―
Quand reviendra-t-il?
―
Je n'en ai aucune idée!
Samuel ne se doute
guère de l'ampleur qu'avait pris ce désastre familial. Le jeune homme défie
froidement le regard de sa mère. Il s'enfuit sans même vraiment savoir où aller.
Ses pas le mènent directement dans un pré, non loin de chez lui. Il se laisse
lourdement basculer vers l'arrière. Il se retrouve étendu sur un matelas infini
d'herbes, de fleurs multicolores. Il respire l'air pur de la nature. Il reste
là, à penser, à songer, jusqu'à ce que la lune vienne éblouir le ciel dépourvu
de ses couleurs. Il ne trouve aucune issue possible à ce cauchemar. Cela le
terrifie un peu plus à chaque seconde.
―
Qu'arrivera-t-il? se demande-t-il sans cesse. Qu’arrivera-t-il si mon
père décide de ne plus jamais revenir?
Il doit regagner la
maison, même s’il n’en a guère envie.
Il ouvre doucement la
porte patio et la referme derrière lui sans faire de bruit. Il ne veut pas
réveiller sa mère qui dort déjà à cette heure. Il verrouille la porte. Il se
dirige vers le couloir où il monte l'escalier sculpté à l'ancienne. Il se
barricade à l'intérieur de sa chambre. Il s'allonge sur son lit. Ses pensées
vagabondent jusqu'aux petites heures du matin.
Il ne veut pas vivre
l'enfer d'une famille éclatée. Il ne veut pas se retrouver comme la plupart de
ses amis, prisonniers entre les querelles de leurs parents. Il imagine cela
d'ici.
―
Ce n'est pas quelques querelles qui vont détruire un amour comme le leur.
Même une armée royale ne peut arriver jusqu'à eux, se dit-il.
Sans la présence de
Francis, son père, rien ne sera pareil. Cet homme, approchant la quarantaine,
représente tout pour lui: un idéal à suivre, un modèle exemplaire. À la tête
d'une compagnie de financement depuis plus de vingt-deux ans, l'ambition de son
père l'aide parfois à surmonter ses propres défis. Certes, dû à son travail
acharné, il n'est presque jamais à la maison. D'autre part, lorsqu'il a quelques
heures libres, il les passe avec lui. Ils discutent de tout et de rien, de
grandes conversations entre père et fils, quoi!
Dès l'aurore du matin
suivant, aux alentours de six heures trente, Macha, sa mère, entrouvre lentement
la porte de la chambre où son fils dort encore à poings fermés. Elle ne peut
s'empêcher de l'observer quelques instants. Ses yeux si gonflés ne laissent
paraître que les larmes de la veille. Il semble si triste, accablé sous
l'impuissance d'une situation où il n'a aucun pouvoir. Elle se rend rapidement
compte que le départ de son père le perturbe jusqu'au plus profond de son être.
La mère soupire lourdement. Elle referme doucement la porte, le cœur rempli de
chagrin.
―
La vie doit continuer malgré les événements!
Elle descend à la
cuisine pour y préparer le petit déjeuner. Le jeune homme perçoit une odeur
particulière qui l'éveille tout doucement.
Il ouvre les yeux. Il
s’étire de tous les côtés. Il se lève. Il enfile ensuite un chandail, un
bermuda. Il la rejoint sans perdre une seconde.
―
Que ça sent bon! Cette odeur me donne faim.
―
J'ai préparé ce petit déjeuner juste pour toi. Il faut bien en profiter
le temps que ça passe.
Elle dépose
délicatement deux assiettes fumantes sur la table. Samuel regarde autour de lui.
Il considère l’atmosphère très étrange. Aucune assiette, aucun ustensile n'est
installé à la place de son père. Un endroit complètement désert.
―
Est-ce qu'il reviendra bientôt?
―
Samuel! J'ai l'impression que ton père et moi, c'est terminé! Nous ne
pouvons plus ignorer cette réalité bien longtemps.
