Le temps est gris et les nuages sont menaçants. Depuis quelques jours, on
a droit à une vague de froid. Et l’humidité n’arrange rien. En fait, les
coupe-vent automnaux s’apprêtent probablement à céder leur place aux
paletots d’hiver.
L’été avait débuté plus tard qu’habituellement mais, consolation, s’était
étiré presque jusqu’au début d’octobre. Puis, vlan !, le mercure s’était mis
à dégringoler, entraînant une mini-pandémie de grippe, particulièrement chez
les adolescents, nullement pressés de revêtir foulards et autres vêtements
pour temps froids !
Les cheveux collés par la sueur, sous un béret aplati qui a connu de
meilleurs jours, Albert, 45 ans (il en paraît 35), secoue la tête en
remarquant les nombreuses éclaboussures de peinture bleu nuit sur sa
salopette défraîchie et sur ses mains. S’essuyant le front du revers de la
main, il se dit :
— Eh bien, mon petit Albert, la peinture et toi, vous faites décidément pas
bon ménage… Une douche brûlante fera pas de tort, hein !
Admirant son salon sur les murs duquel il vient d’appliquer une dernière
couche de couleur, il siffle un vieil air de Bob Dylan (un de ses chanteurs
favoris) pour exprimer sa satisfaction.
— Bon, ça suffit pour aujourd’hui, se dit-il en enlevant son couvre-chef
pour frictionner son cuir chevelu trempé. Allez, on ramasse tout. Et, après
la douche, une vraie bonne bouffe !
Regardant l’heure, il se rend compte qu’il est plus tard qu’il aurait cru;
il a même sauté un repas ! C’est d’ailleurs un de ses vilains défauts :
quand il embarque de plain-pied dans quoi que ce soit, le zélé Albert oublie
de se sustenter. Tout en nettoyant et rangeant son matériel de peintre peu
expérimenté, il réfléchit à sa nouvelle vie des dernières semaines.
Ayant récemment emménagé dans le quartier de sa jeunesse, Albert Martin –
talentueux journaliste homosexuel bien dans sa peau – cherchait-il à renouer
avec ses racines ? Même lui n’en est pas sûr mais il trouve que l’endroit a
bien changé depuis 30 ans. Il y avait vécu son enfance, entouré de familles
défavorisées qui ne cadreraient vraiment plus dans ce qui est à présent un
environnement branché où d’apprentis artistes – qui ne deviendront sans
doute jamais stars – s’établissent. Plusieurs usines d’autrefois ont été
démolies, alors qu’on en a restauré d’autres pour en faire des condos. On a
également construit une tour à logements et c’est dans cet immeuble qu’il
habite depuis peu. Perché au 8e étage, son appartement est un peu cher mais
le loyer inclut tout, sauf le téléphone et le service de câblodistribution.
Il y réside depuis moins d’un mois et il a déjà presque fini de s’installer.
Sagement, il avait décidé de consacrer à son emménagement une partie de ses
vacances annuelles pour ne pas perdre patience à se déplacer parmi des
boîtes durant une trop longue période. S’il y a quelque chose qu’il ne peut
supporter, c’est bien un appartement en désordre…
Ah oui, c’est vrai : le journaliste ne doit pas oublier d’acheter d’autres
plantes vertes pour remplacer celles endommagées par les trop maladroits
déménageurs ! Les tarifs exorbitants de certaines compagnies de transport
sont inversement proportionnels à la compétence de leurs employés. Pour ne
pas oublier ce détail, Albert – entre deux nettoyages de pinceaux – se
dirige vers son frigo dont la porte du congélateur est décorée d’un bloc
aimanté où il griffonne en vitesse ‘Plantes’. Puis, se rendant compte à quel
point il écrit mal, il sourit en se demandant s’il arrivera à se relire.
Depuis trois ou quatre ans, Albert songeait à regagner ce secteur de la
ville mais il remettait toujours cette démarche à plus tard. Il faut dire
que la vente de son condo n’avait pas été évidente. Non, on ne l’y
reprendrait plus : vive les appartements loués ! Quand on en a ras le bol,
on fout le camp et bonjour la compagnie ! En tous cas, cette fois, il compte
habiter le même endroit longtemps et se promet bien de faire de son mieux
pour s’y plaire…
Bon, tout est rangé, enfin. Allez, hop, sous la douche !
Après s’être vigoureusement savonné à l’eau presque bouillante, Albert se
rince en choisissant la température d’eau la plus froide possible et le jet
le plus fort pour raffermir les chairs un peu ramollies par les années qui
passent. Par la suite, il s’éponge doucement avant de revêtir un confortable
peignoir en ratine orangée.
