À Ruby, ma mère que j'aime infiniment…
Et à toutes ces mères et grands-mères
qui nous ont tant aimés…
Remerciements
Louise, Francis et Martine qui ont si
généreusement accepté de réviser mon
manuscrit.
À mes trois lectrices qui m'ont donné
franchement leurs appréciations :
Ruby, Lorraine et Catou (Ma reine).
Et à tous ceux et celles qui m'ont
encouragée ou aidée à aller jusqu'au bout,
spécialement à Anick et Claude.
Chapitre 1 (Intégral)
Allégra plisse les yeux pour mieux voir
l’heure. Elle y déchiffre, dix heures dix.
Encore une fois, cette même intrigue la
surprend. Pourquoi sans le chercher,
regarde-t-elle si souvent le réveille-matin
à cette heure précise. Est-ce un signe
prémonitoire ? Un jour, ces aiguilles
s’arrêteront-elles sur ce tic-tac pour
l‘éternité ? Éternité qui s’approche à pas
de loup.
Allégra ferme les paupières pour changer la
page de ses pensées. Et, elle se souvient…
Il n’y a pas encore si longtemps, Allégra se
levait au chant du coq. Le temps qui
courait, la poussait à remplir ses journées
à ras bord, quitte à en renverser sur le
lendemain. ‘’Le pire gaspillage dans la vie,
c’est de penser qu’on a tout son temps.’’
Ces quelques mots, son père les lui avait
murmurés dans son dernier souffle. Il venait
de célébrer ses quatre-vingt-dix-sept ans.
Tant de choses à expérimenter, à découvrir,
à dire, à ne pas dire et à vivre !
Maintenant, Allégra prend un malin plaisir à
flâner au lit sans éprouver la moindre
culpabilité devant le temps qui fuit. Ainsi,
en s’amusant à visionner son passé bien
campé dans son imagerie mentale, elle
conserve l’illusion qu’elle réussit à
ralentir le mouvement de la vie.
En se retournant sur le dos, Allégra s’étire
et le rituel commence. Minoune sort
par-dessous les couvertures et vient se
blottir sur sa poitrine.
— Bonjour Minoune, bien dormi ? As-tu faim ?
Que dirais-tu d’un bol de gruau ?
Allégra sourit en entendant ronronner sa
chatte. Ce contentement qui vibre sur sa
poitrine lui apporte l’élan pour sa journée.
Une belle journée : belle, différente, aussi
unique que celle d’hier et que dire de celle
de demain ?
— Allons Minoune, il faut se lever.
Aujourd’hui, on a du pain sur la planche. Ah
! Regarde dehors, Gypsie t’attend.
Allégra lève les toiles pour laisser entrer
ce beau soleil en se demandant si elle ne
pourrait pas sortir juste un peu pour
prendre l’air, sans risquer de tomber ? Son
œil interrogateur scrute le miroir sans
craquelure qui mène à la rue. L’interdiction
verglacée l’oblige à se soumettre à
l’évidence. La vieille dame tourne les
talons avec un soupir résigné, mais presque
réconfortant.
— Après tout, ce n’est pas si grave Minoune.
Je vais en profiter pour achever de faire
maison nette. Oui, aujourd’hui, je dois
avancer avec tout ce barda.
La vieille dame, comme par habitude, enjambe
les boîtes de carton et trace un gros X sur
son calendrier. Mercredi, 15 décembre.
— Tiens, c’est la fête de Loïc. Je dois
absolument lui téléphoner ce soir.
Allégra cherche un truc qui pourrait lui
servir d’aide mémoire.
— Ce bout de ficelle fera l’affaire.
Allégra boucle la corde à son index. Ainsi,
complètement rassurée, elle pensera à
rejoindre son petit-fils pour lui souhaiter
une bonne fête et surtout pour lui redire
qu’elle l'aime beaucoup.
