Préface
par Nora KAZI-TANI
Ce travail qui a fait l’objet d’un Mémoire de
Magistère est d’une grande originalité.
D’origine malienne, Oumou Diarra a fait ses
études successivement au Mali, en Côte d’Ivoire,
en Tunisie et à l’Université d’Alger. Le choix
d’un roman de Seydou Badian et de Rachid Mimouni
comme corpus, n’est pas fortuit. Son intérêt
pour Mimouni s’est éveillé lors de sa première
année de Magistère, puisqu’il était au
programme. Quant à Seydou Badian, une communauté
d’intérêts professionnels et une longue amitié
le lie à son père, les deux hommes ayant fait
partie de la génération d’intellectuels, qui a
eu des responsabilités politiques après
l’indépendance dans le premier gouvernement de
la République du Mali.
A la lecture du Sang des Masques et de
L’honneur de la tribu, Oumou Diarra a été frappée par
leur ressemblance d’abord sur le plan thématique
puis sur le plan esthétique car les deux
ouvrages empruntent certaines techniques
d’expression à la littérature orale
traditionnelle. Elle a donc trouvé intéressant
de comparer les deux auteurs qui appartiennent
certes à des générations différentes mais à des
champs culturels proches par la géographie et
l’histoire. C’est pourquoi pour mieux éclairer
en même temps leurs points de convergence et
leur spécificité, elle a tenté une comparaison
en accordant, comme les sociologues,
un intérêt particulier à l’étude d’images et de
stéréotypes en cours dans la société où leurs
textes ont été produits, et, comme les
sociologues de la littérature, en montrant
l’interaction productive des liens symboliques
avec les structures économiques et politiques
pour éclairer l’amont de la création. Cela a
servi à mettre en évidence d’une façon
pertinente le rapport dynamique et dialogique
entre les textes et leurs lecteurs.
Oumou Diarra a mis en lumière, avec une grande
finesse, les stratégies narratives de chacun de
ces écrivains ainsi que les enjeux de la
rhétorique de l’implication présente dans les
deux romans. Elle a également souligné la
spécificité de chaque écriture, la manière de
mise en œuvre des matériaux préexistants selon
les règles de sélection et de combinaison qui
leur sont propres.
De lecture agréable et stimulante, cette étude
comparative du Sang des masques et de
L’honneur de la tribu est une contribution
importante à la recherche car les comparaisons
entre les écrivains maghrébins et subsahariens
n’abondent pas.
Les deux romans sont traités en tant qu’objets
esthétiques qui portent l’empreinte de
l’Histoire lorsqu’ils figurent non seulement la
« réalité » mais aussi la virtualité, le passé,
et l’avenir, tous les « possibles » qui nient
les échecs et les contraintes du présent.
Lectrice passionnée mais lucide, Oumou Diarra
nous fait penser à ces critiques qui contribuent
à « l’élaboration d’une conscience
responsable et s’organisant face à la complexité
d’un réel qu’essaie de dire et de s’approprier
la littérature, avant que ne puisse mieux le
faire la pratique trans-littéraire» (Pierre
Barbéris, Lectures du réel, Editions
Sociales, 1973, p. 292.).
Introduction
Le rapport entre la Tradition et la Modernité a
toujours inspiré les écrivains puisqu’il touche
à la question identitaire et au devenir de
l’Homme dans un monde soumis aux changements,
mais il a une résonance particulière dans les
littératures maghrébine et subsaharienne car
elles émergent dans un contexte bouleversé par
la colonisation où l’individu doit se remettre
doublement en question : par rapport à la
Tradition et par rapport à l’ouverture au monde,
à l’Autre.
Certains romans dont les auteurs appartiennent
« à ces groupes privilégiés dont la conscience
est orientée vers une organisation globale des
relations interhumaines » semblent liés, plus
que d’autres, aux aspirations de leur société,
non pas comme simples reflets mais comme objets
d’art qui réalisent, grâce à des moyens
esthétiques, « sur le plan imaginaire, une
cohérence jamais ou rarement atteinte dans la
réalité»
apportant ainsi des « réponses » singulières aux
problèmes qui se posent aux hommes de leur
temps.
C’est le cas par exemple du Sang des Masques de
l’écrivain malien Seydou BADIAN et de l’Honneur
de la Tribu dont l’auteur est l’algérien Rachid
MIMOUNI,
œuvres qui constituent notre corpus.
Dans ces textes le rapport Tradition / Modernité
est le thème central et la description de
l’espace social occupe une très grande place
afin de mieux témoigner des ruptures introduites
par la praxis coloniale et du douloureux et
nécessaire changement « des visions du monde ».
Pour cette raison, il nous a paru intéressant de
les comparer.
Cependant comme la Littérature Comparée n’a pas
encore mis en place véritablement des
« grilles » d’analyse, se contentant de relever
les convergences et les différences dans ses
objets d’étude, pour que notre approche soit
objective, nous avons emprunté nos instruments
d’observation, de description et d’analyse
essentiellement à deux méthodes critiques qui
ont fait déjà leurs preuves : la Sociologie de
la Littérature et dans son prolongement la
Sociocritique, et la Linguistique de
l’Énonciation qui a inspiré beaucoup d’approches
théoriques de la littérature, à l’heure
actuelle.
