EXTRAIT
La saga des Pradov, Tome IV - Le Roussaillon,
Pâquerette Béland,
Fondation littéraire Fleur de Lys
Prologue
… Confortablement
lové contre les seins de sa mère et enivré de son parfum, il se sentait
bien. Mais sans avertissement, elle le coucha sur son épaule pour monter sur
les remparts. L’air frais lui fouetta le visage. Il pressentit le pire quand
il entendit :
« Oui ! C’est lui ! »
Elle le retint d’une seule main pour saluer les cavaliers qui venaient vers
le château, puis elle le bouscula dans tous les sens en se hâtant vers la
grande porte. Il eut à peine le temps de reprendre ses aises que l’homme les
étreignait tous les deux en parlant très fort.
« Mère, ton fils t’est revenu ! »
« Zalmoxis ! » Elle caressa son visage et constata avec douleur : « Ah !
Pauvre petit ! Comme tu as vieilli ! Tu as vécu tout ce temps chez les
humains, n’est-ce pas ? Ta vie de dieu en sera limitée d’autant. »
« Oui, je sais mère. Mais n’y pense plus. J’ai encore une longue vie devant
moi et j’entends bien prendre ma place. » Puis après quelques secondes de
silence où il reprit son souffle, il demanda : « C’est qui lui ? »
« Ton petit frère. Phéus. »
Il sentit les doigts de l’homme caresser ses boucles et il l’entendit
s’exclamer avec mépris : « Quel roussaillon ! »
Cela le frustra. Il aurait donc voulu protester. D’autant plus qu’il n’avait
pas de grand-frère.
Son cri le réveilla.
Chez les dieux
Plusieurs siècles
après avoir tourné le dos à la maîtresse des grandes eaux et à sa furie, le
dieu des eaux tourbillonnantes coulait sur de nouvelles terres. Un jour, il
aperçut des animaux sur ses berges. « Qui a bien pu créer ces êtres superbes
? » se demanda-t-il.
— C’est moi, Gaïa, la mère de toutes ces créatures. Il la chercha du regard
pendant qu’elle ajoutait :
« Et tu n’as
encore rien vu Okéanos. Viens avec moi. »
Il saisit la main qu’elle lui tendait. Elle était douce. Une belle terre
meuble ! Il ne s’en sépara jamais plus.
Ils vécurent à l’orée du monde des dieux. Au fil des saisons et des siècles,
leur nid se transforma en château et les terres avoisinantes en magnifiques
jardins.
De leur union naquit une première fille, Europè. Puis, quelques vies d’homme
plus tard, Gaïa donna naissance à une deuxième, Thrakè.
* * *
Contrairement à sa grande sœur qui passait de longues journées dans les
jardins de ses parents à s’instruire et à broder, Thrakè préférait courir
autour du château ou grimper sur les remparts pour entrevoir le monde
extérieur. Parfois, elle s’aventurait sur le sol de sa mère pour découvrir
les êtres merveilleux qui le peuplaient.
Lors d’une de ses explorations, elle remarqua trois petites créatures qui
jouaient dans une clairière avec des pierres qu’elles poussaient avec des
bâtons. Elles avaient l’air de tellement s’amuser qu’elle eut envie de se
joindre à eux. Elle leur apparut entourée d’un halo indigo et les salua dans
la langue des dieux.
— Je suis Thrakè. Est-ce que je peux jouer avec vous ?
Les deux filles se collèrent l’une contre l’autre et le garçon tendit son
bâton devant lui en signe de défense.
— Je ne vous veux pas de mal, fit-elle avec un grand sourire.
Mais les enfants, effrayés, s’enfuirent à travers les arbres.
Elle resta seule. Et triste. Pourquoi avaient-ils eu si peur ?
Puis, l’appel de son nom retentit dans sa tête. Elle accourut immédiatement
dans le jardin pour camoufler son escapade.