Loïc a vingt-neuf ans et le cœur rempli
d'animosité. Loïc n’attend aucun appel. Il
n’éprouve nullement le besoin de se faire
gâter par sa grand-maman aussi spéciale
qu’elle soit! Loïc a décidé de repousser
l’amour qu’il pourrait recevoir en surplus.
— Pauvre Loïc !
Allégra repart à la conquête de sa journée.
D’une allure enjouée, elle prépare sa platée
matinale préférée. Elle déplace son jeu de
cartes et ses lunettes qui traînent sur la
table afin d’étendre sa nappe fleurie pliée
en quatre. Elle y dépose deux bols, une
cuillère, une tasse pour le thé et son pot
de cassonade. Elle s’applique à partager
avec équité entre elle et sa chatte, le
contenu de son chaudron. Minoune, quant à
elle, attend patiemment la ration de son
petit déjeuner.
Allégra redresse lentement son dos pour
s’asseoir devant son menu frugal qu’elle
mange avec appétit. Tout à coup, elle se met
à gratter son bol avec un sourire malicieux
et en continuant de plus belle, son visage
rosit. Promptement, elle pose sa cuillère
près de son bol et joint les mains sur ses
genoux. Réalisant son geste machinal,
Allégra sourit timidement. Pour un court
moment, elle a réellement cru que le regard
sévère de son père se posait sur elle.
— Papa, tu me faisais si peur !
Allégra soupire. Elle aime tant voyager dans
le temps, revivre son temps, sa vie !
La vieille dame contraste avec le discours
qui allègue que les personnes du quatrième
âge souffrent de solitude. Pire, elle ne
comprend pas que l’on puisse en souffrir.
Pour elle, tous les jours de la vie viennent
ajouter un autre bout de ligne blanche qui
trace la route de ses souvenirs. Que ce soit
la joie quotidienne d’un bon repas, la
satisfaction de jouer sa symphonie préférée,
un appel téléphonique inattendu,
l’achèvement d’un tricot ou tout simplement
regarder la couleur du jour, pour elle, tout
mérite d‘être reconnu comme le délice d’un
plaisir vital qui avivera la teinte de sa
vie.
Savourer le temps qui passe. Ce don offert
des dieux, privilège rare qui ne semble
réservé qu’aux sages. Allégra l’utilise sans
même y réfléchir. Lorsque arrivent les jours
ombrageux, Allégra inconsciemment, imite
l’enfant qui réussit à endormir son chagrin
aussitôt qu’il demande à l’oiseau bleu de
s’en charger. Comme l’enfant, elle repart
pleinement confiante, courir à la chasse aux
papillons sans repenser à son gros tourment.
Allégra remplit son lavabo d’eau chaude
savonneuse pour y faire tremper la vaisselle
accumulée depuis la veille.
— Tantôt, j’essayerai de trouver un instant
pour récurer tout ça.
Allégra jette négligemment les couvertures
sur le lit. Elle revêt son habit de travail
: un chandail de laine, un pantalon usé, sa
paire de bas thermos, glisse ses pieds dans
ses pantoufles de Phentex. Au même instant,
Minoune miaule pour sortir dehors. Elle lui
ouvre la porte.
— Ne t'éloigne pas trop, il fait si froid ce
matin.
Allégra frisonne et referme la porte.
L’horloge sonne déjà midi. Impulsivement,
elle se dirige vers son piano et joue l’Ave
Maria de Schubert. Allégra est heureuse !
Le cœur léger, elle entreprend de continuer
son agréable besogne : trier ses guenilles.
Mais le résultat s’avère bien mince parce
qu’elle se sent incapable de se séparer de
quoi que ce soit, au grand désespoir de sa
fille Marion.
Au hasard, elle choisit une boîte qu’elle
emporte près de sa chaise berçante et
s'empresse à l'ouvrir. Allégra éprouve la
même frénésie qu’elle ressentait jadis avec
son mari Hervé lorsqu’elle enroulait la
corde à son moulinet. Une ligne à pêche qui
gigote promet inévitablement une surprise.
