CHAPITRE 1
Le sang de la terre
Une douce brise rafraîchissante, messagère de l’été agonisant, jouait
dans la longue barbe emmêlée de Promesse. Assis, les jambes allongées,
le dos appuyé contre le tronc d’un érable majestueux, l’aborigène
inspirait profondément, se laissant ensorceler par les charmes de la
lune naissante. À quelques dizaines de mètres de lui, dans une clairière
qui s’ouvrait sur le ciel illuminé, une meute de loups hurlait des
louages à l’astre de la nuit.
Ouvrant lentement les yeux, frottant de ses mains plissées les manches
crasseuses de sa tunique de peau d’ours, Promesse se leva puis se
rendit, d’un pas plutôt lent, à la rencontre des canins qui l’avaient
tiré de ses rêveries. Ceux-ci, s’inquiétant à peine de celui qui
s’avançait vers eux, poursuivirent leur chant cérémonial.
S’agenouillant près de l’un des loups, qui cessa de hurler pour le fixer
d’un regard rouge, Promesse lui fit quelques caresses. Rassuré, l’animal
détourna les yeux, restant muet.
— Bonsoir, lui dit simplement l’aborigène. Bonsoir mon ami, reprit-il en
grattant les oreilles du canin. C’est une bien belle nuit que la déesse
nous offre, vous avez bien raison de lui rendre gloire!
Haletant, le loup tourna son regard vers l’homme puis s’assit, face à
lui.
— Puisque tu sembles vouloir discuter, reprit Promesse, dis-moi donc,
fils de la nuit, si toi et ta meute connaissez bien les contrées
environnantes?
La bête gratifia l’aborigène d’un regard intense.
— Alors vous arrive-t-il, dans ces parages, de vous désaltérer à une
source vive où coulerait une eau d’un rouge opaque?
Hochant de la tête, le loup laissa savoir à Promesse qu’il comprenait sa
question. Puis, après quelques instants, il aboya à plusieurs reprises,
signifiant quelques choses à sa meute, et détala vers le nord.
Interrompant soudainement leur chant d’éloges, les autres canins le
suivirent, d’un pas tout aussi empressé. Comprenant ainsi que ceux-ci le
mèneraient là où sa vie prendrait tout son sens, à la source qu’il avait
fait vœu de débusquer, et en quête de laquelle il était depuis qu’il
n’avait que treize ans, Promesse s’élança à la poursuite des loups.
Pour le sédentaire que Promesse était, cette vie de quête vagabonde
s’était avérée beaucoup plus ardue qu’il n’avait jamais souhaité se
l’avouer. Mais, tandis que l’objet de sa convoitise semblait luire dans
l’obscurité où il suivait aveuglément les bêtes, toutes les privations
et les souffrances qu’il avait endurées semblaient se justifier.
Défilant dans son esprit à un rythme aussi rapide que celui avec lequel
il courait derrière la meute, des images de son périple se
matérialisaient en autant de souvenirs.
Il revit ainsi le conseil des Sagesses, où il avait été invité lorsqu’il
n’avait que treize ans. Le parfum de tabac épicé qui embaumait la pièce
rustique où il se trouvait, à ce grave moment, lui avait embrumé
l’esprit. Puis il avait entendu la voix rauque et basse de la matriarche
Raison, la plus vieille et la plus respectée des femmes de sa tribu, qui
avait résonné à l’intérieur de sa cage thoracique, à chaque mot qu’elle
avait prononcé. Et le discours qu’elle avait tenu lui revint mot pour
mot, comme si chaque syllabe que la vieille femme avait prononcée
s’était gravée dans sa mémoire :
— Jeune Promesse, tu n’es pas sans savoir que nous, les Syrianes, sommes
les gardiennes du sang de notre mère la terre.
Puis elle avait posé un regard sévère sur l’enfant qui s’était présenté
humblement devant elle. Et elle avait attendu de percevoir un signe
d’approbation, dans le jeune regard qu’elle cherchait à pénétrer, avant
de poursuivre :
— Lorsqu'elle accoucha des premiers humains, la grande déesse leur
confia plusieurs secrets mais aussi plusieurs responsabilités. À la
matriarche Sagesse, elle confia un collier fait des entrailles même de
la terre, lui octroyant ainsi le cadeau de la connaissance des animaux.
