EXTRAIT
L’Épopée des Contrées Ancestrales -
Les Bâtons de Pouvoir,
Fantasy, Martin Bettez, Fondation
littéraire Fleur de Lys
Chapitre 1
- L'insulte
(texte intégral)
Aiden se sentait faiblir… Il savait qu’il ne tiendrait plus très longtemps.
Et pourtant, il ne pouvait choisir un plus mauvais moment pour laisser
tomber sa protection magique. L’écran d’invisibilité qui le protégeait
commencerait à faiblir bientôt; ce n’était plus qu’une question de quelques
minutes avant que sa présence ne soit révélée à son poursuivant. Ce
dernier, tous sens aux aguets, réussissait à garder la trace de sa proie;
Aiden savait trop bien que les pouvoirs du poursuivant égalaient au moins
les pouvoirs du poursuivi… Pour espérer s’échapper et mettre un terme à
l’exercice, il devait penser rapidement à une façon plus traditionnelle de
se soustraire à celui qui le pourchassait. Au début de l’adolescence, ne
maîtrisant toujours pas parfaitement les stratégies de combat, il ne pouvait
se permettre d’affronter en face-à-face l’homme qui le traquait.
Manquant de temps pour élaborer un plan de fuite efficace, Aiden s’en remit
à ce qu’il faisait de mieux : il décida de grimper à l’arbre le plus près.
Cette stratégie pouvait fonctionner, mais elle comportait au moins deux
faiblesses. Tout d’abord, il fallait faire vite; très vite. Mais surtout, il
fallait agir silencieusement. Le moindre bruit allait fournir au traqueur
des indices qu’il ne manquerait pas d’exploiter afin de localiser encore
plus précisément la position du jeune garçon. Tout en maintenant tant bien
que mal son écran d’invisibilité, Aiden agrippa doucement la branche la plus
basse d’un grand érable rouge. Solide, touffu et de grande taille, cet arbre
constituerait un refuge adéquat… si l’ascension se déroulait comme prévue.
Le garçon banda alors ses muscles dans ce qui allait s’avérer la phase
cruciale de cette chasse qui durait depuis plusieurs minutes déjà : les
dernières énergies d’Aiden allaient être dévolues à la réalisation
simultanée de deux tâches fort exigeantes.
D’une part, il devait conserver son attention au maintien de son écran
d’invisibilité, ce qui, dans des conditions beaucoup plus aisées,
constituerait déjà une réalisation fort louable pour un adolescent de son
âge. Mais en plus, il devait parvenir à se hisser aux branches d’un arbre,
lequel constituait son dernier espoir.
Aiden prit une profonde inspiration, puis entreprit de se hisser sur la
première branche. En temps normal, il grimperait tout au haut de l’arbre en
un tournemain, même s’il revêtait sa cuirasse et qu’il portait son épée à
la ceinture. Mais à ce moment-ci, trop de facteurs entraient en ligne de
compte pour tenter une ascension rapide de l’arbre : l’épuisement, d’abord
et avant tout, mais aussi la nécessité de minimiser le bruit des vêtements
frottant sur le grand érable comptaient parmi les raisons qui militaient
pour une progression soignée de cet abri de fortune. Dès que ses pieds
eurent quitté le sol, le jeune homme savait que la partie était perdue : ses
muscles répondaient lentement et son pouls s’accélérait jusqu’à vouloir
faire exploser sa poitrine. Et pourtant, il fallait tout tenter, ou la
chasse allait bientôt prendre fin… Faisant fi de la douleur causée par les
toxines qui s’accumulaient dans son corps, Aiden mit encore plus d’énergie
dans la réalisation de sa tâche. Lorsqu’il parvint enfin au niveau de la
fameuse première branche, il la saisit sans attendre avec ses jambes et
s’étendit à l’horizontale sur elle.
Aiden savait que la jouissance qui le gagnait, issue du contentement profond
de ne plus sentir ses muscles souffrir, n’était qu’une illusion. En fait, la
réalité était plutôt que le prédateur avait profité de cet épisode pour se
rapprocher encore plus inexorablement. Mais il y avait un petit quelque
chose de fort attrayant dans la perspective d’oublier la précarité de la
situation dans laquelle il se trouvait, pour relâcher sa vigilance et
sombrer dans une transe réparatrice qui lui ferait le plus grand bien… Des
images de plage, de chaleur et de sable brûlant envahissaient son cerveau;
ces images enivrantes, si elles devaient continuer de s’imposer trop
fortement, risquaient de s’enraciner et de causer sa perte…
Des bruits de pas rapprochés le tirèrent alors de ses rêveries. Doucement,
il tourna la tête vers la droite et revit celui qui le pourchassait.