―
Ai-je fait quelque chose pour qu'il quitte la maison?
―
Tu n'y es pour rien. Tu n'as pas à te sentir coupable de son départ.
C'est une querelle de couple. Un jour, tu sauras ce que c'est. Lorsque deux
personnes s'aiment, mais que l'autre n'est jamais là, la relation n'est plus
pareille et avec les années, les gens changent. Je dois me rendre au travail à
présent. Je te revois ce soir! dit-elle en effleurant les cheveux de son fils en
guise de réconfort.
La femme, œuvrant dans
le domaine de la réadaptation juvénile depuis plus d'une vingtaine d'années, a
récemment accédé à la direction générale du centre Jeunesse de la région. Elle
est en charge de l'intervention auprès des jeunes contrevenants pour qu'ils
puissent maintenir leur intégration sociale en développant leur propre
autonomie. D'autre part, hors du milieu professionnel, Macha, une personne
extrêmement sensible, passe des soirées entières à pleurer sa plus grande
déception personnelle: le récent départ de son mari. Tout lui semble si noir, un
désespoir infernal.
Depuis plus de deux
ans, Macha et Francis connaissent de nombreuses crises. Ils quittent, chaque
matin, le domicile familial pour gagner leur vie. Cependant Francis, lui, rentre
presque toujours aux alentours de vingt-deux heures. Elle est même portée à
juger qu'il a une aventure. Il le nie toujours, mais son intuition féminine la
convainc du contraire. C'est d'ailleurs constamment le sujet de leurs
innombrables engueulades.
Une dizaine de jours
se sont écoulés depuis le départ de Francis. À vrai dire, la vie quotidienne a
pris une tournure plutôt triste et maussade. Samuel passe ses grandes journées à
l'école et à courir tous les terrains de tennis de la ville de Gatineau. Il y
met toutes ses énergies pour se défaire de ce sentiment d'abandon qui lui
déchire le cœur jour après jour. Macha, elle, entre le travail et la maison, a
perdu l’éclat de son sourire qui inspirait le bonheur.
Au cours d’une matinée
plutôt calme, le timbre sonore du téléphone vibre dans la maison partiellement
déserte. Samuel court jusqu'au salon. Il répond en espérant entendre la voix de
son père. Un pincement au cœur se fait sentir au moment où il le reconnaît.
L'adolescent ne peut éviter sa rage refoulée au fond de son cœur blessé. La
tristesse envahit son âme désemparée.
―
Il est temps que tu donnes signe de vie.
―
Ta mère et moi avions besoin de prendre nos distances pour un certain
temps. À présent, nous devons prendre d'importantes décisions. C'est la raison
de mon appel. Et toi, comment vas-tu?
―
Quelle importance!
―
Je vois que tu es furieux contre moi.
Un grand silence
s'impose. Un léger malaise s'installe entre Samuel et son père.
Il marche vers la
salle de travail. Macha lit paisiblement les nombreux rapports qu'elle doit
terminer avant la fin de la journée.
―
Il y a une personne qui aimerait bien te parler, murmure-t-il en lui
tendant le téléphone sans fil, je te reverrai en fin d'après-midi. Je dois me
rendre au terrain de tennis. J'ai ensuite un examen de fin de session qui débute
à une heure.
Sans ajouter un mot de
plus, il lui laisse enfin l'occasion de rétablir l'équilibre familial. Il espère
tant qu’il revienne auprès d’eux et que la vie reprenne son cours normal.
Il emprunte la voiture
de sa mère. Il dépose, sur le siège arrière, sa raquette de tennis ainsi que
quelques livres.
Entre les grandes
herbes sauvages qui entourent la campagne ainsi que les courts arbustes
printaniers qui longent partiellement la route, il roule vers la ville.