Bonne ou mauvaise !
Au premier coup d’œil, elle identifie sa
prise. Des têtes de chevaux semblables à
celles qu’on retrouve sur un échiquier,
s’éparpillent sur le tissu vert pomme. Même
si elle possédait déjà le luxe de sa machine
à coudre Singer, cet élégant tailleur de fin
velours cordé, elle l’avait cousu à la main.
Pour elle qui prie à sa façon, aligner des
points à la perfection remplaçait
agréablement la tâche fastidieuse qui lui
avait été imposé durant toute sa jeunesse :
s’agenouiller quotidiennement pour égrainer
son chapelet. Allégra considère que piquer
l’aiguille dans une chaîne de points tous
égaux l’aide à retrouver sa cachette
intérieure. Ainsi, elle peut se rapprocher
de sa fidèle amie rencontrée un jour de
pluie singulièrement sombre. Allégra ne
s’est jamais lassé de cette amie si
particulière. Une amie qu’elle avait
baptisée Douce.
En dépliant le costume, elle se rappelle du
jour où Marion l’avait étrenné et sali de
liqueur à l’orange. En vain, Allégra l’avait
frotté avec son gros savon jaune sans
réussir à enrayer la vilaine tache.
— Pauvre Marion, qu’est-ce que j’ai pu te
réprimander !
Allégra retourne à sa boîte, déplie sur ses
genoux quelques blouses d’écolière jaunies,
deux camisoles raccommodées dont une, encore
garnie d’une épingle à ressort qui devait
retenir un petit carré de camphre. Elle
esquisse un léger sourire en entendant la
voix suppliante de Marion surgir de l’écho
de son souvenir. ‘’M’man, s’il te plaît, ça
sent mauvais et je n’ai jamais la grippe ni
même un petit rhume ! Pourquoi faut-il que
je sois obligée de renifler cette odeur
puante tout l’hiver ?’‘ ‘’Marion, tu n’es
pas malade parce que le camphre éloigne les
microbes.’’ ‘’Alors, dis-moi, pourquoi
Lysiane qui porte ce fameux carré, tousse
presque tout le temps?’’ ‘’Tu sais bien que
la fille de Jeanne a les poumons fragiles.
Arrête de te lamenter pour des sottises et
apprécie plutôt d’être en si bonne santé.’’
‘’M’man, j’ai une superbe idée ! Si tu
remplaçais le camphre par la médaille de la
Vierge Marie ? Peut-être bien que
j’obtiendrais la même protection et si la
Vierge perd son pari, je porterai le carré
qui pue ! C’est promis ! ‘’ Allégra en
souriant fit semblant de céder à l’argument
de sa fillette. Depuis qu’elle avait
remarqué que le coffre à crayons de Marion
empestait le camphre, elle se doutait bien
du pourquoi. Allégra détestait la soumission
passive et que Marion s’objecte, cela la
ravissait, Allégra n’aurait jamais osé
répliquer à ses parents, pourtant…
Allégra retire l’épingle tout en la
débarrassant de sa pochette vide. Elle
referme l’épingle à ressort et la dépose
dans cette boîte en métal qui recueille,
depuis quelques jours, tous les fragments
palpables d’un souvenir parmi d’autres
souvenirs.
Elle s’adosse confortablement pour reposer
ses reins et regarde danser les micros
poussières que le soleil anime devant ces
yeux. Elle tourne paresseusement la tête
pour suivre le poudroiement lumineux. Au
bout de ce kaléidoscope, elle aperçoit
Minoune sur le rebord de la fenêtre avec sa
petite patte en l’air qui guette un signe de
reconnaissance de sa présence. Vivement,
Allégra va lui ouvrir la porte. Minoune
entre en miaulant comme si elle tentait de
lui expliquer la froidure qui lui picote le
dessous des pattes.