Celui-ci s’arrêta tout près de l’arbre auquel Aiden était juché. Lentement,
avec une grande patience, le chasseur scrutait les environs à la recherche
d’un indice : des feuilles piétinées ou un simple bruit insolite lui
seraient assurément suffisants pour poursuivre ses recherches. Il inspira
lentement et ferma les yeux; différentes images se formaient dans son esprit
– la plupart représentaient des animaux de la forêt qui devaient passer par
là régulièrement – mais aucun signe de sa proie. Ou bien celle-ci n’était
jamais passée ici, ce qui n’était guère plausible, ou bien elle se
dissimulait dans les alentours, ce qui allait certes représenter un défi
passionnant… Il fouilla donc les environs immédiats, mais sans succès. « Il
a poursuivi son chemin sans laisser d’indice : ni traces physiques, ni
traces d’énergie laissées derrière lui… » pensa-t-il, tout juste avant de
poursuivre son parcours vers l’ouest.
Aiden réussit à conserver son écran magique encore quelques secondes,
mais l’épuisement finit par prendre le dessus. Ne pouvant plus se nourrir de
la vitalité de son auteur, la protection disparut subitement. Aiden sentit
une grande énergie le quitter et ses yeux se brouillèrent rapidement. Il ne
pouvait plus maintenir l’équilibre précaire qui lui permettait de demeurer
suspendu à l’endroit où il se trouvait. Le jeune homme tomba de quelques
mètres seulement, mais il ne sentit jamais le sol : le sommeil qui le
gagnait le plongea rapidement dans l’inconscience et le choc qu’il subit en
heurtant le sol ne fut pas suffisant pour le réveiller…
* * *
– Aiden! Tu te sens bien?
L’adolescent sentit de l’eau fraîche couler sur son front. Tranquillement,
il laissait derrière lui d’épais nuages opaques pour reprendre contact avec
la réalité. Il ne réussissait pas à évaluer le laps de temps écoulé depuis
sa chute. Devait-il estimer cette période en secondes, en minutes ou même
en heures? De toute façon, cette précision l’importait peu. Les muscles
endoloris, la mémoire chancelante et les habiletés cognitives enrhumées, il
avait d’autres priorités à assumer. Il se sentait tellement mal qu’il
n’osait pas même tenter de se lever. Il ouvrit les yeux, mais la lumière –
dont il était bien incapable d’identifier la source pour l’instant – était
trop intense. Il les referma sans attendre.
– Aiden, tu es vivant? Je t’ai vu cligner des yeux… Dis-moi que tout va
bien!
Le jeune homme se surprit lui-même à sourire. Il n’avait pas la force de se
lever, ni même de garder les yeux ouverts, mais pourtant, il avait eu le
réflexe de sourire. Il faut dire que la remarque de son interlocuteur ne
manquait pas d’ironie. « Dis-moi que tout va bien… » songea-t-il… « Et si je
te dis oui, on fait quoi? On reprend la poursuite? Ça va tellement bien, que
je ne suis même pas capable de te le dire! » Aiden prit encore quelques
secondes pour reprendre ses esprits, puis parvint à ouvrir les yeux et à
s’asseoir. Il reconnut son frère aîné, Kieran, le visage inquiet.
– Cette fois, tu as bien failli m’échapper! Je te poursuivais depuis plus
d’une heure lorsque j’ai perdu ta trace ici même, au pied de cet érable.
