CHAPITRE 1
Le temple aux mille serpents
Une centaine de voix s’élevaient, harmonieusement, vers la voûte dorée
du temple de Bey-Raffin. Se reflétant sur les parois scintillantes, le
puissant chant des moines, qui portaient tous de longues robes jaunes et
des barbes noires pointues, se diffusait dans les moindres recoins du
prestigieux sanctuaire.
Se trouvant derrière une des massives colonnes intérieures du temple, la
charmeuse de serpent Mélodia dissimulait son incomparable beauté sous
une longue tunique blanche, dont le capuchon lui couvrait le visage
jusqu’à ses blonds sourcils.
Laissant ses paupières couvrir ses yeux d’un bleu brillant, Mélodia prit
une profonde inspiration. Son esprit sembla s’envoler puis tourbillonner
sur les chants enivrants, jusqu’à s’y fondre complètement. Se détachant
ainsi, la charmeuse sentit son abdomen résonner, tel un coffre creux :
un groupe de basses venaient de superposer leur chant à celui entamé par
les barytons.
Complètement apaisée, Mélodia ouvrit les yeux et porta son regard au
loin, vers la gauche, où elle distingua une aire spacieuse et déserte.
Richement décorée de tapisseries jaunes et bleues, évoquant des scènes
fameuses de la vie du Martyr du soleil, l’aile de la cathédrale était
complètement déserte. À son extrémité se trouvait une porte d’ébène sur
laquelle était sculpté un serpent d’or, entourant un astre de feu.
Fixant cette porte quelques instants, puis portant le regard par-dessus
son épaule, la charmeuse de serpent s’assura que personne ne la
surveillait. Puis, aussi rapidement que le lui permirent ses courtes
jambes, elle se précipita vers la porte.
L’atteignant rapidement, Mélodia posa d’abord la main sure le poigné,
inspira profondément, puis l’ouvrit d’un geste vif. S’introduisant
ensuite lestement dans la pièce, avec une grâce féline, elle s’assura
que personne ne s’y trouvait avant de refermer derrière elle. Elle
examina ensuite avec attention l’endroit où elle se trouvait.
Véritable puits de lumière, la pièce carrée de quinze mètres de côté
n’était délimitée que par de hauts murs de pierres massives, au-dessus
desquels ne se trouvait aucun plafond. Sur le sol, recouvert de vagues
de sable, se prélassaient quelques dizaines de serpents de toutes
espèces, accueillant les rayons dont l’astre du jour, à son apogée, les
gratifiait généreusement. Réagissant instinctivement à l’irruption
soudaine de Mélodia, un serpent à sonnette rouge, de plus de six mètres
de long, se dressa et émit son cri caractéristique.
Réagissant calmement, la musicienne s’immobilisa puis récupéra, de
l’intérieur de sa tunique, une courte flûte de bambou qu’elle porta à
ses fines lèvres rosées. Caressant doucement l’instrument, elle y
souffla ensuite lentement, produisant une mélodie sereine et troublante
qui s’envola vers le soleil.
D’abord charmés puis engourdis par l’envoûtante musique que jouait
Mélodia, les reptiles s’y abandonnèrent, un à un, s’assoupissant sur des
draps de sable. Puis, lorsqu’ils furent tous engourdis, la musicienne
progressa, à pas choisis, sur le plancher parsemé d’écailles, porté par
les notes de la douce musique qu’elle continuait de jouer. Elle
atteignit ainsi le fond de la pièce où elle cessa tout bruit, rangeant
son instrument pour poser les doigts sur la poignée d’une porte qu’elle
entrouvrit, lentement.
Donnant sur un couloir étroit qui conduisait à un escalier de pierre
abrupte, la porte qu’ouvrit davantage Mélodia, avant d’en passer le
seuil, produisit une ombre qui se résorba promptement, tandis qu’elle la
referma derrière elle.
Abondamment illuminé, l’escalier que la charmeuse de serpent empruntait
s’élevait de dix mètres au-dessus du sol. Franchissant silencieusement
les premières marches de celui-ci, Mélodia ralenti lorsqu’elle se trouva
à deux mètres de son palier supérieur. S’immobilisant complètement, elle
se pencha et projeta son regard dans toutes les directions, avant de
reprendre son ascension, lentement et aussi silencieusement qu’une
ombre.
Apercevant l’étage, Mélodia n’y vit qu’une pièce immense, sans le
moindre meuble, au bout de laquelle se trouvait une porte de bois,
renforcée de plaques d’aciers. Gardant cette entrée, deux costauds
soldats, vêtus de l’uniforme bleu marqué du soleil et du sabre, se
dressaient fièrement. Accroupie dans l’escalier, la charmeuse de serpent
scruta les failles que présentaient leurs armures puis remarqua que
l’homme de gauche portait, à son cou, un long cor qui devait servir à
sonner l’alarme.
Récupérant une sarbacane qu’elle portait à la ceinture, la musicienne y
introduisit un dard empoisonné. Puis, fermant un œil, elle visa le cou
du soldat de gauche puis inspira profondément. Expirant ensuite
subitement, elle projeta le dard qui toucha cible.
