EXTRAIT
Les traces d'un dieu, roman fantastique,
Pâquerette Béland,
Fondation littéraire Fleur de Lys
KATAVSKY
Chapitre 1 (Intégral)
Katavsky avait ancré son bolide dans une petite baie à une
centaine de kilomètres au nord de Tankan et il s’était improvisé un abri
temporaire. Il avait l’intention d’y passer quelques jours à pêcher avant de
retourner à l’île de l’Oeil pour ramener Théo.
Le sommeil tarda à venir. Et dès que les premiers
engourdissements le saisirent,
…il se retrouva enseveli sous des mètres
cubes d’eau. Le liquide salé affluait
dans ses narines, pénétrait dans ses poumons. Il mourait. Noyé.
« Non », cria-t-il à tue-tête en se relevant d’un bond,
effrayé. Puis il réalisa que ses pieds foulaient
solidement la terre ferme. « Quel cauchemar », souffla-t-il après une
longue inspiration.
La vue de son bateau dansant doucement sur la marée le
rasséréna. Juste un peu. Il leva la tête vers le ciel étoilé et figea
d’étonnement : « Qu’est-ce qui se passe ? Je n’ai encore jamais vu ça ! » La
position de l’étoile du Nord ne concordait pas avec celle de la lune et les
autres étoiles n’étaient pas dans leur axe habituel. « Je fais mieux de
retourner à Roumoutou tout de suite », se dit-il. Il ramassa sa tente en
vitesse, largua les amarres et s’enfuit direction
nord en longeant la côte ouest de Tou pour éviter l’alizôhn. « Je
reviendrai plus tard pour récupérer Théo. »
Au lever du soleil, il avait atteint le passage navigable
entre la côte du continent et l’archipel des Môropés. Il s’y engagea plein
soleil avant et vent léger arrière.
Comme tout allait bien, il détourna
son attention momentanément pour faire bouillir
de l’eau. Il en mouilla ses feuilles de thé, attendit quelques secondes et
emplit sa théière. Il allait reposer sa bouilloire quand il suspendit son
geste. Il ne bougeait plus ? Il regagna sa cabine pour constater le
désastre. Une mer d’huile !
Son trimaran possédait un système de propulsion solaire mais
il ne l’avait pas activé la veille, et avant que
les piles aient accumulé assez d’énergie, la moitié de la journée
serait passée. « Maudit sois-tu capitaine d’eau douce », morigéna-t-il entre
les dents. Il n’avait jamais commis une telle erreur sur son vieux rafiot.
Après avoir attendu quelques heures qui lui parurent
interminables, il perdit patience. Et avant que
ses accumulateurs soient complètement chargés, il décida d’avancer.
Le ciel se couvrit peu à peu. Et n’ayant plus suffisamment de
soleil, son système planta.
Il n’avait plus d’autres choix.
Attendre.
Il ballottait comme une vieille coquille de
noix. L’inquiétude lui serrait la gorge. Plus il
essayait de se raisonner, plus il sentait l’urgence d’avancer et de
trouver un abri.
Les heures passaient.
Malgré le fait que le jour soit encore haut, le ciel
s’assombrissait de plus en plus.
Quand enfin une légère brise lui effleura le visage, il n’en
fallut pas plus pour l’alerter. Il prépara sa mâture et s’installa aux
commandes. Un vent d’ouest de force légère le poussa. Ce n’était pas commun
dans ce secteur, mais sans y prendre gare et trop pressé pour rejoindre le
port, il ne diminua pas l’ouverture de ses vantaux. Et plus la force de
poussée augmenta, plus il vogua à folle allure. « Oui, vas-y mon bon,
s’exclama-t-il. À ce rythme-là, je serai bientôt à Roumoutou. »
Mais le vent tomba. Instantanément. « Quel
temps pourri ! » Il jeta un regard panoramique.
« L’œil d’une tornade ? » Pourtant, il l’avait expérimenté et ça ne
se présentait pas ainsi. « Prudence, Kata », s’ordonna-t-il. Il ferma plus
de la moitié de ses vantaux et tout en maintenant le gouvernail d’une main
ferme, il se prépara à subir l’assaut d’une tempête.
Elle ne vint pas.
« Ce n’est pas normal », siffla-t-il entre ses dents. Il
resta en alerte, tous sens aiguisés. Il se passait quelque chose. Mais
quoi ?
Quand le trimaran bougea sous ses pieds, il était prêt à
tout.
Ce fut l’eau elle-même qui le poussa. De plus en plus vite.
Et de plus en plus haut.
Tout en jurant contre la diablesse des eaux, il maintint son
gouvernail pour rester aligné sur la poussée.
Il accélérait. Encore. Trop. Un craquement sourd. Il perdit
un morceau. Mais les coques, dérives et mâts tenaient bon. La puissance de
l’eau le soulevait. Il filait plein est entre les îles et le continent.
Laissant Roumoutou loin derrière lui, il dépassa Kontouban. Combien
de temps tiendrait-il sur le sommet de cette vague ?
Une heure plus tard, il surfait encore. Repoussé de plus en
plus loin. Vers la Grande mer. Et pour rester vivant, il savait qu’il devait
conserver ce cap peu importe la distance qu’il aurait à parcourir pour
revenir.