— Pauvre Minoune, j’avais oublié que tu
étais sortie dehors ! Excuse-moi. Tu sais,
quand je m’éloigne dans ma mémoire, le
présent n’a pas d'autre choix que de
patienter.
La chatte saute sur le sofa pour lécher ses
pattes.
— Sans rancune ma Minoune ! Regarde donc
tout ce satané poil… Va bien falloir que je
me décide à brosser ce maudit fauteuil !
Demain.
Oui peut-être bien demain. Pour l’instant,
Allégra préfère cuisiner un peu pour
satisfaire sa gourmandise.
— Une tarte aux raisins avec des noix, ce
serait bien bon. Je n’ai plus de dessert !
Allégra tourne le bouton de la radio pour
reposer sa voix intérieure. Un air léger la
ramène à la réalité du moment présent.
Allégra aime fredonner. Pour elle,
l’inattendu du quotidien préserve les
souvenirs de demain et, demain n’est rien
sans l’éveil d’un souvenir.
Si aujourd’hui, Allégra ne peut respirer
l’air frais du dehors, elle se reprend quand
le four commence à souffler sa douce
haleine. Une odeur qui la ramène vers sa
tendre enfance…
…Elle se revoit en train de dérober, en
cachette de sa mère, une retaille de croûte
à tarte non cuite, trônant au beau milieu de
la table enfarinée.
Sa mère lui défendait cette gourmandise tout
comme de s’empiffrer de bonbons à la patate
sous prétexte qu’elle risquerait d’attraper
des petits vers blancs qui chatouillent et
piquent le rectum. Cette menace valait aussi
quand sa mère ou une de ses grandes sœurs
façonnaient des galettes de bœuf haché.
Pauvre Allégera ! Lorsqu’elle défiait sa
mère et qu’elle se réfugiait derrière la
porte de sa chambre pour grignoter son
butin, elle se sentait tellement coupable,
comme si elle rompait un carême sans s’en
confesser.
Tout en mâchouillant son morceau de pâte, la
vieille dame nettoie sa table et dépose son
torchon sur le comptoir. Au même instant,
elle constate que l’eau dans l’évier a perdu
toute sa mousse. Allégra hausse les épaules
en lâchant une imperceptible plainte
marmonnée :
— Maudite vaisselle !
Allégra retourne à sa boîte, fouille sous sa
berceuse, saisit un sac vert et, à
contrecœur y décharge une brassée de
souvenirs.
Allégra choisit, au hasard, une autre boîte.
À peine entrouverte, elle ressent une vive
déception lorsqu’elle reconnaît le contenu.
Des carrés de lainage taillés dans de vieux
manteaux d’hiver, empilés serrés les uns
par-dessus les autres.
— Je n’aurai plus le temps de les rassembler
pour en faire de chaudes courtepointes.
Dommage !
Elle referme les rabats et emporte le carton
dans la rallonge, là où s’entassent en
désordre les reliques de sa vie. Satisfaite
de sa besogne, elle se prépare une tasse de
thé en ébouillantant de nouveau sa poche du
matin.
— Demain, je finirai de nouer ce sac. Pour
l’instant, j’ai le goût d’un gros morceau de
tarte.
Allégra apporte sa tasse de thé et vient
s’asseoir près de Minoune qui dort
paisiblement. Regardant distraitement vers
la fenêtre, elle remarque une auto blanche
devant l’entrée de garage de Marion.
— Qui est-ce ?
Deux enfants qui se chamaillent attirent son
attention. Allégra sourit en se calant dans
son fauteuil. Doucement, elle décolle...
La sonnerie du téléphone sort Allégra de son
rêve. Était-ce bien un rêve ? Perdue, elle
essaie de se situer dans le temps. La
noirceur la mêle davantage et la sonnerie
persiste à demander réponse. Enfin, sa main
parvient à tâtons à trouver l’appareil.
— Allô !