Ce qui n’était pour elle que quelques semaines consistaient en plusieurs
années de vie pour les humains qu’elle avait rencontrés.
Quand elle revint dans la clairière, les hommes y avaient érigé une table de
pierre. De chaque côté, des canaux la reliaient à deux grands bassins. Elle
en étudiait les formes quand plusieurs personnes sortirent de la forêt. Elle
resta invisible.
Ils se répartirent autour d’un officiant vêtu d’une longue tunique indigo.
Ils psalmodiaient lentement quelque chose qui ressemblait à : «
Èchcheuouéaèou. Èchcheuouéaèou. » Puis l’homme leva les bras, tourna la tête
vers l’endroit où elle se trouvait et la nomma :
— Thrakè !
Un autre vint déposer sur l’autel un jeune agneau. L’officiant l’égorgea. Et
pendant que le sang coulait dans les bassins, il poursuivit l’appel.
D’abord interdite par cette cérémonie, elle réalisa que c’était ses propres
paroles qu’ils avaient répétées et que ce sacrifice lui était offert. Elle
dévisagea l’officiant et reconnut en lui le petit garçon au bâton. Alors
elle leur manifesta sa présence :
— Je vous remercie pour ce sacrifice, dit-elle dans leur langue. Je
l’accepte. Elle prit l’agneau et ajouta : « Puisse le sang de cette bête
vous apporter bonheur et prospérité ! »
Les humains tombèrent face contre terre alors qu’elle disparaissait avec
l’offrande.
— Tu as bien agi ma fille, la reçut Okéanos avec de la tendresse dans la
voix. Nous ferons honneur à ce cadeau humain.
Il convia des représentants des mondes parallèles à assister à ce banquet
pendant lequel il déclara :
— Mes filles, le moment est venu pour moi de partager votre patrimoine et
pour vous de remplir votre mission. Je vous donne notre continent en
partage. Europè, tu règneras sur toute la partie occidentale jusqu’aux
grandes eaux de l’ouest. Et toi Thrakè, tu auras la partie orientale jusqu’à
la grande mer ainsi que toutes les terres la jouxtant au nord et au sud.
* * *
Heureuse de cet héritage, Thrakè parcourut son territoire.
Elle confia aux femmes des secrets dans l’art de la panification. Elle aida
les prospecteurs à ramasser plus d’or à l’aide de peaux de bélier tendues au
travers des rivières. Elle proposa aux artisans d’édifier des villes afin
d’améliorer leurs conditions de vie, de construire des tombeaux pour
respecter les morts, d’agrandir les bateaux pour augmenter la quantité des
prises et d’élever des silos pour engranger les récoltes. Reconnaissants,
ceux-ci délaissèrent la panoplie de dieux qu’ils vénéraient et l’adoptèrent
comme unique déesse.
Comblée, elle chercha un présent spécial à leur offrir.
Elle caressa les cornes d’or des biches qui dansaient au nord de l’Istros. «
Non, elles sont trop peu nombreuses, se dit-elle, et les humains chassent
des cerfs et des ours dans la forêt. » Plus au sud, elle rencontra des
troupeaux de cavales qui rayonnaient sous le soleil. Issues du dieu Borée et
de chevaux sauvages, celles-ci survolaient les blés sans les écraser et
galopaient sur les eaux sans s’y enfoncer. « Non, elles sont dangereuses
pour les hommes. Et puis, ils dressent les chevaux sauvages pour leurs
besoins. »
Elle atteignit ensuite un palier supérieur. Dans ce monde, il existait une
race d’êtres bienveillants dont elle avait connu quelques représentants chez
son père. D’après ses souvenirs, l’ennui était leur principale distraction.
Elle rencontra leurs supérieurs et leur présenta son projet.
Les anges furent conviés à une grande assemblée. Heureux qu’il se passe
enfin quelque chose, ils arrivèrent sur-le-champ curieux de connaître cette
jeune déesse dont ils avaient entendu vanter les vertus.
