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Préface
J’ai toujours été fascinée par
l’étonnante plasticité de la langue française qui permet l’expression de
tout ce qui nous habite et nous touche. La seule limite réside dans
notre capacité à faire vivre cette expression, à la rendre crédible, à
la restituer le plus exactement possible de ce qu’elle est au fond de
soi. La réussite ou l’échec de cet acte d’écriture ne dépend que d’une
chose : l’engagement de l’écrivain, du poète, dans un cheminement
suprême d’humilité. Ce n’est d’abord qu’en passant par l’écoute humble
que le poète parvient à subtiliser à la nuit la parole qui sans cela
resterait cachée dans sa demeure. C’est dans ce sens que je comprends la
citation suivante d’Anne Hébert : « Écrire un poème c’est tenter de
faire venir au grand jour quelque chose qui est caché. (…) La moindre
distraction de sa part [le poète] suffirait pour que disparaisse et se
cache ailleurs ce souffle d’eau dans le noir, cette petite voix
impérieuse qui cogne contre son cœur et qui demande la parole. » (Anne
Hébert, « Préface », Poèmes, 1960) Il suffit d’un rien pour que cette
voix soit submergée et qu’elle renvoie sa parole là où elle est née.
Mais l’écoute reste possible.
Une seconde exigence d’humilité
est nécessaire à la captation de cette voix : l’acceptation, sans
condition, de son contenu et de sa portée. Si le poète se met des
barrières ou s’il tente de forcer la porte, la parole restera cachée
derrière elle et ne montera jamais à la surface du jour. C’est pourquoi,
je crois, comme l’a écrit Anne Hébert, que « la ferveur ne suffit pas,
[qu’]il faut la patience quotidienne de celui qui attend et qui cherche
et le silence et l’espoir, sans cesse ranimés, au bord du désespoir,
afin que la parole surgisse, intacte et fraîche, juste et vigoureuse. Et
alors vient la joie. » (Ibid.)
La joie, c’est l’étincelle de
parole qui s’est laissée apprivoisée par le poète, lui donnant tout
juste le temps de l’attraper et de l’imprimer sur une feuille. Mais
puisque le poète prend au monde de la nuit une part de ce qui
normalement serait resté caché, n’y a-t-il pas danger pour que cette
parole se retrouve emprisonnée dans un écrin de mots ? Il n’en est rien,
car le poète offre au monde du jour un morceau de ce qui est devenu le
fruit de son écoute.
* * *
Dérives du corps
Mon corps ne m’appartient pas,
depuis le jour du commencement du monde.
Traversé de courants inverses,
bienfaits et méfaits,
désastres continuels des sens,
tous ligués contre moi.
Mon corps ne m’appartient plus.
Y sont entrées des forces obscures,
incertaines et dissimulées.
Des forces fortes de leurs avantages,
car elles connaissent mes faiblesses,
mes peurs et mes reproches.
Mon corps m’a-t-il déjà appartenu ?
Distanciée et détachée,
je ris du rire du moribond.
Je riais pour ne pas sombrer. Mais :
je pleure dans un corps qui se détache de moi,
je pleure sur un corps qui ne veut plus de moi.
Mai 2001
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