Chapitre 1
Ils ont roulé à tombeau ouvert sous une chape de plomb. À Saint-Hyacinthe, la
voiture quitte la route et va s'arrêter devant un bâtiment de briques rouges
faisant corps avec une église de pierres.
– Terminus ! dit le jeune homme en
retirant la clef de contact.
– Qu'est-ce que tu fais ? demande la jeune fille en fixant le garçon de ses yeux
d'émeraude.
– Je reste ici.
Et il lui tend les clefs qu'elle ne
voit pas.
– Mais qu'est-ce qui te prend ?
– Tu retournes chez toi et moi je reste ici.
– Mais...
– Je rentre au noviciat des Dominicains.
– C'est une farce, non ?
– Non, c'est sérieux.
– Mais tu as dit à tout le monde que tu commençais ton droit à Laval en
septembre !
– C'était mon intention, mais j'ai changé d'avis.
– Et moi, qu'est-ce que je deviens dans tout ça.
Sans plus dire un mot, le jeune homme
sort de la voiture, retire sa valise du coffre arrière, remet les clefs à la
jeune fille, lui donne un chaste baiser en lui murmurant un adieu incertain,
grimpe deux à deux les huit marches du perron et, sans même jeter un regard en
arrière, s'engouffre par la lourde porte qui se referme sur lui comme le
couvercle d'un cercueil.
Le soleil tape de tous ses feux en ce
vingt-sept juillet 1952. Pas la moindre brise ne vient alléger la moiteur
étouffante de l'air.
Dans la voiture, les yeux d'émeraude
se brouillent. Elle s'appelle Violaine. Elle a dix-huit ans. Son épaisse
chevelure rousse irradie mille parcelles de soleil tandis que sa figure, criblée
de taches de rousseur, se couvre d'un sombre nuage de tristesse.
– C'est sans doute une autre de ses
histoires à dormir debout, se dit-elle.
Depuis près d'un an que Claude la courtise, il lui en a fait voir de toutes les
couleurs. Comme s'il prenait un malin plaisir à la surprendre, à la choquer
même. Elle a cessé de lui reprocher ses frasques, de censurer ses équipées. Il
sait si bien se faire pardonner en redoublant ses tendresses et en lui disant
des mots qui font rire. Avec lui, elle irait jusqu’au bout du monde, même si
elle sait qu’elle doit s'attendre à tout.
À tout, sauf à son entrée chez les
moines. Ce coup-là n'a vraiment pas de sens. Elle le sait bien, elle, qu’il n’a
rien d’un moine, son Claude. Elle regarde longuement la porte de l'église
jouxtant le monastère dans l'espoir de le voir surgir, les yeux pétillants et
moqueurs, tout réjoui de son exploit. Mais toutes les portes demeurent
obstinément closes.
La peur s’insinue, sournoise, dans
l’âme de la jeune fille. Claude lui a dit tant de fois qu’elle est la plus belle
et la plus fine de toutes les filles du monde, qu’il l’aime, qu’elle occupe
toutes ses pensées et tous ses désirs, qu’il serait prêt à mourir pour elle.
Mensonges que toutes ces belles paroles ? Non ! Cela ne se peut pas. Jamais
Claude ne lui mentirait ! Elle l’aime et elle sait qu’il l’aime. Mais alors,
pourquoi cet abandon brutal ?
Un long moment, Violaine reste assise
dans la voiture, pétrifiée, essayant en vain de mettre un peu d’ordre dans sa
tête qui tourne follement. Que faire ?... Attendre ?... Attendre quoi ?...
Attendre que son plaisantin d'amoureux décide de lui revenir ? Et s'il décidait
d'y rester, chez les moines ? Il lui a bien dit de rentrer à la maison sans lui.
Il a bien disparu, sans se retourner, derrière la lourde porte et ne ressort pas
de cette affreuse maison de briques rouges. Se peut-il que le Seigneur le lui
ravisse, qu’il l’ait frappé de sa lumière, comme Paul sur le chemin de Damas ?
Elle ne sait plus que penser et son esprit chancelle. Elle laisse couler
quelques larmes qui lui enlèvent un peu de poids sur le coeur.
Se rappelant soudain que son grand
frère passe l’été en stage à l'École d'agriculture de Saint-Hyacinthe, elle
décide de l’appeler et de lui demander l’hospitalité pour la nuit. Elle gare la
voiture devant le monastère et part à pied, à la recherche d'un téléphone.
Plutôt petite, un corps bien serré, bien moulé, la jambe nerveuse, le pied menu,
elle trottine vers la rue des Cascades, entre dans un restaurant et demande un
café. Ses yeux se brouillent à nouveau et elle se met à pleurer silencieusement.
– C'est à n'y rien comprendre,
pense-t-elle. Il est devenu fou, ma foi du bon Dieu !