À l’aïeule des nôtres, la matriarche Régénération, elle enseigna le
pouvoir brut qui se puise, à même le sang de la terre. Et, depuis ce
jour, aussi vieux que les montagnes et les plus grands des arbres, les
nôtres s’établissent près des sources où coule l’eau rouge qui est le
sang même de la terre. De ces sources, où nous nous baignons chaque
jour, nous retirons toutes les bénédictions de la terre. Et les
Guérisseuses y puisent l’eau nécessaire à fabriquer les médicaments que
nous échangeons aux nomades contre les biens essentiels à notre survie.
Ainsi il est de notre premier devoir de protéger et d’exploiter ces
sources pour le bien-être de la création de la grande déesse.
» Or, avait reprirent la matriarche, il y a plusieurs générations,
maintenant, que nous puisons à la source près de laquelle ce village de
notre tribu est installé. Et, la nuit dernière, j’ai eu un songe qui m’a
révélé que cette source s’épuisait. Il est donc temps de partir à la
recherche d’une nouvelle, auprès de laquelle un nouveau village naîtra.
Alors, je te demande aujourd’hui à toi, jeune Promesse, de partir en
quête de cette nouvelle source.
Ayant ensuite porté un regard perçant sur la jeune personne qui se
tenait devant elle, l’aïeule avait tenté d’y déceler jusqu’au sentiment
le plus moindre, avant de reprendre son discours :
— Je comprendrais si tu refusais la tâche que je te confie, puisqu’elle
signifie l’exil jusqu’à ce que tu aies débusqué l’objet de ta quête. Et
cette recherche, renchérit la matriarche, sera longue, très longue. Je
l’ai lu dans les étoiles. Mais c’est pourquoi nous désirons la confier à
une personne de ton âge. Et on m’a dit, et je le sais maintenant, que tu
es quelqu’un d’ambitieux. Tellement ambitieux que tu ne parviendras
jamais à vivre en paix, à moins que tu ne parviennes à accomplir le plus
grand des exploits.
» Nous savons que nous te demandons un très grand sacrifice, jeune
Syriane, avait reprit Raison qui avait très bien saisit les doutes qui
assiégeait le garçon, mais il y a quelques temps déjà que nous
t’observons. Et nous savons que tu es digne de la quête que nous
souhaitons te confier. Alors nous te demandons, nous le grand conseil
des matriarches, si tu acceptes, Promesse, d’entreprendre cette quête ?
Au moment où ces derniers souvenirs apparaissaient dans sa tête, la
vision de Promesse, adulte, se déchira.
S’étant soudainement arrêté, les loups qu’il suivait s’étaient mit à
aboyer à nouveau. Laissant aussitôt ses rêveries derrière ses pas,
l’aborigène les rejoignit.
À quelques mètres des bêtes, Promesse découvrit une étendue d’eau calme,
d’à peine quelques mètres de longs. S’agenouillant pour y plonger
lentement la main, l’aborigène laissa quelques larmes couler le long de
ses joues. L’eau qui s’échappait de ses doigts, tandis qu’il retirait la
main de la source, avait le reflet rougeâtre qu’il recherchait depuis
fort longtemps.
* * *
Le soleil se levait lentement, perçant de minces ouvertures à travers
l’épaisse voûte d’ombre que formaient les arbres de la forêt où se
trouvait Promesse. S’étant effondré, en pleine nuit, après la découverte
de la source qu’il cherchait depuis qu’il était tout jeune, il se
réveilla, les yeux inondés de soleil. Encore à demi inconscient,
l’aborigène s’affaira à se convaincre qu’il ne se trouvait pas dans
l’univers des songes. Puis, lentement, il se leva et marcha vers la
source d’eau rougeâtre, où il plongea avidement les mains.
