, les mains enfoncées dans les
joues, il avait l’air d’une sculpture
abandonnée par un artiste inconnu. Il
n’était pas le seul d’ailleurs parmi les
hommes à avoir cette posture. J’aurais aimé
lui faire remarquer qu’à la maison, lorsque
je me mettais les coudes sur la table pour
manger, il me signifiait de me tenir droit
afin de garder ma dignité.
Ma mère semblait toujours recueillie. Les
yeux fermés, les mains jointes et à genou,
le corps droit. Je me suis toujours demandé
comment elle faisait, avec ses yeux fermés,
pour remarquer comment ses voisines étaient
habillées. Cela confirmait en moi son don de
double-vue. Elle voyait tout ! Je me
glissais souvent derrière elle et, sans la
toucher, je m’approchais de son manteau de
fourrure pour en sentir le parfum qui s’y
dégageait. Lentement elle me prenait par le
bras et, doucement, elle me resituait entre
papa et elle. Si je regardais trop longtemps
nos voisins du banc d’en arrière, sa main me
tournait légèrement la tête par en avant et
ce, sans ouvrir les yeux.
Aussi loin que remonte ma mémoire, je me
souviens que, de temps à autre, dans ce
qu’on appelle le jubé, il y avait un voisin
qui chantait et les fidèles reprenaient le
refrain. Ma mère avait une très belle voix
d’alto, j’adorais l’entendre chanter. Mon
père, lui, avait une voix de crécelle qui
sonnait faux. Moi, je chantais à pleins
poumons : Le Seigneur est mon berger,
rien ne saurait me manquer. J’étais
dans la joie, alléluia ! Quand je suis parti
vers la maison du Seigneur. Mais rares
étaient les moments de joie car l’officiant
recommençait aussitôt à parler et l’ennui me
reprend.
Ce n’est que lorsque j’ai atteint mes sept
ans, à ma deuxième année d’école primaire,
alors que je commençais à peine à lire que
mes parents m’ont donné mon premier livre de
prières, un petit livre d’une centaine de
pages, écrit en gros caractères. Au début,
pour passer le temps, j’ai commencé par
regarder les images. Elles me fascinaient.
Il y avait une image où un énorme diable qui
poursuivait des hommes et des femmes et ce
diable les poussait vers un énorme feu.
Comme c’était des adultes, je ne me sentais
pas concerné mais je savais que mon père
était plus fort que ce diable et cela me
rassurait. Je m’imaginais mon père arracher
la fourche du diable et courir après ce
dernier s’enfuyant de peur. Une autre image
représentait dans sa partie supérieure un
vieux bonhomme entouré d’anges et dans sa
partie inférieure, un énorme diable lui
aussi admiré par ses diables : entre les
deux, une horloge qui indiquait
«toujours/jamais».
Il y avait des dessins de personnages
généralement vieux, avec de longues barbes
et habillés avec des robes. Ils avaient tous
l’air sévère. Je ne les aimais pas car mon
imagination me dictait une mauvaise odeur,
alors je me collais sur ma mère et je
m’enivrais de son parfum. Malgré ces
scénarios, je ne me lassais pas de les
regarder car elles m’impressionnaient et
surtout cela m’aidait à passer le temps.
Or, un jour, j’ai réussi à lire mon nom. Il
figurait au début d’un long texte. Je n’ai
pas lu le texte mais j’ai commencé à
chercher si mon nom ne serait pas mentionné
ailleurs dans le livre. J’y ai trouvé
trente-sept fois mon nom. Superbe ! Non
seulement j’avais trouvé un bon moyen de
passer le temps mais ma curiosité était
piquée.
Laborieusement, j’ai commencé à lire les
textes que mon homonyme, auquel je
m’identifiais, avait écrits. J’y ai lu et
relu de merveilleuses histoires !
Un homme avait deux fils. Un des deux
demande son héritage et s’en va tout
dépenser puis il revient. Il y a une fête !
Celui qui est resté à la maison n’est pas
content.
Une femme perd une pièce de monnaie. Elle
laisse tout et se met à la chercher.
Un homme trouve une perle dans un champ
et vend tout ce qu’il a et achète le champ.
Je suis la Voie, la Vérité, la Vie.
Un jeune homme ébahit des vieux sages
dans un temple.
Un ouvrier arrive à la dernière minute et
reçoit le même salaire que celui qui a
travaillé toute la journée.
Lorsqu’un aveugle conduit un autre
aveugle, ils tombent tous les deux dans le
fossé.
Je m’identifiais à tous ces personnages. Je
fus tour à tour celui qui partait avec une
fortune et revenait à la maison. J’imaginais
la joie de mon père de me revoir. Je
ressentais la frustration de voir mon frère
revenir à la maison. Je n’avais pas de frère
mais c’était tout comme.
Je fus cette femme qui a perdu cette pièce.
Moi, c’était mon chat.
Surtout, je me voyais dans l’école en
pulvérisant mes enseignants par mes
connaissances.
Cependant il y avait ceux que je ne
comprenais pas. Que venait faire ce malotru
qui se faisait payer une journée de salaire
pour une heure de travail. Lui, je ne
l’aimais pas, c’était comme ceux qui
trichaient aux examens.