Pour mettre en relief l’ancrage social des
textes, les montrer en tant qu’expression d’une
« conscience collective »
dont les écrivains participent plus que les
autres hommes, ce qui détermine les choix
esthétiques et les structures significatives des
œuvres (sélection puis combinaison d’éléments
puisées dans le référent), nous avons, dans un
premier temps, analysé, décrit et interprété les
textes dans la perspective de la Sociocritique :
En effet, celle-ci montre « que toute création
artistique est aussi pratique sociale et partant
production idéologique en cela précisément
qu’elle est processus esthétique et non d’abord
parce qu’elle véhicule tel ou tel énoncé
préformé, parlé ailleurs par d’autres pratiques
; parce qu’elle représente ou reflète telle ou
telle « réalité ». (…) D’où l’affirmation du
caractère concret du symbolique (du travail de
symbolisation) et de la réalité de l’idéologie,
ce qui écarte à priori l’idée d’une hiérarchie
de causalités. ».
Cette perspective nous a permis de décrire
l’énoncé pour donner à voir la manière dont il
représente les règles qui régentent la société
réelle, la manière dont s’exercent le pouvoir,
le vécu individuel (la vie de famille, les
problèmes d’insertion sociale) ainsi que la
vision du monde (Quel est le rapport à l’Autre,
à la Mort, à Dieu ? Que signifie « réussir sa
vie » ? )
Cependant pour interpréter les structures
signifiantes qui nous ont interpellée, nous ne
les avons pas mises en relation conformément au
« structuralisme génétique » de Lucien Goldmann
et à la démarche de la sociocritique, avec la
psychologie, la biographie, la « nation »,
l’ethnie ou la classe sociale de l’auteur, pour
éclairer la genèse de l’œuvre.
Nous
avons préféré les interpréter à la lumière des
données de la linguistique de l’énonciation dont
la problématique a été formulée pour la première
fois par Roman JACKOBSON et Emile BENVENISTE
qui ont montré que tout texte est affaire
d’énonciation ; or l’énonciation déborde les
limites de la langue puisque le statut de la
référence apparaît soit dans les relations
interphrastiques soit dans les relations entre
le locuteur et son destinataire, dans un
contexte de production particulière au niveau
extra-discursif. Autrement dit, on a considéré
le texte en tenant compte du schéma de la
communication, à partir des questions
suivantes : Qui parle ? A qui ? De quoi ?
Pourquoi ? (avec quels effets escomptés ?) Dans
quelles conditions ?
A la suite des travaux des linguistes et des
théoriciens de la littérature tels Baktine,
Tynianov et plus récemment D. Maingueneau et J.
Kristeva, nous avons pris en considération le
caractère « dialogique » des textes de notre
corpus aussi bien en amont qu’en aval, dans leur
rapport avec les textes antérieurs ou les textes
à venir et surtout dans leur rapport avec le
lecteur.
Nous les avons considérés comme « productions »
comme « tissus » en train de se faire par
l’absorption/transformation des matériaux
antérieurs (codes linguistiques, narratifs,
discursifs, rhétoriques y compris ceux de la
littérature orale) donc comme pratiques
signifiantes orientées vers le destinataire.
A partir de ce point de vue, nous avons repéré
les traces textuelles de l’énonciateur et ses
adresses au destinataire, les sous-entendus et
les présupposés qui forment l’implicite, les
images frappantes, la récurrence de certaines
structures lexicales ou discursives en somme les
éléments qui se rattachent à l’axe
paradigmatique qui donne à l’œuvre son
« actualité » son caractère vivant (on pourrait
dire « oral ») sa perception dans l’«ici » et le
« maintenant » de la lecture.
C’est la raison, pour laquelle pour mieux
établir la comparaison entre les deux auteurs,
le plan de notre étude comprend deux parties,
une qui concerne Le Sang des Masques, l’autre
l’Honneur de la Tribu, chacune comprenant deux
chapitres symétriques qui correspondent aux deux
niveaux de lecture, syntagmatique et
paradigmatique donc une étude de l’énoncé suivie
d’une analyse des marques énonciatives.
Nous n’avons pas séparé la description des
œuvres du corpus de leur interprétation car
chaque élément du texte est sélectionné et mis
en relation avec les autres pour aboutir à cette
« pratique signifiante » dont parle Kristeva,
dont nous avons essayé de rendre compte.
Par ailleurs, l’activité de symbolisation se
trouve aussi bien au niveau de l’énonciation
qu’à celui de l’énoncé. On peut s’en rendre
compte dès l’ouverture des romans, par la place
accordée dans Le Sang des Masques et dans
L’Honneur de la Tribu, à l’espace et par son
fonctionnement en tant que signe révélateur de
la dynamique de l’équilibre sans cesse remis en
question entre Tradition et Modernité.
C’est ce rapport à l’Histoire médiatisé par
l’art, « et non la représentation spatiale
contingente ou fonctionnelle », qui révèle le
projet des auteurs, ce qu’ils veulent dire à
leur destinataire, « non pas en ce qu’il serait
identique, contraire, ou même simplement
différent par rapport à l’espace perçu mais par
la logique de son inscription dans le discours
totalisant qui lui donne sens. »
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