Elle leur communiqua son amour pour les humains. Elle leur raconta la
difficulté de vivre sur terre au quotidien. Elle parla de ténacité devant
l’adversité. Elle décrivit les dangers encourus face aux éléments, animaux
ou autres hommes. Ils l’applaudirent avant qu’elle termine et acceptèrent sa
demande avant qu’elle la formule. Ils seraient dorénavant les gardiens des
hommes.
Quand la déesse revint sur terre, les anges s’étaient déjà mis au travail
avec un zèle peu commun. Ils s’impliquaient personnellement auprès d’eux,
les côtoyaient en frères et corrigeaient leurs erreurs. Certains humains les
considéraient même égaux aux dieux.
Thrakè les rassembla à nouveau et leur soumit des règles à suivre dans leur
rapport avec les hommes. Ils jurèrent de respecter fidèlement ce code
d’éthique. Et quiconque ne s’y conformerait pas devrait subir l’opprobre du
jugement de ses pairs. Puis ils retournèrent jouer leur nouveau rôle auprès
des humains.
* * *
Thrakè régnait maintenant sur tout son territoire sauf au nord du Pont-Euxin
où une tribu de guerrières restait fidèle à leur père, le dieu Arès.
Elle les observa en retrait. L’absence d’hommes l’intrigua. Elle attendit.
Après quelques jours, elle obtint sa réponse quand une femme accoucha d’un
garçon.
— Je le tue ou il y a quelqu’un pour le prendre ? demanda l’accoucheuse.
— Je vais voir si les marchands hittites en veulent, lança une jeune fille.
Le chef vint examiner le bébé et négocia le prix.
Thrakè se rendit alors à la demeure de la reine et se matérialisa.
— Bonjour Lior, reine des Amazones !
Celle-ci saisit son couteau pour menacer l’intruse. Mais elle retint
subitement son geste en la reconnaissant :
— Déesse Thrakè ?
— Je vois que tu es enceinte. Si tu as un fils, promets-moi de me l’offrir.
Vivant.
— Un fils ! Pourquoi voudrais-tu d’un garçon, déesse ? Ce n’est pas digne de
toi. C’est ma fille que je t’offrirai !
Thrakè savait pertinemment qu’elle attendait une fille.
— Non, tu garderas ta fille Lior. Me la donner serait un trop lourd
sacrifice. En remplacement de cette offrande, je te demande, à toi et à ton
peuple, de me rendre les hommages rituels auxquels je suis en droit de
m’attendre.
— Ça sera fait, déesse Thrakè.
Quand sa fille naquit, Lior la nomma Thraxica en l’honneur de la déesse. Et
pendant les années qui suivirent, les Amazones observèrent fidèlement les
rituels dus à Thrakè.
Mais Arès, délaissé par ses filles, en prit ombrage. « Ce sont mes
guerrières. De quel droit cette petite déesse s’immisce-t-elle dans mes
affaires ? Est-ce un conflit qu’elle veut ? »
* * *
Un matin où ses pas la portèrent sur les remparts, Thrakè aperçut le dieu
Soare chevauchant en sa direction sur un cheval-ailé. Elle se prosterna à
son arrivée.
— Je ne veux pas que tu m’honores ainsi ma belle déesse. C’est à moi qu’il
incombe l’honneur et le privilège de me jeter à tes pieds.
Son éclat de rire encouragea le dieu à poursuivre.
— Je t’observe depuis ton initiation dans notre monde, Thrakè. Ta grâce et
ta beauté m’ont subjugué tout autant que ta générosité et ta vaillance.
Elle se sentit rougir comme une petite paysanne.
— Accepte que je sois ton chevalier.
Elle le trouvait si beau avec ses longs cheveux dorés, ses yeux couleur
d’azur et sa peau cuivrée…
* * *
Zalmoxis naquit de leur union.