— M’man, ça va ? Es-tu malade ? Je viens de
m’apercevoir qu’il n’y a aucune lumière chez
toi.
— Ne t’énerve pas Marion. Je ne suis pas
malade. J’arrive…
— Mais m’man, où étais-tu ? Tu n’es quand
même pas sorti ? La rue ressemble à une
patinoire et…
— Marion, je somnolais. Dis-moi, quelle
heure est-il ?
— Presque six heures du soir, m’man.
— Ah ! Si tard, je …
— Il me reste du pâté au poulet encore tout
chaud. Étienne va te l’apporter à l’instant.
J’irai faire un tour tantôt, après avoir
lavé la vaisselle. D’accord ?
— Oui Marion. Merci.
— De rien m’man, de rien.
Allégra raccroche en traversant lentement le
flou d’un après sommeil profond. Mais, d’où
revient-elle ? Elle se sent si paisible,
comme si...
Étienne frappe à la porte et entre. Le
sourire éclatant de son gendre plaît à
Allégra.
— Bonsoir madame Dulac. Les embêtements de
l’hiver commencent tôt cette année. Ah !
Oui. Marion a oublié de vous demander
d’écrire votre liste d’épicerie. Demain,
elle aimerait faire vos courses.
— Comme c’est là, je vais préparer aussi ma
liste pour les cadeaux de Noël !
Pour la taquiner un peu, Étienne lui
rappelle que cette liste doit être adressée
au père Noël.
Allégra rit de bon cœur.
— Tu sais, Marion n’a jamais cru à cette
légende, et tout ça, au grand
désappointement de son père. Le soir de Noël
de ses quatre ans, après l’avoir bordée,
Marion m’avait confié à voix basse : ‘’Hier
soir, j’ai vu papa boire le verre de lait du
père Noël mais, il a remis les biscuits dans
la jarre. La prochaine fois, je vais lui
laisser un morceau de gâteau au chocolat.
Ça, c’est certain qu’il va aimer.
Étienne reconnaît bien là la complicité
mère- fille qui amuse Marion si souvent.
— Pas facile à déjouer ma petite, n’est-ce
pas Étienne ?
Étienne se sent rougir.
— Je regrette madame Dulac, je dois
absolument rencontrer un client à dix-neuf
heures pile. De toute façon, Marion ne
tardera pas à arriver. Elle a une surprise
pour vous. Je n’en dis pas plus. Bonsoir et
à demain.
— Qu’est-ce qu’il y a demain ?
Étienne sort en riant, fier d’avoir piqué la
curiosité de sa belle-mère qu’il adore.
Allégra étend son bout de nappe et
s’installe pour prendre son repas. Aussitôt
qu’elle soulève le papier d’aluminium, elle
hume l’odeur qui lui ouvre l’appétit. Elle
plante directement sa fourchette dans le
plat sans remplir son assiette.
— Que c’est bon !
Allégra apporte le plat de ‘’Pyrex’’ au
lavabo et réalise qu’elle n’a pas encore
lavé sa vaisselle. En bougonnant un peu,
elle vide l’évier en remettant tout sur le
comptoir et tire le bouchon pour laisser
couler l’eau refroidie.
— Je ne me dompterai donc jamais !
Marion arrive tout essoufflée. Allégra
regarde sa fille suspendre son manteau dans
la penderie de l’entrée. Entre deux quintes
de toux, Marion réussit à dire bonsoir à sa
mère.
— Tu peux bien tousser ! Le manteau toujours
déboutonné, rien sur la tête et je parie que
tu es pieds nus dans tes bottes.
Le sourire en coin, Marion fouille dans le
panier d’osier déposé près de la porte pour
y trouver une paire de Phentex. Marion
s’assoit sur le banc de quêteux pour
chausser les pantoufles et reprendre son
souffle.
— M’man, tu sais bien que le problème vient
de là.
Marion sort de sa poche son paquet de
cigarettes et sa pompe.