Je n’aimais pas les copains du personnage
principal qui ne comprenaient jamais rien.
Ils me rappelaient trop mes soit disant amis
qui riaient de moi par ce que je n’étais pas
aussi grand qu’eux. Mais surtout, j’aimais
ce sage qui avait toujours la bonne réplique
et qui laissait ses interlocuteurs sans
réponse. Je voulais devenir ce type.
C’était quoi scandaliser un enfant ?
Dans l’ensemble, ces histoires
m’impressionnaient.
Une fois, j’ai dit à mes parents que je
voulais devenir ce genre de type. Ils ont
gloussé et m’ont dit que je verrais plus
tard. Pourquoi plus tard ! Je ne leur en ai
plus jamais parlé.
J’ai demandé un autre livre plus complet.
Mes parents ont pensé que j’avais la
vocation et ils m’ont offert un magnifique
Livre : édition complète. J’ai continué à
détester l’office mais j’ai entrepris,
encore enfant, de lire ce Livre page par
page. Cela m’a pris trois ans. Mes
enseignants ont remarqué mon intérêt pour
cette sainte lecture. On m’a fait assister à
tous les offices qui existaient : office
dominical, mariage, enterrement, etc.
C’est à ce moment que je deviens un acolyte
de l’officiant. C’est une besogne d’une
platitude incommensurable mais je bouge et
l’office, par le fait même, passe plus vite.
Et surtout, pendant les jours de classe, je
peux rater quelques cours lorsqu’on a besoin
d’un bon acolyte. Super ! Pourquoi les
grands s’imaginent-ils toujours savoir ce
que l’on veut vraiment. Moi, je voulais
devenir ce type et eux m’ont dit de devenir
un célébrant. Je voulais passer le temps
pendant l’office qui m’ennuyait, ils m’ont
cru pieux. Je voulais ressembler à ce
personnage qui avait réponse à tout et qui
parlait si bien, je n’ai lu nulle part qu’il
ait été officiant. Je n’ai pas eu le choix :
pour devenir ce personnage, il fallait que
je devienne cette autre chose. Par chance
qu’ils ne savaient pas que mon autre but
était de monter dans la Tour !
Ce fut l’époque où j’ai vécu mon premier
drame important : l’initiation à ma vie
d’adulte dans la communauté religieuse. Tous
les deux ans, le chef spirituel de notre
officiant venait initier les jeunes
adolescents. Puis, ce fut mon tour. Cette
initiation était un grand événement dans la
vie des jeunes de la Vallée. En fait, cela
ne changeait absolument rien à notre vie et
ne nous conférait aucun privilège mais toute
la communauté la vivait comme telle et
c’était suffisant pour la rendre importante.
On nous faisait pratiquer une procession
avec une précision militaire. Cette
procession devait nous amener face à ce
grand personnage. C’était une occasion
unique d’être en présence d’une sommité
spirituelle. Pour nous, cet homme était un
intime de Dieu.
On nous avait donc préparés à se présenter
devant lui et nous devions, avec humilité et
respect, répondre à une simple question :
«Que veux-tu faire ? » Un après l’autre,
uniformément, nous devions répondre «Devenir
un Sage !»
Ce chef spirituel était reçu avec tous les
égards dus à son prestige et son personnage.
C’était la fête dans la Vallée. Tous se
préparaient à cette visite de marque. Il est
arrivé la veille de la cérémonie. Cortège de
fleurs et fanfare des pompiers, on
l’accueillit en grandes pompes. Il
impressionnait nos imaginations d’enfant.
Étant pour moi le détenteur des réponses aux
questions relatives à mon avenir de futur
sage, j’en fus très très excité. Or le matin
de mon initiation : maux de vente. Pendant
l’office, les douleurs devinrent
incontrôlables. Lors de la procession, les
sueurs m’aveuglaient et, rendu devant ce
digne personnage à la question demandée j’ai
répondu: «Je veux aller au cabinet !»
Consternation ! Scandale ! Émoi ! On me fit
sortir du rang, on me conduisit au cabinet
en m’intimant l’ordre absolu d’attendre que
quelqu’un revienne me chercher. Je n’ai revu
personne avant la fin de la cérémonie. J’ai
finalement rejoint mes parents par la cour
extérieure et ce n’est qu’à ce moment qu’on
a pu prendre les photos d’usage. Pour moi,
ce fut une catastrophe. Pour mes parents,
ils ont compris et ont souri ! Personne mais
personne de la Vallée n’a jamais fait
allusion à de contretemps en m’a présence.
Moi, je ne l’ai jamais oublié ! Longtemps,
je me suis demandé si j’étais devenu un
adulte et un sage.
Il y a un dicton qui dit : Pendant que le
doigt montre la lune, l’idiot regarde le
doigt. Longtemps, j’ai eu cette
impression que pendant que je montrais la
direction de mon âme, on regardait mon
comportement et on me dictait ma conduite.
Je ne disais mot et je gardais ces deux mots
magiques : Sagesse et Tour.
J’ai continué à lire, chanter et servir
l’officiant. Les phrases et les principes se
sont imprégnés.
Lorsque j’aurai été élevé au-dessus de
terre, j’attirerai tout à moi.