Jetant un coup d’œil dans la glace, il n’est pas trop mécontent de ce qu’il
y voit. L’éclat de ses yeux gris-vert lui donne un air espiègle; juste
au-dessus, le front commence à dessiner quelques rides mais rien de trop
dramatique encore. Le nez – ni trop large, ni trop étroit – surplombe des
lèvres qu’Albert trouve trop minces. Qu’importe : il paraît qu’on les oublie
car plusieurs lui disent que son sourire est irrésistible. Sa silhouette n’a
rien de spectaculaire – épaules un peu tombantes, pectoraux trop plats –
mais, au moins, il peut s’enorgueillir de ne pas avoir de ventre, ce qui
n’est pas le cas de la plupart de ses collègues de travail.
— Voyons, qu’est-ce qui me prend ?, murmure-t-il en souriant. Ça me
ressemble pas de me scruter comme ça; serais-je devenu un métrosexuel ? Au
secours !
Sortant son séchoir, il fait la moue en scrutant ses cheveux brun foncé où
le gris gagne de plus en plus de terrain. Il se peigne en envoyant tout vers
l’arrière, réalisant qu’il devra tôt ou tard changer de coiffure car sa
chevelure commence à cruellement s’amincir.
Allant vers sa chambre, Albert ouvre deux tiroirs. Du premier, il tire un
moelleux pull-over de couleur lilas et, de l’autre, une paire de chaussettes
noires et un slip de couleur pêche. Puis, il sort du placard un jean noir à
taille basse et il y enfile sa ceinture préférée, noire également. Sitôt
habillé, devant le miroir plain-pied vissé à l’arrière de la porte de sa
chambre, il tourne sur lui-même et s’attarde un peu à ses fesses :
— Pas mal, pas trop mal…
Puis, il rentre le ventre et redresse les épaules. Oui, il doit de plus en
plus soigner son maintien pour garder son allure jeune, ce qui n’est pas de
tout repos. Il ressent effectivement encore des séquelles de son entorse
lombaire d’il y a quelques années.
Il est à présent presque prêt à sortir. Écartant les stores verticaux de la
porte patio du salon, il risque un coup d’œil sur son balcon et s’exclame, à
voix haute :
— Merde, pas déjà la première neige : on est en octobre. J’avais bien besoin
de ça !
Il devra donc porter ses bottes toutes neuves qu’il n’avait pas encore pris
le temps de cirer. Après les avoir sorties de leur emballage de carton, il
les prend dans ses mains et en examine les coutures en murmurant :
— Vous me protégerez bien, mes petites chéries ?
Puis, il les enfile avant de revêtir son paletot et sa casquette préférés.
Il sort enfin de chez lui et, d’un pas pressé, parcourt l’interminable
corridor menant à l’ascenseur; il s’y engouffre et appuie sur le bouton RC.
Quelques minutes plus tard, il se retrouve sur le trottoir.
Un intense frisson saisit Albert, l’obligeant à relever son col et à
abaisser la palette de son chapeau. La neige folle et le vent ne l’empêchent
pas de marcher, histoire de se creuser l’appétit. Il a été enfermé toute la
journée à peinturer, alors il avait un urgent besoin d’air : pas question de
manger à la maison !
Des amis lui avaient dit que les bistros pullulaient dans le coin et c’est
bien vrai, surtout sur la rue qu’il choisit d’emprunter. Marchant d’un bon
pas, il grommelle en s’apercevant qu’il a oublié ses gants. Tant pis, il n’a
d’autre choix que de fourrer ses mains dans ses poches. Puis, notre
journaliste affamé entreprend d’étudier les différents menus affichés aux
portes des restaurants.
— Bon, qu’est-ce qu’on a de bon ici ? Table d’hôte, table d’hôte, voyons un
peu… Potage au cresson, truite arc-en-ciel, gâteau maison, mmm… pas mal.
Quoi ? 49 $ ? Non mais je rêve, sans doute. Je suis Albert Martin, pas
Crésus !
Il poursuit sa promenade jusqu’à la prochaine intersection. Après avoir
traversé le boulevard, il remarque un petit café à l’air sympathique. On y
annonce filet mignon, coquille de fruits de mer et filet de doré amandine,
trois choix déchirants pour le journaliste, jusqu’à ce qu’il voie les prix :
rien en bas de 40 $. De plus, tout est à la carte : aucune table d’hôte.
Grimaçant, Albert continue sa route en maugréant :
— Non mais ils me prennent pour un millionnaire, ces idiots !
Résolu à prendre un repas sain sans trop alléger son portefeuille, il est
fort intrigué par un tout petit bistro à la façade rouge et verte.