Samuel pratique le
tennis depuis l'âge de cinq ans. Il a toujours éprouvé une passion pour ce
sport. Cette discipline lui permet de garder sa forme physique tout en
canalisant ses énergies sur une seule et unique chose: la balle. L'année
dernière, il a remporté le premier rang lors du tournoi juvénile organisé par
l'école qu'il fréquente. Avec les années d'expérience qu'il a acquises, il peut
maintenant penser à enseigner le tennis. C'est pour cela qu'il doit, ce
jour-même, subir un examen. S'il le réussit, il pourra accéder au poste
d'instructeur pour la saison estivale.
L'épreuve débute à son
arrivée. Le professeur observe consciencieusement sa performance. Soudain, le
regard éblouissant d'une jolie demoiselle fait perdre subitement la
concentration de l'adolescent sous les yeux arbitraux de l'enseignant.
Sa grande chevelure
couleur platine, ses yeux, d'un bleu indescriptible, la rendent extrêmement
attrayante. Enfin, elle ne laisse guère personne indifférent. La jeune femme,
âgée d'à peine dix-sept ans, lui accorde un malicieux sourire. Ce geste
l'éblouit à un tel point qu'il en est gêné. Est-ce le coup de foudre?
La rêverie se termine
et la réalité s'impose. La balle traverse, au même moment, la clôture. Elle
s'immobilise au milieu d'une large flaque d'eau. Il se sent, à cet instant, très
embarrassé. Il aurait voulu se retrouver six pieds sous terre. Il la regarde
sans le faire savoir. Il constate qu'elle n'a pu s'empêcher de rire aux éclats.
―
Nous continuons l'examen, réplique l'entraîneur en ayant, lui aussi, le
goût de rire.
―
Oui, oui! Excusez-moi! J'étais plutôt distrait, affirme-t-il avant de
frapper sa dernière balle.
L'instructeur met donc
un terme à cet examen intense qui a duré près d'une demi-heure.
―
Je termine l'évaluation et je reviens avec le résultat.
―
D'accord.
Les yeux rivés vers le
ciel, Samuel aperçoit de monstrueux nuages gris, presque noirs, qui envahissent
rapidement l'espace infini. Le tonnerre commence à gronder à l'horizon. Le temps
a tendance à se changer en orage.
Je serai mieux de
ranger mes choses avant que la pluie ne commence à tomber.
Il s'accroupit
quelques instants afin de reprendre son souffle. L'adolescent prend sa
bouteille. Il fait jaillir l'eau au fond de sa gorge. Il vient pour reprendre la
serviette qu'il a déposée sur le filet, il y a de cela quelques secondes à
peine, toutefois elle ne s'y trouve plus.
―
Est-ce cela que tu cherches? dit la jeune fille en lui tendant le tissu
éponge couleur corail.
―
Merci beaucoup! Moi c'est Samuel, toi? répond-t-il en épongeant son
visage en sueur.
―
Émiliane St-Claire.
―
Heureux de faire ta connaissance. C'est la première fois que je te vois
ici!
―
J'ai toujours aimé jouer au tennis. Cet été, j'ai pris la résolution de
me perfectionner davantage.
―
Samuel, dans mon bureau immédiatement! crie l'entraîneur d'un ton neutre.
―
Je reviens dans quelques minutes. Attends-moi!
Il marche en direction
de l'immeuble. Il espère tellement avoir passé l'examen avec succès. Une tension
insupportable se fait sentir. Il veut ce poste à tout prix. Il en rêve chaque
soir. Il pousse les grandes portes du gymnase. Son cœur bat à toute allure. Ses
mains deviennent moites. Une gamme d'émotions tourbillonne dans sa tête. Il
oriente nerveusement ses pas vers le bureau où l'entraîneur l'attend patiemment.
―
J'aimerais te féliciter. Malgré ton léger manque de concentration, les
techniques ont bien été démontrées. Tes approches, tes services et tes renvois
sont d'une qualité remarquable. Tu es maintenant l'un de nos nouveaux
instructeurs pour la saison estivale. Bienvenue dans l'équipe, déclare-t-il en
lui serrant la main.
