EXTRAIT
Venus d'ailleurs,
roman, Lucien Foisy,
Fondation littéraire Fleur de Lys
EXTRAIT DU CHAPITRE I
Un camion léger, genre livraison de courrier, s’est arrêté.
— Le 6739, demande le messager à la dame qui est en train d’arroser ses
fleurs sur le balcon, vous savez où je pourrais l’trouver?
— Le 6739
c’est au-dessus du 6737 au deuxième, c’est le même logis que le 6737.
— J’ai un
cadeau... c'est-à-dire un paquet qui est adressé au 6739.
— Ah! À qui
est-ce adressé?
— Bien c’est
adressé à... Bonne fête Junior, et le numéro c’est le 6739.
— Oui...
Bon... comme je disais, le 6739 c’est le 6737, c’est le même logis.
— Je
comprends, mais je dois livrer le cadeau... c'est-à-dire le paquet à
l’adresse indiquée... ce qui m’embête c’est qu’il ne semble pas y avoir de
6739, j’en vois pas.
— Comme je
disais, le 6739 c’est le 6737, c’est la même chose.
— Vous ne
trouverez pas le numéro 67... excusez-moi c’est mon téléphone qui sonne.
La dame entre dans sa maison par la porte du balcon pour répondre au
téléphone qui sonne.
— Allo... allo... a a lo... ça ne répond pas...
C’est bien chez nous que le téléphone a sonné, se dit-elle, sans doute un
mauvais numéro, et la dame sort. Son arrosoir, elle l’a laissé sur le
balcon.
— Elle dit, croyant s’adresser au garçon : ta livraison, t’as qu’à me la
laisser, le 6739 c’est la même... !
Voyons où est passé le livreur... où est son camion ? Il y avait bien là, un
camion de livraison. Je suis à peine entrée répondre au téléphone; ça n’a
pas été long. J’ai pas fait la conversation...
Ça n’a pas ¨répondu¨. Y était là l’camion juste en avant d’la maison. Un
camion blanc... Oui, blanc, mais avec du vert dans le bas; séparé par une
ligne dorée; ... mais dorée ou pas, c’est pas ça qu’est important; c’est
l’camion qui a foutu l’camp. Il était là pour livrer un paquet, un cadeau
qu’il disait... Pourquoi a-t-il mentionné un cadeau? Peut-être à cause de
l’emballage, parce qu’il était bien enveloppé. Un paquet adressé au 6739,
mais pas de nom, juste « bonne fête fiston »... non « bonne fête junior »,
et pendant que je passe du balcon au perron le livreur a disparu, même plus
visible dans la rue.
Mais quel était le nom sur le camion? C’était, je crois, ¨LIVRAISON¨... oui
¨LIVRAISON¨. Mais je m’rappelle plus ce qu’il y avait après.
— Pourquoi est-ce que je me pose des questions ? C’était simplement une
livraison destinée à quelqu’un sans nom désigné comme fiston... Non! Je
confonds, c’était plutôt Junior, mais il n’y avait pas de nom. L’adresse
c’était le 6939. Le messager m’a bien mentionné le 6939... Non, je suis en
train de me mélanger; il m’a dit le 6739 et je lui ai répondu le 6739, c’est
au-dessus du 6737, au deuxième, le numéro n’est pas là parce que le 6739
c’est le 6737. C’est clair ce que je lui ai dit, mais il est parti. Oublions
le camion de livraison, ça n’a pas d’importance... Oui et non. C’était un
paquet comme un cadeau adressé à « bonne fête Junior », mais il n’y a
personne qu’on peut appeler Junior, puisque celui qui pourrait être un
Junior dans la maison, le fils à Valence, sa fête c’est en novembre et nous
sommes au printemps. Pour ce qui est du numéro de porte, il n’est pas là, il
n’existe même pas. Le 6739 ça fait bien des années que c’est le 6737. C’est
Vlaviodin qui a changé ça.