Ressentant une vive piqûre au cou, le soldat ainsi frappé porta
instinctivement la main à son cou. À peine quelques secondes plus tard,
avant même qu’il n’eût le temps de se questionner sur ce qui lui
arrivait, un puissant poison paralysant se rependit à l’intérieur de ses
veines. Ses muscles se relâchèrent, ses genoux fléchirent et il
s’écroula.
Portant aussitôt un regard inquiet vers son confrère qui venait de
s’affaisser subitement, le deuxième garde offrit son cou dénudé à
Mélodia, qui ne manqua pas d’y projeter un dard empoisonné.
Bondissant ensuite vers les deux soldats paralysés, la charmeuse de
serpent récupéra le cor d’ivoire que portait le garde puis l’enfouit
sous un replis de sa tunique. Elle s’agenouilla ensuite près de la porte
et posa l’œil sur le trou de la serrure. De l’autre côté de la pièce se
trouvait une demie douzaine de gardes, assis à une table. Dans un coin,
installé confortablement sur un fauteuil, affairé à la lecture, se
trouvait un homme décoré de galons d’officiers.
Hochant de la tête, portant le regard sur les gardes qu’elle venait
d’assassiner, Mélodia les fouilla puis découvrit, sur l’un d’eux, un
trousseau d’étranges clefs circulaires. Saisissant l’une d’entre elles,
dont l’extrémité ressemblait à un soleil rayonnant, elle l’inséra dans
la serrure. Puis, percevant un mécanisme rouler, elle poussa un soupir
de soulagement et recula d’un mètre.
Retournant ensuite sur ses pas, Mélodia ouvrit promptement la porte de
la pièce où les serpents dormaient, d’un profond sommeil. Rangeant sa
sarbacane puis récupérant sa flûte, elle se mit à jouer une musique bien
différente de la première, avec laquelle elle avait envoûté les
reptiles. S’éveillant brutalement, ces derniers s’agitèrent puis se
dressèrent, l’un après l’autre, visiblement dérangé, voir furieux. Puis
leurs sifflements s’élevèrent, dans une cacophonie menaçante, tâchant
d’assourdir la mélodie insupportable que produisait la charmeuse.
Cette dernière, bondissant acrobatiquement vers les marches du corridor,
en martelant énergiquement des doigts son instrument de musique, dirigea
les reptiles par delà l’escalier.
Éprouvant quelques difficultés à franchir les marches abruptes, les
serpents ralentirent, sans pour autant abandonner leur course
frénétique. Mélodia, observant cette charge furieuse du haut du palier
où elle s’était gracieusement juchée, se rua ensuite vers la porte
déverrouillée.
Frappant cette dernière d’un énergique coup de pieds, puis reprenant
avec vigueur la marche militaire qu’elle jouait pour provoquer la colère
des serpents, elle fit face aux gardes, stupéfaits. Portant
instinctivement la main à leur sabre, les six guerriers bondirent de
leur siège tandis que l’officier posa délicatement l’ouvrage dans lequel
il avait engouffré son esprit.
A ce moment, une horde de reptiles venimeux et constricteurs se ruèrent
vers la charmeuse, qui jouait toujours la mélodie qui leur était
insoutenable.
Puis la musicienne cessa soudainement de jouer son air agressant, fit
silence complet pour quelques instants, puis entama une toute nouvelle
mélodie, celle-ci beaucoup plus complexe et nuancée.
Dégainant à ce moment sa longue épée, le lieutenant responsable de
protéger la salle des reliques soutint le regard de la charmeuse. Puis,
lorsqu’il cligna des yeux, elle disparut. Il constata à ce moment, dans
une vision cauchemardesque, qu’une légion de serpents meurtriers rampait
vers ses hommes.
Ceux-ci, venant de passer le seuil de la porte, se ruèrent vers les
gardes, mordant avidement leurs chevilles dénudées. Paralysant,
empoisonnant et étouffant les militaires, les serpents eurent tôt fait
de les plonger, tous, dans les froids abysses de la mort.
Puis les reptiles se calmèrent. Les sifflements sinistres et stridents
cessèrent de résonner dans la salle et Mélodia apparues dans un coin.
Elle se mit alors à jouer une berceuse, qui conduisit les serpents au
pays des rêves.
Satisfaite lorsque les reptiles furent tous endormis, la charmeuse
rangea son instrument sous sa tunique immaculée puis retira le capuchon
qui la coiffait, révélant ainsi une splendide chevelure blonde qui lui
balayait les épaules.
Découvrant ensuite la pièce du regard, Mélodia hocha de la tête en
apercevant des étagères où étaient rangés de luxueux objets de rituels,
sertis, pour la plupart, de scintillantes pierres précieuses. Les
inspectant d’un regard rapide, elle y débusqua ce qu’elle était venue
chercher dans le temple. Incrusté d’un énorme rubis, un bâton massif, en
acajou, était couché sur une tablette. Étonnée de découvrir qu’un objet
d’une telle valeur avait été aussi négligemment protégé, la musicienne
s’en saisit avec suspicion.
— Voila qui est beaucoup trop facile, murmura-t-elle de sa voix
enchanteresse.
Puis elle retourna la tête et aperçu un petit homme vêtu de noir,
arborant une longue barbe taillée en pointe, qui se trouvait dans le
cadre de la porte. D’un geste rapide, ce nouveau personnage projeta un
poignard vers la charmeuse, qui ne put l’éviter.
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