– Pauvre petite, dit la dame qui lui
apporte le café, faut pas vous tourner les sangs comme ça. Un de perdu, dix de
trouvés. Ah ! Les hommes !...
Comme si des yeux d'émeraude dans une
chevelure de soleil ne pouvaient pleurer que pour un homme !
– Je gage que vous venez d'apprendre
que votre cavalier vous abandonne !
– Oui, dit Violaine en refoulant une larme.
– Est-ce que vous êtes de par ici ?
– Non, je viens du Saguenay.
– Du Saguenay ?...
– Oui. Je suis partie avec mon cavalier pour aller visiter la ville de Montréal.
Il s'est arrêté ici, à
Saint-Hyacinthe, s’est rendu tout droit chez les Dominicains, m’a dit de
retourner à la maison avec la voiture, est entré dans le monastère et n’en est
jamais ressorti.
– Comme ça, sans prévenir ? Bien, moi,
je vous dis, votre cavalier, il ne vous mérite pas.
Après avoir prononcé ce jugement
définitif, la dame ajoute, maternelle :
– Je peux vous aider ?
– Oui. Je voudrais appeler mon frère. Il est en stage à l'École d'agriculture.
– Je vous l'appelle tout de suite, dit la dame en retournant à son comptoir.
Quel est son nom ?
– Germain Labonté.
– Ça ne sera pas long.
La dame compose un numéro de
téléphone, dit quelques mots et attend en examinant la jeune fille tout en
feignant de perdre son regard dans la rue. Au bout d'un moment, elle claironne :
– Formidable ! J'ai pu l'atteindre
tout de suite. Il est là, votre Germain, prêt à vous parler.
Elle tend l'appareil à Violaine et se
retourne, faisant mine de nettoyer son comptoir, mais traînant l'oreille pour ne
rien perdre de la détresse de la jeune fille.
– Allô ! Germain ? C'est Violaine...
Oui, je pleure... Il vient de m'arriver une histoire de fou... Je te raconterai.
Peux-tu venir me chercher devant le monastère des Dominicains ?... Oui, rue
Girouard... Quoi ?... Ce que je fais là?... Je t’expliquerai... Oui, j'ai la
voiture... Non, je ne peux pas conduire, pas dans l'état où je suis... Dans une
heure à peu près ?... Tu ne peux pas plus tôt ?... Bon, à tantôt !
Puis elle paie la dame qui lui dit :
– Vous savez, mademoiselle, vous
pouvez attendre ici tout le temps que vous voudrez. C'est long une heure, quand
on a de la peine. Je vous sers un autre café ?
– Non, merci. Je préfère aller marcher un peu.
– Comme vous voudrez. Je vous souhaite bien du courage ! Si c'est pas dommage,
de si beaux yeux et les noyer de larmes.
Et elle ajoute en lui tapotant tendrement le bras d'une main potelée :
– Et souvenez-vous, ma petite, un de perdu, dix de trouvés !
Violaine sourit faiblement et, après
avoir remercié la dame d’un léger signe de la main, elle sort, parcourt la rue
des Cascades, flâne quelques instants devant les éventaires du marché, revient
sur ses pas, re-monte la côte et va se poster près de sa voiture devant le
monastère des Dominicains.
Germain ne se fait pas attendre. Sans
un mot, elle lui remet les clefs de la voiture. Il démarre et se rend
directement à son appartement. Une fois entrés, elle se blottit dans ses bras et
laisse libre cours à sa peine. Il lui caresse longuement les cheveux en lui
murmurant doucement :
– Qu'est-ce qui se passe, mon petit
lapin ?
Il a toujours appelé sa soeur cadette
«mon petit lapin» à cause de ses deux incisives centrales du haut, un peu
longues et larges. Elle lui sourit à travers ses larmes. Il la fait asseoir et
lui dit :
– Raconte, mon petit lapin. Qu'est-ce
que tu faisais chez les Dominicains ?
– C'est Claude. Il est entré au noviciat. Nous étions en route pour Montréal.
Il s'est arrêté ici et, devant le
monastère des Dominicains, il m'a remis les clefs de la voiture et m'a dit de
retourner à la maison. Il est entré dans le bâtiment sans même se retourner.
J'ai cru d'abord que c'était un tour qu'il me jouait et j'ai attendu une dizaine
de minutes. Il n'est jamais ressorti.
– Mouais, fait Germain dubitatif.
C'est sérieux ou c'est une autre de ses farces plates ?
Germain n'apprécie guère ce genre
d'humour débridé que Claude se plaît à cultiver vis-à-vis de sa soeur.
– Je ne sais pas, dit Violaine en
reniflant une larme.
– Bon, déclare Germain, avec l'air de prendre les choses en main. Ce soir, nous
allons souper au restaurant. Puis tu vas dormir ici. Demain, nous verrons.
Puis il ajoute, mi-figue mi-raisin :
– Après tout, il a peut-être la
vocation, ton Claude, on ne sait jamais.
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