— Justement, depuis que les médecins t’ont
enlevé des polypes, tu aurais dû cesser de
fumer. Je ne te comprends pas …
— M’man, tu ne peux pas savoir comme c’est
difficile d’arrêter de fumer. Tu n’as jamais
tenu une cigarette entre tes lèvres.
— C’est vrai. Mais il y en a qui réussisse.
— Pour ça M’man, il faut le vouloir et, je …
Sans finir son argument, Marion rejoint sa
mère à la cuisine. Elle remarque toute la
vaisselle empilée sur le comptoir. Sans dire
un mot, Marion roule ses manches et
recommence la tâche qu’elle vient à peine de
terminer sauf qu’il y en a beaucoup plus.
Allégra proteste par principe et laisse
faire Marion. En attendant, Allégra
s’affaire à nourrir sa chatte qui crie
encore famine.
— Il n’y a pas de restes ce soir, Minoune.
Allégra se penche péniblement pour déposer
sur la catalogne étendue devant la
cuisinière, une soucoupe remplie d’une
mixture pour chat ainsi qu’un petit bol de
lait.
— M’man, tu finiras par tomber. Tu n’y
penseras pas et tu vas perdre pied à cause
des bols de la chatte. Mets-les plutôt dans
un coin.
— Marion, voyons ! Tu sais bien que je
regarde où je marche. J’ai l’habitude des
traîneries et puis, quel coin veux-tu que
j’utilise ?
Marion ne prend même pas la peine de jeter
un coup d’œil circulaire. Elle sait qu’aucun
recoin n’échappe à la clémence d’Allégra
parce que son loisir préféré consiste à
jouer avec ses guenilles. Pour la fille
d’Allégra, le désordre qui règne dans la
maison, et qui l’inquiète de temps en temps,
a depuis longtemps cessé d’être analysé
comme un problème, mais plutôt comme une
réalité. La vie lui a enseigné que certaines
réalités sont sans issue et qu'elle doit
l’accepter même si c’est à contrecœur.
Marion plie le linge à vaisselle et le
suspend sur la barre à serviettes, à
l’intérieur de la porte de l’armoire, sous
l’évier. Enfin, elle se prépare un café.
— M’man, veux-tu une tasse de thé ?
— Oui. Tu trouveras ma tasse et ma poche de
thé, quelque part près du fauteuil.
Marion va chercher la tasse pour la rincer
et y dépose la poche toute ratatinée. Elle
connaît bien les manies de sa mère. À vrai
dire, Allégra se contente d’une tasse d’eau
chaude colorée et sucrée. Marion apporte les
deux tasses et vient s’asseoir près de sa
mère.
— Veux-tu une pointe de tarte aux raisins ?
— Non merci, m’man. Je n’ai plus faim.
Marion s’allume une cigarette. Enfin, arrive
l’heure de la pause, une pause qui l’amuse
la plupart du temps. Passer une heure avec
Allégra, c’est une heure d‘évasion. Aucun
téléroman ne peut recréer cette atmosphère
joyeuse du quotidien même s’il est quelque
fois teinté par des souvenirs mélancoliques.
Du fou rire aux larmes de tristesse, voilà
la couleur du bonheur d’Allégra.
Par la force des choses, Marion connaît tous
les secrets de famille. Allégra restera
toujours incapable de garder un secret. Tôt
ou tard, Allégra succombe à la tentation de
trahir une confidence, mais toujours sans
malice. En plus, Allégra possède ce talent
de raconter. Si bien que, malgré elle, de
cette même antipathie qu’on peut ressentir
pour un personnage fictif sorti d’un roman
savon, Marion se surprend à détester
quelques membres de la famille qu’elle n’a
même jamais connu. On s’indigne mais on veut
tout savoir. Un délice
— M’man, pourquoi as-tu enroulé la ficelle à
ton doigt ?
— Ah ! C’est pour ne pas oublier Loïc. Je
veux lui souhaiter un bon anniversaire.