— Ça fait pas mal italien, ce truc, songe-t-il. Puis, lisant ‘Bistro Chez
Forte’, il enchaîne : ah bon, je comprends, avec un nom pareil !
Prenant connaissance du menu composé de nombreux plats appétissants à prix
abordables, Albert est ravi de la variété dudit menu qui ne se limite pas à
des spécialités italiennes. Il décide d’entrer, après avoir minutieusement
secoué l’excès de neige de sa casquette et de ses épaules.
Malheur, l’endroit (minuscule, à peine une quinzaine de tables) est bondé !
Albert s’apprête à quitter quand on lui crie :
— Monsieur, monsieur, attendez ! Il nous reste une table, tout au fond !
Cet éclat de voix provient de l’hôte, un mince et séduisant jeune homme,
auquel Albert confie :
— Je suis seul et je voulais pas accaparer une table à quatre…
Marcello (Albert a furtivement lu le prénom piqué dans la chemise du joli
garçon) réplique :
— Non, non, Monsieur, pas de problèmes. Je vous en prie, suivez-moi.
Albert le suit. Afin de remplir à capacité l’espace exigu, on a exagérément
rapproché les tables les unes des autres, ce qui en fait un lieu peu propice
aux confidences et aux mots doux. N’importe, l’ambiance y est
incontestablement chaleureuse et l’endroit respire la propreté.
À peine assis, Albert est aussitôt accosté par l’unique serveuse à l’allure
des plus cheap :
— Bonsoir, Monsieur. Vous allez bien ? (Elle ne lui laisse guère le temps de
répondre) Vous êtes nouveau dans le quartier ou je me trompe ? (Elle parle
si vite qu’Albert en est presque étourdi). En tous cas, vous faites pas
partie de nos habitués !
Décontenancé par cette dame au chignon ébouriffé, Albert lui répond poliment
:
— Effectivement. Vous avez l’œil, Madame.
— Appelez-moi, Marjorie, voyons ! Vous prendrez bien un apéro pour débuter ?
Albert acquiesce :
— Pourquoi pas ? Avez-vous de la bière pression ?
— Certainement, monsieur. La préférez-vous blonde ou rousse ?
— Une blonde, s’il vous plaît.
Voulant vraisemblablement le mettre à l’aise (ce qui aura tout l’effet
contraire), la très rousse Marjorie lui fait un clin d’œil :
— Avez-vous quelque chose contre les rousses ?
Puis, elle éclate d’un rire franc et bien gras. Albert ne sait trop comment
réagir et répond en souriant :
— En passant, j’ai tout mon temps, Madame. Je vais boire mon apéro avant de
commander mon repas. Ça vous va ?
— C’est vous le boss : à votre goût !
Elle tourne les talons vers une autre table en fredonnant – d’une voix
étonnamment juste – le succès de Michèle Torr Emmène-moi danser ce soir.
Quelques minutes plus tard, Marjorie lui apporte son verre. Lorsqu’il bouffe
seul, Albert apporte toujours un livre ou un magazine mais, après sa journée
épuisante, il tient à vraiment mettre son cerveau à ‘off’ et il en profite
pour observer l’endroit.
— C’est vraiment chouette, ici, pense-t-il. Décor discret et impeccable, un
peu trop de rouge et un peu trop de vert mais, quand même; clientèle à
l’allure aimable. Et – heureusement ! – pas d’affreuses décorations
d’Halloween. Je me suis jamais expliqué pourquoi les restaurateurs
s’entêtent à décorer pour cette fête; c’est débile… Jetant un coup d’œil à
la serveuse, il rit intérieurement et se dit :
— Mais qu’est-ce que cette femme fout ici ? Elle est affable, oui, mais elle
manque de classe avec son maquillage exagéré et sa coiffure d’épouvantail…
Observant subtilement l’endroit, le journaliste découvre qu’il y a des
clients de presque tous les âges. La plupart semblent des familiers de la
place; Albert remarque en effet que plusieurs se saluent et sourient en
hochant la tête. Clientèle variée à souhait, entre autres : un jeune couple
dans la vingtaine, deux vieux messieurs sans doute retraités, deux dames
coquettes bien que plus très jeunes mais aucune famille avec des morveux
criards. Ça tombe bien : Albert ne peut supporter les parents souriant
timidement aux gens quand leur bébé pique une crise.
Repensant au quotidien, Albert constate qu’il achève la trop courte période
de vacances prise pour son déménagement; il doit retourner au travail lundi
(dans trois jours, déjà !). On lui a assigné une entrevue avec un metteur en
scène prétentieux (bien que peu connu) et il n’a rien préparé encore.
— En fin de semaine, je me branche sur Internet, se dit-il, pour en savoir
un peu plus sur cet énergumène. C’est pas que ça m’enchante…