Puis, quelques secondes après m’être redirigé vers l’ouest, j’ai ressenti
une vive sensation de détresse m’envahir… Je savais que quelque chose
t’arrivait. Par chance, j’ai aussi entendu le bruit sourd qui a accompagné
ta chute, et j’ai su que je n’avais qu’à revenir sur mes pas quelque peu
pour te retrouver. »
Les souvenirs revenaient rapidement à Aiden. Tout de suite après le
déjeuner, Kieran avait invité son frère cadet à exercer ses pouvoirs
magiques. « Prends quelques secondes d’avance, et je tenterai de te
retrouver. » Aiden n’était pas aussi travaillant que son frère, mais il
adorait jouer à la cachette dans les bois. C’était pour lui une façon
intéressante de mettre en pratique les pouvoirs qui lui avaient été
octroyés. Après plusieurs minutes à s’échapper, sentant que son frère
réduisait l’écart qui les séparait, il dut recourir à un écran
d’invisibilité pour tenter de se soustraire à la vigilance de Kieran. Il
savait que ce stratagème consommerait une grande énergie en peu de temps,
mais il ne pouvait espérer que son frère, plus expérimenté et possédant un
flair incomparable, ne perde sa trace autrement. L’écran ne pouvant être
maintenu éternellement, il avait en désespoir de cause opté pour un refuge
en hauteur, duquel il devait finalement tomber quelques instants plus tard.
– Tu t’améliores, continua Kieran. Mais de toute évidence, tes réserves
d’énergie ne te permettront jamais de pouvoir te mesurer à moi! Fais
attention à la façon dont tu utilises ta force vitale : si tu avais été
traqué par un ennemi réel, tu serais mort à l’heure qu’il est. »
Ces sermons, fréquents chez son grand frère, faisaient toujours bouillir
Aiden de l’intérieur. Son frère ne pouvait-il pas se contenter de lui faire
part des améliorations à apporter? Bien sûr que non! Monsieur devait
terminer en précisant qu’il ne serait jamais rejoint et que Aiden serait
constamment deuxième… Et pourtant, cette fois-ci, il était vraiment passé
tout près de réussir à lui tenir tête…
– Viens vite! Nous devons retourner à la cour afin de compléter quelques
exercices avant le dîner. Allons, presse-toi!
Kieran marchait déjà en direction du château lorsqu’Aiden, péniblement,
entreprit de se relever. Une fois cet objectif atteint, il fit lentement
quelques pas, avant de prendre une pause. Il s’assura que ses sens étaient
fonctionnels – pas entièrement, il n’en espérait pas tant – et se dirigea
vers le palais royal.
Il accéléra la cadence, lentement mais sûrement, jusqu’à rejoindre Kieran,
qui maintenait un rythme de marche rapide. Le frère aîné ne semblait plus
s’inquiéter outre mesure de l’état de santé de son frangin. Nul doute qu’il
avait eu une formidable frayeur, mais il possédait une grande faculté de
détachement qui lui permettait de garder la tête froide en toute
circonstance. Malheureusement, cette impassibilité ne lui donnait que
rarement l’occasion de s’émouvoir. Même si Aiden tentait résolument de se
convaincre que son frère avait vraiment eu peur pour lui, il savait bien
qu’au fond, Kieran s’en faisait pour une autre raison : ce dernier, de par
son rang dans la famille, était responsable de veiller sur son cadet. S’il
était arrivé un événement regrettable, il aurait dû affronter la colère de
son père. Maintenant que tout danger était écarté, pour Aiden comme pour
lui, il ne craignait plus de rentrer à la maison, impatient de raconter à
tout le voisinage comment il avait pu retracer la bête qu’il traquait, le
tout grâce à ses pouvoirs immenses, mais aussi grâce à sa grande
expérience et à son instinct infaillible. Car en plus d’être effectivement
doué pour les arts de la guerre, Kieran adorait raconter des histoires, et
particulièrement celles qui le mettaient en vedette. Il n’hésitait jamais à
se montrer sous son meilleur jour, amplifiant les bons coups et minimisant
les conséquences de ses – ô combien peu nombreuses – erreurs. Plus souvent
qu’autrement, il lui arrivait même de rajouter un ou deux détails
croustillants issus de sa vaste imagination : un jour, il s’agissait d’une
paroi rocheuse escarpée qu’il avait dû gravir tout en risquant de s’écraser
au fond de la vallée; à un autre moment, il avait affronté une bête
tellement irréaliste, que seule la classe la moins instruite du royaume, qui
composait cependant la majeure partie de la population paysanne, pouvait
donner la moindre crédibilité à son récit.
Les deux hommes continuèrent à marcher pendant un moment. En silence.
Kieran faisait défiler les événements du matin, tentant de comprendre
comment il avait pu perdre la trace de son frère. « Il grandit vite, et ses
pouvoirs aussi… Je dois absolument travailler plus fort, ou je devrai
bientôt me rendre à l’évidence : ce petit va me dépasser… » pensa Kieran.