Souriant, il éclata d’un rire fou. Puis, retirant ses bras de la source
magique, il y plongea son regard qui s’y refléta, après que l’eau se
soit complètement apaisée. Les traits de Promesse se durcirent
subitement. Il toucha aussitôt nerveusement son visage, à divers
endroits, refusant de croire que c’était son image qui se reflétait vers
lui. Dans les eaux bénies où il portait le regard, le visage d’un
vieillard, écorché par six ou sept dizaines d’hivers, se dessinait.
Constatant qu’il s’agissait bien de ses propres traits qui se
reflétaient vers lui, Promesse se souvint alors ne pas avoir plongé le
regard dans la moindre flaque d’eau depuis qu’il avait quitté le village
de Syrianes où il avait reçu sa quête. Réalisant ainsi subitement l’âge
avancé qu’il avait, il comprit que son périple avait duré beaucoup plus
longtemps qu’il n’avait jamais osé se l’avouer. Confronté à l’évidence,
il se roula par terre, sombrant dans une crise de folie où se mêlèrent
les rires et les pleurs.
* * *
La matriarche Félicité reposait sur un siège rudimentaire, recouvert
d’une peau de loup brunâtre. Devant elle, une demie douzaine de jeunes
femmes était assise, par terre, attentive à la moindre parole que
l’aïeule prononçait. Malgré le fait que ces jeunes personnes n’étaient
pas de sa tribu, Félicité se plaisait à leur enseigner tout ce qu’elle
savait des vertus médicinales des racines et des plantes qui vivaient, à
l’état sauvage, dans les forêts avoisinantes.
Lors de ce précieux discours, aucune parole n’aurait osée s’échapper de
la bouche de quiconque était assise dans la maison rudimentaire d’où
discourait la matriarche. Pourtant, un tumulte grandissant grondait à
l’extérieur des murs délabrés où l’aînée offrait son savoir. Agacée,
Félicité se leva puis se dirigea à l’extérieur de son domicile, sous le
regard de ses sages élèves.
C’est alors qu’elle vit, au milieu du village, qui n’était composé que
de quelques centaines de cabanes fragiles et endommagées, un
rassemblement de quelques dizaines de Syrianes qui s’exprimaient de cris
chaotiques, autour de quelque chose, où de quelqu’un, que la matriarche
ne parvenait pas à distinguer.
Intriguée, se rendant près du groupe, Félicité passa devant plusieurs
hommes qui s’écartèrent pour lui faire place. Puis elle aperçu la source
de toute cette agitation : un vieillard recourbé, aux traits ravagés par
l’âge. Ce dernier la regarda fixement, de ses yeux bleus, à travers un
voile de cheveux gris crasseux.
S’agenouillant ensuite devant la matriarche, l’aîné baissa la tête.
Posant les mains sur les épaules de l’homme, Félicité lui ordonna de se
relever.
— Qui est tu, vénérable vieillard? lui demanda-t-elle.
— Alors toi non plus, tu ne me reconnais pas ? balbutia le vieil homme.
Il est vrai que la dernière fois que nous nous sommes vus, je n’avais
que treize ans, et que tu ne devais pas en avoir beaucoup plus.
Fronçant les traits, exerçant un effort de mémoire, Félicité tâcha de se
remémorer une rencontre avec ce vieil homme. Ce dernier s’adressa de
nouveau à elle :
— Je me nomme Promesse. J’ai été envoyé en quête d’une source où
coulerait le sang de la terre, il y a de cela longtemps, ajouta-t-il sur
un ton amer, bien longtemps. Beaucoup trop longtemps, murmura-t-il
finalement, tandis que son regard s’emplit de larmes.
— Et quelle nouvelle nous rapportes-tu, Promesse?
— J'ai découvert une source d’eau rouge, dans les terres nordiques, par
delà le lac des Castors, au devant des montagnes Paisibles.
— Alors sache que tu es porteur d’une bien mauvaise nouvelle, Promesse,
répondit sèchement la matriarche. Ces terres sont présentement
convoitées par la tribu des Ours et nous étions d’accord pour leur céder
le droit de s’y installer. Mais avec cette nouvelle que tu nous
apportes, il ne nous sera plus possible de leur accorder ce privilège.
Félicité prit une pose solennelle.
— Allez quérir le conseil. Il nous faut préparer la guerre.
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