Extrait du Chapitre I - Le fauve
Joan est un routier, un guerrier mercenaire, ou plutôt il était un
routier, car il n’est plus partie prenante dans le monde des vivants.
Mais il n’en sait rien. Tout ce qu’il sait à présent c’est que son épée
se trouve à ses côtés et qu’il est assis par terre à la suite d’un choc,
mais il ne sait pas lequel. Il est prostré, hagard…
Il est mort au quatorzième siècle après J-C, mais les dates n’ont jamais
rien signifié pour lui. Il ignorait même qu’il avait exactement trente
quatre ans et huit mois le jour de son décès. Il est de taille moyenne,
de forte corpulence, a des cheveux longs et noirs. Il est mort au cours
d’une des nombreuses batailles inutiles qu’il a livrées, la dernière,
une querelle stupide entre deux seigneurs voisins pour un bout de
terrain stérile mais haut placé et à la vue des voyageurs. Ce qui permet
au détenteur d’être parfois nommé par les marchands et pèlerins, rien
d‘autre.
Lors du siège fatal, il n’est pas entré parmi les premiers dans la place
forte. Après le traditionnel assommoir il y avait sur la gauche un
escalier en haut duquel des archers tiraient sur les assaillants entrés
dans le fort, et c’est en fonçant de rage sur eux qu’il a reçu une
flèche dans la nuque, il n‘avait pas vu les archers postés de l‘autre
côté. Il est mort après quelques minutes de paralysie, toujours la rage
au cœur, ce qui est une particularité chez lui, depuis toujours, une
colère sourde qui ne demande qu’une raison pour éclater.
Mais à l’instant présent il se trouve dans la forêt bleue, des arbres de
couleur bleue, la seule anomalie de ce nouveau monde, la seule preuve
que rien ne sera plus jamais comme avant, gare à celui qui l’oublie…
Mémoires
J’ai enfin trouvé un vieux grimoire et une plume d’oie pour écrire. Je
remercie le destin qui m’a placé devant eux. Tant d’années se sont
écoulées depuis mon arrivée en ces lieux, trois cent ans, sans doute
davantage. Il se peut qu’il y ait environ quatre siècles que je suis
entré dans ce monde pour la première fois, mais la durée réelle n’a pas
vraiment d’importance. J’ai pensé tous les mots que je vais noter des
centaines sinon des milliers de fois. Aujourd’hui ils semblent sortir de
leur propre chef, comme s’ils étaient autonomes et se couchaient seuls
sur le parchemin. Quel soulagement de vider mon esprit. Je vais enfin
pouvoir purger ces idées qui me hantent, je vais enfin pouvoir me
libérer de ce cauchemar que j’ai créé et devenir un être nouveau. Quel
stupide j’ai été, quel orgueil insensé m’a poussé à me croire invincible
dans ma raison d’être, je n’étais rien.
Bien que je sois vieux de tant de saisons, ma raison est jeune. La faute
m’en revient. Je n’ai vu personne d’autre que moi-même pendant les deux
première siècles, et lorsque je me suis arrêté de courir après le vide,
j’ai reçu ma pénitence, un châtiment interminable dont le souvenir me
fait trembler encore, je ne suis même pas sûr de pouvoir le raconter. Et
les siècles suivants… Moi qui me croyais au bout de mes peines.
Joan était mon nom, je n’étais qu’un fauve. J’en ai choisi un autre à
présent car je n’ai plus rien de commun avec l’animal que j’ai arraché
de mon esprit, je me nomme Turquoise. Tout ce que je demande c’est de
vivre en paix, en paix avec moi-même, avec les autres. Les
autres… Puissent-ils me pardonner.
Turquoise
Joan a repris ses esprits. Il a rangé son épée dans son fourreau et
s’est levé. Depuis combien temps est-il là? Deux heures? Deux jours?
Deux jours, ce n’est pas possible, personne ne peut rester assis deux
jours sans bouger, en pleine forme, sans blessure. Sans blessure ? Joan
se passe la main sur la nuque, rien, tout est normal. N’avait-il pas
reçu un coup dans le dos? Sur la tête? Tout est confus, sa mémoire se
dérobe. Quel est son nom? Joan! Cela, il le sait. Quoi d’autre? D’où
est-ce qu’il vient? Il est né à la campagne, mais où? En France, ça lui
revient, mais où en France? Il a vu beaucoup de vallées, de villages, de
montagnes, de plaines, tout se mélange. Qu’est-ce qu’il fait ici ?
Comment est-il arrivé ici?
Joan se passe la main sur la mâchoire et remarque avec surprise que sa
bouche est remplie de dents, des dents solides qui ne le font pas
souffrir. Il en est certain, elle n’y étaient pas toutes avant. Avant
quoi ? Avant !