Son inquiétude s’en était allée en même temps que ses espoirs
de rejoindre la terre ferme. Le froid le gagnait petit à petit, mais il
tenait bon. Il se rendrait au bout.
Au centre de cette vaste mer sur laquelle il n’avait jamais
navigué.
Sur cette vague qui mourrait bien un jour.
Le soir tomba.
Il tenait encore la barre, les doigts gelés, les
muscles tendus, le regard fixé sur une ligne
d’horizon qu’il ne pouvait plus qu’imaginer.
La nuit fut longue. Une éternité à se maintenir debout.
Et pendant que son corps épuisé s’offrit quelque répit et que
son esprit sombra dans l’inconscience, Théo prit les choses en main ?
La poussée ralentit. La vague s’affaissa.
Le trimaran avançait toujours, mais lentement. Et c’est ce
qui l’éveilla. Il ouvrit les yeux sur la lueur matinale qui se reflétait sur
les eaux. Il inspira longuement tout en lorgnant ses écrans. Le pilote
automatique veillait. Pourtant il ne se rappelait pas l’avoir enclenché. Il
se frotta vigoureusement les mains et enfila les manches du caban qui
lui recouvrait miraculeusement les
épaules. Un manteau qui ne lui appartenait pas ! Il
s’assit pour analyser sa situation.
D’après les données de bord, il
était à environ une semaine de Roumoutou. Son
bateau était en état de naviguer même s’il devait changer un gréement et
effectuer quelques soudures. En ménageant l’eau potable, il pouvait tenir le
coup.
Avec un copilote, il aurait pu avancer de nuit et arriver
plus vite, « mais seul » réfléchit-il en regardant bizarrement le siège
qu’avait occupé Théo pendant qu’il se reposait…
Il sortit inspecter les coques. Il grimaça en y
notant une usure prématurée : « Elles peuvent
encore flotter ! »
Il ouvrit la cale qui contenait un coffre à outils et des
pièces de rechange et se mit au travail. Il trima trois longues heures avant
de se sentir satisfait. Comme la faim le tenaillait, il se hâta de tout
ranger, même les morceaux défectueux, et il se prépara un repas digne d’un
roi avec tout ce qui lui restait et en concédant que ce serait le seul avant
longtemps.
Et il reprit la route. Vers l’ouest.
Un temps maussade, aucun soleil pour alimenter son système
d’urgence, un léger crachin humidifiant tout ce qu’il touchait. Mais il s’en
foutait. Il était vivant. Il chanta à tue-tête dans sa minuscule cabine,
heureux du bon vent d’est qui le poussait vers Roumoutou.
* * *
Il filait à vive allure quand enfin il aperçut au loin des
mâts de chalutiers de haute mer.
Il ne les approcha que plusieurs heures plus tard. Et quand
les pêcheurs le saluèrent de la main, il y vit une invitation à les aborder.
Ceux-ci, indécis et abasourdis par l’arrivée de cet homme aux
yeux de chat, se consultèrent du regard pendant qu’il leur lançait ses
amarres, grimpait rapidement l’échelle de cordes et sautait sur le pont.
Faisant trêve de politesse inutile, il chercha du regard le commandant :
—
Je suis le capitaine Katavsky. J’ai été
entraîné par un raz-de-marée qui m’a projeté en un rien de temps sur les
eaux de la Grande mer. J’en reviens. Je navigue depuis trois jours.
—
Et vous êtes vivant, s’exclama l’un des
pêcheurs.
—
Comment avez-vous
fait, demanda un autre.
—
Tous les bateaux de ceux qui sont restés en mer
malgré les conseils reçus en songe ont
chaviré à ce moment-là et les hommes se sont noyés.
—
Tous ? s’inquiéta Katavsky.
En réponse à son interrogation, les pêcheurs racontèrent des
histoires tristes qu’il écouta avec attention. Comme ceux-ci semblaient
connaître plusieurs capitaines de caboteurs, il leur demanda des nouvelles
de Henko et de son vieux rafiot : « Il porte le
même pavillon que mon trimaran », précisa-t-il. Mais ils ne savaient
rien.
Au fil de la conversation, il apprit que ces
pêcheurs de race bleue, comme Toukouline, venaient
d’une petite ville portuaire nichée sur un pic
rocheux entre Kontouban et
Moubousafié. Et que c’était grâce à ce rocher que leur ville n’avait
pas subi les assauts de la mer en furie.
L’un d’eux affirma :
—
Toute la côte a été dévastée.
—
Oui, capitaine, confirma un autre. De Tankan à
Kontouban. Plusieurs villages ont disparu. On dit aussi que c’est Roumoutou
qui fut la plus touchée.
Kata réfléchit quelques secondes avant de répondre d’une voix
rauque :
—
Ouais ! C’est justement là que je m’en vais. Je
vous remercie pour les nouvelles. À la prochaine. Il s’apprêtait à les
quitter quand le plus âgé des pêcheurs l’arrêta.
—
Partez-pas comme ça ! Partagez notre dîner.
Vous devez mourir de faim !
—
Oui, et vous pourrez nous raconter comment vous
avez fait pour survivre sur vos coques en étant repoussé par un tel monstre.
Deux heures plus tard, il regagna
ses fameuses coques laissant ces marins
abasourdis par son histoire. Ils lui avaient donné de l’eau potable en
abondance, du pain et du poisson pour quelques jours.
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