— Au 6739 c’était le bureau et Vlaviodin ne voulait pas de numéro. Il
prétendait que comme ça les communications étaient simplifiées et que ça
limitait les indiscrétions.
Vlaviodin, ça faisait longtemps, des années et des années qu’il était dans
le vêtement, dans les vêtements femmes et enfants. Des dizaines d’années
dans la couture; il avait déménagé à quelques reprises. Commencé petit en
arrivant au pays, rien d’officiel, juste quelques couturières à temps
partiel. Il venait d’un pays des Balkans. Avec la fin de la guerre en Europe
les nations s’étaient passablement mélangées. Bulgare, Yougoslave, Hongrois,
Roumain, bien difficile avec les déplacements de dire qui était qui...
c’était même des fois plus commode de ¨rester mélangé¨.
Vlaviodin, c’était sans doute son nom, on pouvait aussi penser qu’il l’avait
emprunté. Une chose certaine il s’était adapté. Le français pour un
originaire d’Europe méridionale c’était pas un problème. L’anglais, il n’en
avait pas tellement besoin, il réussissait à le baragouiner.
Vlaviodin Gustav, du petit nom dont il s’était ¨habillé¨, son prénom
d’origine... trop difficile à prononcer, avait-il dit.
Il était débarqué à Halifax, lors de son arrivée, pour lui c’était une
manière d’entrer au pays sans trop y ¨toucher¨. Étant complètement ignorant
de ce qu’était l’Amérique, il n’avait pas d’idée comment s’y présenter. Il
s’était prétendu pêcheur, mais sans convaincre qui que ce soit de son métier
improvisé. Possédant une vague idée de la géographie du pays, il réussit à
s’orienter vers le milieu français qu’il recherchait.
De son supposé métier de pêcheur, passe à la culture des patates au
Nouveau-Brunswick où il réussit à survivre et pense même s’y établir...
mais... mais... ! VOS PAPIERS !... Russe ? Hongrois ? Yougoslave...
Yougoslave... Ah! Du pays de Tito! Et vlan... derrière les barreaux...
police militaire... police montée. L’avenir devenait sombre pour un
immigrant sans identité. Avait-il fui son pays ? D’une certaine manière
c’était ce qui était arrivé. Né dans un monde où se produisent de nombreux
changements politiques, où l’occupation allemande vient compliquer
l’existence des gens du peuple, les circonstances aidant, Gustav avait tenté
de rejoindre la liberté. Il était convaincu qu’il existait dans le monde un
endroit où il trouverait le véritable plaisir de vivre. Il se devait de le
rechercher, de le trouver.
Désillusion! Au moment où il croit entrevoir la possibilité de réaliser ses
ambitions, des militaires s’interposent; il sent qu’il va devoir lutter.
Avait-il quitté d’une manière irrégulière un pays bouleversé par la guerre ?
C’était possible, dans une période où tout était désorganisé et de plus il
était ignorant de toutes les formalités.
Existait-il des raisons de le rechercher ? Allait-il être informé de ce
qu’on exigeait de lui? Y avait-il des explications qu’il pouvait donner pour
aider sa cause ?
— Vlaviodin Gustav is your name ? C’est votre nom ?
— C’est mon nom.
— Vous avez vécu en Serbie et quitté sans papiers d’autorisation !
En ces temps d’occupation allemande, il était impossible d’obtenir quelque
paperasse que ce soit. Chacun devait s’organiser pour survivre sans déranger
les autorités.
— Vous faisiez partie de la garde croate en 1920.
— 1920 ? Croate ?... j’avais quatre ans.
— Vous étiez à Belgrade en 1921 ?
— J’sais pas, j’avais cinq ans.
Confusion, révision des informations et les questions recommencent.
— Prestina au Kosovo 1910 votre lieu de naissance ?
— Je suis né à Mitrovica en 1916, c’était en Serbie, c’est ce que m’a dit ma
mère.
|