Avant, ses rares dents le persécutaient, la nuit, le jour. De temps en
temps il les oubliait mais elle se chargeait avec malice de lui rappeler
qu’elles étaient toujours là, ce qui décuplait sa colère.
Et ses blessures? Pas de cicatrice sur les bras. Il se déshabille,
aucune marque sur le corps, il en était couvert, ça aussi il en est
certain. Quel est ce prodige ? Il est bien vivant, il n’y a aucun doute,
il sent bien le sol sous ses pieds, et le frappe même du talon pour
finir de s’en convaincre. Un miracle l’a guéri, pour quelle raison? Il
va rapidement oublier cette question. Il regarde autour de lui, cette
forêt bleue est bien étrange, des arbres bleus, très hauts, ils
ressemblent à des sapins mais n’en sont pas. Aucune importance, il faut
se mettre en route et explorer ce pays. La faim ne le tenaille pas comme
dans l’autre monde mais il sent qu’il pourrait manger. Quelle direction
prendre ? La lumière du soleil ne parvient pas à traverser les branches
de ces arbres, une légère pénombre lui permet de distinguer un sentier,
il s’y dirige et se dit qu’il verra bien.
Soudain un cri terrible retentit, il s’arrête, pétrifié. Il se dit qu’il
est un soldat et qu’il n’a peur de rien mais jamais un tel son n’est
parvenu à ses oreilles, c’était un cri de rage et de détresse à la fois.
Les poils de ses bras se sont dressés. Il s’aperçoit qu’il est sous une
poutre, que cette poutre est en arc de cercle et reliée à deux poteaux,
le tout forme une sorte de porte de deux fois la hauteur d’un homme et
le double en largeur. Des inscriptions sont taillées sur la poutre
horizontale, trop hautes pour être lues. De toutes façons il ne sait pas
lire et a toujours déclaré qu’il s’en moquait, mais quand même il aurait
bien aimé savoir ce qu’il y avait écrit.
Il aurait pu ici se demander ce qu’il faisait là, si cette terre était
celle qu’il avait connue et ce qu’il devait y faire, mais il ne
fonctionne pas ainsi, cette porte est une porte comme une autre et il la
franchit d’un pas décidé, comme il a toujours fait. Il prendra ce qu’il
y aura à prendre, où qu’il aille, car le monde appartient à celui qui
sait le saisir, le plus fort gagne, et les autres n’ont qu’à attendre
leur tour ou accepter leur défaite, ainsi va la vie.
Trois heures de marche lui sont nécessaires pour sortir de cette forêt
étrange, la vallée qui prolonge la forêt est fertile, des prés
entretenus, des terrains défrichés, et puis au loin des champs enfin,
des cultures. Tout autour, des montagnes enneigées aux sommets élevés
enferment la vallée dans un couloir.
Il aperçoit plus bas une maison de bois. Juste devant se trouve une cour
clôturée par des rondins de bois finement travaillés. Au milieu, un
homme âgé d’une cinquantaine d’années se tient debout, immobile et
regarde Joan venir, comme s’il l’attendait. De grandes quantités de
bûches sont rangées soigneusement sous des abris de bois alignés
proprement le long de la clôture.
Il sent sa colère monter comme à chaque fois qu’il s’est trouvé en
présence de quelqu’un qui paraît avoir tout ce qu’il lui faut, pourquoi
n’est-ce pas à lui ?
Il parle au paysan mais celui-ci ne lui répond pas. Il ne semble pas
avoir peur, il se contente de le regarder, comme si sa venue
l’intriguait au plus haut point.
Joan tente le patois qu‘il a appris il ne sait où et n‘obtient aucune
réponse, pas davantage avec le français :
– Quel est ce pays ? As-tu de
l’argent ? Des femmes ? Combien de personnes vivent ici ?
Le paysan secoue la tête. Joan se jette sur lui et le serre à la gorge
jusqu’à l’asphyxier, puis il le frappe, coups de poings au visage, sur
le corps, coups de pieds dans le dos, il se déchaîne, la scène dure, des
secondes, des minutes, des quarts d’heure. Joan est étonné de la
résistance de cet homme qui ne crie pas et encaisse ses coups sans
mourir. Il est tout aussi étonné de sa propre résistance, de l’absence
de fatigue. Ses muscles fonctionnent bien, c’est un régal, chaque coup
le réjouit, il lui semble qu’il pourrait continuer ainsi durant des
heures. Puis il se lasse, il prend le paysan par les cheveux puis le
traîne jusqu’à la maison. Il ouvre la porte d’entrée d’un coup de pied
tout en tirant sa victime après lui et s’arrête, étonné par l’intérieur
de cette bâtisse. Cela ne ressemble en rien à ce qu’il a connu
auparavant. Tout est propre, pas de poussières sur les meubles, pas de
cendres sur le sol. Le mobilier, simple, est bien travaillé et paraît
neuf. Il y en a en grande quantité, ce qui ne calme pas Joan.