Il reste bouche bée.
Ses yeux pétillent de joie. Il est si fier.
―
Vous ne le regretterez pas monsieur!
Il s'empresse de
rejoindre Émiliane qui l'attend patiemment près de la fontaine.
―
J'ai réussi l'épreuve! J'enseignerai dès cet été. Je suis tellement
content. Tu ne peux pas savoir. J'ai travaillé si fort ces dernières années
pour en arriver là.
―
Je suis vraiment heureuse pour toi. J'espère que tu pourras, un jour,
m'apprendre quelques trucs?
―
Bien sûr! dit-il en jetant rapidement un œil à sa montre qui indique
justement l'heure du retour. Il faut réellement que j'y aille. J'ai un examen
très important cet après-midi. Je dois me rendre à l'école pour réviser la
matière. J'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir.
―
Je l'espère aussi.
―
Alors, à la prochaine.
―
Au revoir!
Le sourire aux lèvres,
le cœur aussi léger qu'un oiseau, Samuel se rend à la voiture. Il se dirige vers
l'établissement scolaire. Il se réfugie à la bibliothèque pour réviser calmement
ses notes avant l'épreuve cruciale. Après un bref moment, il rive son regard en
direction de l'horloge. Il est midi cinquante-cinq minutes. Il range ses livres
dans son sac.
Il monte au deuxième
étage. Il s'assied à l'intérieur d'une classe. Tous les étudiants autour de lui
semblent très concentrés. Samuel ressent la nervosité lui chatouiller les idées.
L'enseignante ferme doucement la porte derrière elle. Elle jette un œil vers la
pendule suspendue au mur de ciment.
L'heure est juste. Il
est treize heures exactement. Elle distribue silencieusement les copies.
L'examen commence donc à son signal. Samuel ne trouve aucune difficulté à
compléter l'examen jusqu'à la toute dernière question. Il révise chacune de ses
réponses. Il remet ensuite sa copie entre les mains de l'enseignante après deux
heures d’intense concentration. Il la salue gentiment. Samuel prend ses effets
scolaires et quitte la classe avec satisfaction.
―
Je vais réussir cet examen. J'en suis certain! murmure-t-il en marchant
vers la porte.
Samuel marche vers la
sortie de l'établissement. Il se dirige en direction du véhicule qu'il a
emprunté à sa mère. Il ouvre la portière, lance ses livres sur la banquette
arrière, puis démarre l'engin sans tarder. Il roule vers le chemin du retour.
Du haut de la colline,
il aperçoit, dans le stationnement, la voiture de son père. Il s'empresse
d'entrer à l'intérieur. Un immense soulagement le libère lorsqu'il les voit à la
cuisine. Francis se lève. Il avance lentement vers son fils.
―
Je sais que je vous ai causé beaucoup de chagrin et je le regrette
sincèrement.
―
Tout est pardonné. Aujourd'hui, ce qui me rend heureux, c'est de vous
revoir à nouveau ensemble. Le reste m'importe peu. En passant, vous allez être
fiers de moi. J'ai une excellente nouvelle à vous annoncer!
―
Quoi donc? s’exclame sa mère.
―
Je fais maintenant partie de l'équipe d'instructeurs de tennis pour cet
été. J'ai réussi l'examen.
―
Nous sommes très fiers de toi mon garçon, déclare l'homme tout en
laissant paraître un tendre sourire.
Depuis maintenant deux
mois, la réconciliation règne de nouveau au sein de la famille Duval. Lors des
dernières semaines, Macha a changé son horaire pour être présente toutes les
fins de semaine. Pour sa part, Francis tente d'arriver, tous les soirs, vers
l'heure du souper. Grâce à cette nouvelle structure de travail, ils réussissent
à mieux communiquer, à mieux gérer leur stress et à apprécier le temps qu'ils
ont devant eux. Enfin, l'harmonie est au rendez-vous chez les Duval.