Puis, il s’interrompit. Kieran, le fils aîné du monarque du royaume de
Terre, voyait émerger des doutes quant à sa capacité à faire face à la
montée vertigineuse des réalisations de son petit frère. Impossible. Il
n’avait tout simplement pas le droit de laisser ces sentiments envahir ses
pensées. Il risquait d’y laisser une grande part de confiance en lui. Cette
confiance fragile, qui était entretenue – quelque peu artificiellement – par
la reconnaissance que les paysans lui manifestaient. Pour conserver ce
niveau d’estime, il devait à tout prix maintenir dans la population la
perception de sa supériorité. Car il n’importait pas tant qu’il soit le
meilleur; ce qui était par contre primordial, c’était que la majorité des
habitants du royaume le perçoivent comme tel. Il n’était pas seulement
membre de la noblesse; il était le fils aîné de la famille royale. Cette
position enviable devait incontestablement s’accompagner d’une aura forte et
d’une réputation sans tache.
Aiden respecta le silence de son frère. Du moins, pendant un moment. Puis,
alors qu’ils approchaient de l’orée du bois et que les imposantes tours du
château commençaient à poindre à l’horizon, il tenta une percée dans la
carapace spirituelle de son compagnon de marche :
– Nous avons bien travaillé ce matin, n’est-ce pas?
– Ce n’était pas du travail. Une simple partie de cache-cache.
– Mais nous avons fait travailler notre raisonnement, notre capacité
d’analyse et nous avons même dû recourir à nos facultés magiques. Nous avons
puisé au fonds de nos ressources et nous avons repoussé encore un peu plus
les limites de nos pouvoirs!
– Parle pour toi.
– Que veux-tu dire? Tu veux me faire croire que ces dernières minutes n’ont
pas été exigeantes pour toi? Que ces instants, quoiqu’amusants, n’ont pas
nécessité d’efforts?
– Disons que je suis encore capable de marcher. Moi.
C’en était assez. Aiden était trop fatigué pour s’aventurer dans une
explication fastidieuse des raisons qui justifiaient sa définition, certes
plus nuancée que celle de son interlocuteur, du travail. Il se contenta de
suivre Kieran pas à pas, disposant lui-même d’une certaine dose de fierté
qui l’obligeait à ne pas révéler la douleur qui continuait de la tenailler.
Il n’était pas blessé gravement, mais son dos demeurait meurtri. Chaque pas
le lui rappelait.
Aiden décida d’orienter son esprit ailleurs. Il laissa les échos de la forêt
pénétrer en lui. Ceux-ci s’infiltrèrent par l’ensemble des pores de sa peau
et rejoignirent prestement ses entrailles. Ces sons magiques – le chant des
oiseaux et le vent dans les feuilles – ne faisaient pas qu’apaiser son
esprit, ils réchauffaient aussi son cœur. Cette détente en nature,
particulièrement lorsqu’elle suivait un effort marqué, était ce qui lui
semblait le plus près de sa perception du paradis. Le repos après le combat;
le calme après la tempête… Malheureusement, ces échos enchanteurs n’allaient
pas durer longtemps. En effet, les deux jeunes hommes atteignaient
maintenant la vaste prairie où s’établissaient les paysans et leur famille.
Ça et là, de nombreuses chaumières, modestes, mais qui recelaient de trésors
à découvrir. Ces hommes, qui vivaient à l’extérieur des fortifications
royales, détenaient une fonction primordiale dans le maintien de l’équilibre
économique et social du royaume. En effet, ce sont eux qui fournissaient les
produits agricoles essentiels à la survie de la population, mais aussi à la
préparation des repas gastronomiques servis au château. Ce sont eux aussi
qui fournissaient la plus grande partie de la dotation royale, ces
redevances périodiques que les paysans et les nobles remettaient au roi en
compensation des services reçus, dont le moindre n’était pas la protection
offerte par la garde royale.
Aiden et Kieran déambulèrent sans s’attarder dans les étroites rues du
village et aboutirent au château quelques minutes plus tard. Puisqu’ils se
trouvaient au beau milieu de l’avant-midi, et a fortiori parce qu’ils
étaient en temps de paix avec les royaumes avoisinants, les deux frères ne
furent aucunement surpris de constater que le pont-levis était abaissé, leur
laissant tout le loisir de pénétrer sans autre formalité. Après une brève
salutation aux gardes postés de chaque côté, ils firent leur entrée à
l’intérieur des fortifications.
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