– Où sont les filles? Où est ton
argent? demande-t-il. Questions sans réponse, le paysan est comme un mur
infranchissable, alors Joan lui passe son épée en travers du corps,
jusqu’à la garde, tout en le regardant droit dans les yeux. Loin de voir
de la terreur dans le dernier regard de sa victime, il y voit plutôt de
la pitié, ce qui décuple sa colère. Il met le feu aux meubles et brûle
tout ce qui l’entoure. Il découvre des réserves de viande salée dans une
grange, remplit de nourriture un sac qu’il trouve suspendu à un mur et
l’emporte avant de brûler la grange.
Il ne sait pas pourquoi, mais ce jeu de massacre qu’il va pratiquer
mécaniquement pour son premier jour dans ce monde ne lui convient pas
tout à fait. Il agit pratiquement d’instinct, répétant des gestes
familiers. Il l’a oublié, c’était son quotidien dans le monde, mais il
est seul aujourd’hui et cette violence gratuite va vite devenir
insipide.
En attendant il va répandre son ire dans un autre endroit.
Mémoires
Joan a tout brûlé. Je n’arrive pas à écrire qu’il s’agit de moi ni même
l’imaginer, tant de distance nous sépare. Ce n’est pas un homme, c’est
un fauve. C’est ainsi que je l’appellerai désormais. Après son meurtre
et ses déprédations le fauve a quitté l’endroit. Il s’est rendu compte
après coup qu’il aurait pu profiter de la maison et prendre ce qu’il y
avait, car il était ainsi, incapable de comprendre la valeur des choses,
mais de toutes façons rien ne lui appartenait. Quant à la valeur morale
de ses actes, c’est une autre affaire ! Ici mes écrits prennent tout
leur sens, là sera le fil conducteur de mon histoire. Je ne sais pas si
quelqu’un lira un jour ces lignes mais qu’importe ! Ce sera ma
confession. Puissé-je la relire un jour si je dois perdre à nouveau la
mémoire, car je la perdrai plusieurs fois au cours de cette narration,
mais ceci viendra plus tard.
Le fauve a continué son chemin, vers nulle part, certainement comme à
son habitude.
En arrivant devant la chaumière suivante il s’est arrêté et a observé.
Trois femmes dont deux jeunes, un homme dans la force de l’âge et un
vieillard habitent cette maison tranquille. Il s’est jeté sur eux et a
assommé les hommes. Il a pris possession de la maison et des femmes sans
autre forme de procès. Il les a enfermées dans une pièce sans fenêtre
sans s’inquiéter le moins du monde de la facilité de l’opération, cette
docilité ne l’étonnera que plus tard. Il a ensuite fait ce qu’il a sans
doute toujours fait durant sa vie terrestre, dans le monde, comme il
dira dorénavant, car ces mêmes terribles gestes ont été faits
machinalement, comme une répétition.
Après avoir attaché le vieillard il a cloué l’autre homme sur une porte
et l’a brûlé avec une torche jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un centimètre
carré de peau qui ne soit à vif; il l’a décloué pour le retourner,
insensible aux hurlements et a recommencé, brûlant l’autre côté. Pour
finir il l’a contraint à pousser une brouette, le fouettant jusqu’à ce
que mort s’ensuive.
Comment un homme peut-il faire une pareille chose à un autre homme? Je
suis sensé avoir la réponse, mais une telle distance nous sépare que je
ne comprends plus.
Il a réservé au vieillard un sort à peu près identique, très étonné
toutefois de la résistance du vieil homme. Une fois brûlé d’un côté il
s’est contenté de l’enfermer dans un sac et de l’enterrer vivant. Il a
ensuite forcé une des femmes à enterrer le corps de l’homme qu’il avait
fouetté et a pris possession de la maison sans autre façon.
Deux femmes sont restées enfermées et la plus jeune a passé la nuit avec
lui dans la meilleure chambre, terrorisée.
Pendant le sommeil de Joan elle l’a poignardé, laissant le couteau
planté dans son cœur, puis est allée délivrer sa mère et sa sœur. Elles
ont décidé d’aller chercher de l’aide dès le lever du soleil. Seule la
mère a eu le courage d’aller vérifier la mort du sauvage. En revenant
elle s’est effondrée en larmes. Elles ont déterré le corps du grand-père
et n’ont pu que constater que toute vie l’avait quitté. Elles ont prié
toute la nuit.
Turquoise
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