Marion réalise qu’elle n’a pas pensé à son
fils ni aujourd’hui, ni hier. Au fait,
depuis quand ne s’est-elle pas préoccupé de
Loïc ? Marion n’a jamais couvé Loïc, et
pourtant…
Malheureusement, le passé reste ineffaçable
!
Contrairement à sa mère, Marion ne
s’applique pas toujours à garder tous ses
souvenirs intacts. Marion excelle dans l’art
de balayer sous le tapis. Mais, depuis le
temps, ces bosses dérangeantes qui
s’accumulent, obstruent de plus en plus la
porte qui conduit au cœur de Loïc !
— Il se peut que tu te butes à son
répondeur.
— Oui, mais il saura que j’ai pensé à lui.
— C’est vrai, m’man. Je lui téléphonerai
tantôt. Que dirais-tu si je l’invitais
dimanche pour dîner ?
— Demain, en allant faire les courses, tu
pourrais en profiter pour lui trouver un
cadeau et …
— M’man, peut-être que Loïc ne pourra pas
venir. Tu sais comme il visite assidûment
Béa,...
Ce que Marion ne dit pas, c’est que sa bru a
dédain de la grand-mère de Loïc. Marion ne
peut jamais prévoir quel commentaire Michèle
oserait lancer. Quelquefois, les propos de
sa belle-fille la renversent, et, renverser
Marion dérive presque de l’improbable !
— Si Loïc ne vient pas, je lui offrirai son
cadeau à Noël. En parlant des Fêtes, je vais
te donner de l’argent pour acheter tous les
cadeaux.
Allégra va dans sa chambre prendre sa bourse
et en profite pour baisser les toiles.
Marion réfléchit et cherche de quelle façon
elle pourrait bien réussir à boucler son
budget ? Elle sourit… quel budget ? La
prévoyance, Marion ne l’a jamais apprise et
elle sait bien pourquoi. Pour elle deux plus
deux font cinq et cinq moins deux font cinq.
Autrement dit, quand il n’y en a plus, il y
en a encore. Elle croit en la providence et
sa providence, c’est Allégra !
— Hier, j’ai noté ce qui me manquait. Tiens,
voilà ma liste d’épicerie. Combien te
faudrait-il pour acheter tous les cadeaux de
Noël ?
— M’man, ça dépend de ce que tu choisiras.
— Tu connais mieux que moi les besoins de
chacun. Je te fais confiance mais, sois
raisonnable.
Allégra compte trois cents dollars de plus
et les remet à sa fille.
Marion pense au chèque qu’elle doit couvrir
avant minuit. La somme manquante s’élève à
vingt-cinq dollars sans oublier le litre de
lait qu’elle doit acheter pour le déjeuner
des deux garçons.
Marion enfile ses bottes et son manteau,
puis embrasse tendrement sa mère.
— Étienne m’a dit que tu avais une nouvelle
à m’annoncer.
— Oui. Si ça te tente, demain soir, Étienne
te conduira chez oncle Charles. Étienne doit
rencontrer deux clients dans le même
quartier. Profites-en, tu auras toute la
soirée pour jaser avec ton frère.
Allégra accepte avec joie cette sortie
imprévue sans penser à la promesse qu’elle a
faite à Marion: trier toutes ses guenilles
et mettre un peu d’ordre dans la maison
avant Noël !
Marion souhaite bonne nuit à sa mère. Elle
traverse le trottoir en patinant et en
pestant contre le foutu hiver.
Allégra laisse sortir Minoune tout en
regardant Marion verrouiller sa porte.
Rassurée, elle guette maintenant le retour
de sa chatte.
Avant d’entreprendre sa toilette, elle
dénoue sa petite corde enroulée autour de
son index et compose le numéro de Loïc.
Elle entend la voix monocorde de Michèle qui
demande de laisser le message après le
timbre sonore.
Obtenir un exemplaire