Bien vite, Thrakè s’aperçut que son unique enfant s’ennuyait. Elle s’en
inquiéta auprès de Borée qui lui souffla l’idée d’un ange. Elle acquiesça et
ajouta :
— Cet ange sera pour lui, non seulement un gardien, mais aussi un ami
fidèle.
Alors avec le souffle du dieu elle créa un compagnon pour son fils. Il entra
en fonction dès l’instant où elle le nomma. Pradov.
Zalmoxis ne vit pas d’un bon œil l’arrivée de cet ange. Au début, il se
cachait dans le jardin quand il le voyait poindre. Pradov croyant que
c’était un jeu s’amusait beaucoup à le retrouver, surtout quand le petit
dieu se rendait invisible.
Avec le temps, une complicité s’établit entre eux. Ils croisèrent des épées
magiques, participèrent à des tournois fictifs ou dressèrent des chevaux
sauvages sans sortir du jardin. Parfois, en cachette, ils observaient les
humains ou surveillaient des troupeaux broutant dans une prairie.
Un jour, alors qu’ils pistaient un petit rongeur, ils atteignirent la
frontière des jardins. Ils sortirent tout en sachant qu’ils n’y étaient pas
autorisés et se cachèrent derrière de gros troncs entrecroisés. Juste devant
eux, un dieu dressait des cavales. Zalmoxis, béat d’admiration devant son
adresse et sa performance, murmura à l’oreille de son compagnon :
— Un jour, moi aussi je dompterai des cavales. Comme lui !
Arès effectua un demi-tour avec sa monture et fit disparaître les arbres
d’un seul regard. Ainsi découverts, les deux curieux détalèrent plus vite
que les rongeurs qu’ils pourchassaient.
— Zalmoxis ! s’exclama Arès. Le petit soleil de Thrakè ! Ah ! Ah !
Cœur battant, le petit dieu et son ange avaient regagné leur jardin.
Zalmoxis ne raconta pas à sa mère sa rencontre avec le dieu guerrier. Et de
son côté, Pradov oublia de le mentionner dans son rapport de gardien.
Un jour, ils se relançaient mentalement un leurre de leur invention quand
ils en perdirent le contrôle.
— Reste là ! Je le trouve et je te le ramène, dit Pradov. Il lui tourna le
dos quelques secondes. Quand il revint, son jeune dieu disparaissait. Enlevé
sous son nez. Il aurait pleuré de rage s’il l’avait pu.
— Où est-il ? lui cria Thrakè. Allons, parle !
Il matérialisa la représentation du dieu Arès qui enlevait Zalmoxis et
s’envolait avec lui.
— Je dois le retrouver, mère. Je suis responsable. Je ne l’ai pas bien
gardé.
— Non ! Tu vas retourner chez les anges pour parfaire ton éducation. Tu
étais trop jeune pour une telle responsabilité.
— Je ne veux pas y aller. Je suis capable. Laissez-moi le retrouver. Mais il
fut instantanément happé par la main d’un grand ange.
Soare partit sur-le-champ. Il suivit la piste du ravisseur jusqu’à la
frontière Nord-Ouest de la Thrace. Il survola ensuite un monde de ténèbres
que même sa lumière ne pouvait éclairer. Il contourna de justesse un trou
vivant qui avalait tout ce qui l’approchait et revint dans son ciel, épuisé
par une recherche infructueuse.
Pendant ce temps, Thrakè sombra dans le désespoir.
Plusieurs années plus tard, un Muse touché par cette peine qui perdurait
s’installa sur le toit du château. À tous les jours, il joua de la lyre pour
soigner son cœur esseulé.
Elle s’habitua à sa présence. Elle l’autorisa à panser sa douleur tout en
sachant que sa cicatrice persisterait. Puis elle s’attacha à son beau
ménestrel.
Et elle eut un autre fils. Phéus.
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