EXTRAIT
Le Justicier,
roman policier, Guy Dussault,
Fondation littéraire Fleur de Lys
Prologue
En direction de l'hôpital, le fourgon ambulancier se
frayait un passage à coups de sirène dans la lente
circulation du lundi matin. Couché sur une civière
dans la partie arrière du véhicule, Josef Kowalski,
un pauvre ouvrier qui, la veille, venait de célébrer
son quarantième anniversaire, était convaincu qu'il
vivait les derniers moments de son existence. Un
bête accident sur un chantier en banlieue de la
capitale. Alors qu’il marchait sur un madrier
reliant deux passerelles au troisième étage d’un
édifice en construction, il avait perdu l’équilibre
et avait fait une chute jusqu’au sol. Il ne s’était
à aucun moment évanoui, même si tout son corps lui
avait fait et lui faisait encore affreusement mal,
particulièrement la tête et le bas du dos.
L'infirmier était à ses côtés, lui épongeant parfois
le front avec une serviette humide, mais ne semblant
pas disposé à en faire davantage. Sans doute n'y
avait-il justement rien à faire, estima Kowalski.
— Je vais mourir, murmura le blessé.
L'infirmier se pencha vers lui.
— Ne parlez pas, monsieur. Gardez vos forces, nous
arriverons bientôt à l'hôpital.
— Il faut que je parle. Je vais mourir. Je dois me
confesser.
— Je ne suis pas prêtre, monsieur. Vos blessures
semblent graves, mais il faut garder espoir que vous
survivrez.
— Écoutez-moi, je vous en supplie. J'ai péché.
— Personne n'est à l'abri du péché, monsieur.
Plus tard, alors qu'il restait moins de deux
kilomètres avant d'arriver à l'hôpital, le fourgon
ambulancier se mit à ralentir, sa sirène s'éteignit
et ses gyrophares cessèrent de s'activer.
Extrait du chapitre 1
Un corps sans tête
Surintendant au Département des homicides de la
Police métropolitaine de Philippsburg – plus souvent
appelée la PMP
[1]
–, Jonathan Elliot, habillé d'un chandail bleu à col
rond et d'un pantalon de lin beige et chaussant des
souliers de toile, se préparait un café sur le vieux
poêle à bois qui occupait un coin important de la
cuisine encore plongée dans la pénombre. L'homme de
cinquante-quatre ans, au visage anguleux, à la
chevelure poivre et sel et aux yeux bleus entendit
des pas discrets approchant de la pièce. Il se
retourna pour voir qui venait le rejoindre à cette
heure matinale.
— Bonjour la nouvelle mariée, comment vas-tu ce
matin ? demanda-t-il d'un air taquin à la jolie
jeune femme qui venait d'entrer, pieds nus et vêtue
d'une longue et délicate chemise de nuit en soie
rose.
Amy Darlington, elle-même inspecteur-enquêteur sous
les ordres du surintendant, lui sourit et alla
l'embrasser. Elle avait attaché ses cheveux noirs
avec un ruban, ce qui la faisait paraître encore
plus jeune que ses vingt-cinq ans qu'elle avait
célébrés trois mois plus tôt. Et même si elle venait
à peine de sortir du lit, ses magnifiques yeux pers
étaient déjà lumineux d'intelligence et de gaieté.
— Je vais très bien, merci. Et comment se porte
lui-même le nouveau marié ? lui demanda-t-elle, en
ouvrant une armoire pour y prendre une tasse.
— Je me porte aussi bien qu'il est possible de
l'être après une nuit plutôt courte. Cela fait déjà
trois nuits que l'on passe ici, mais j'ai encore des
difficultés à m'habituer à ce foutu matelas. Et en
plus, j'ai cru entendre un bruit de moteur sur le
lac, en pleine nuit, tu imagines !
Se plaçant devant le comptoir, à la gauche d'Elliot,
Amy prépara son propre café en poursuivant la
conversation.
— Est-ce vraiment un problème de matelas, monsieur
Elliot ? Ne serait-ce pas plutôt les exigences de la
nouvelle madame Elliot qui requièrent un surcroît
d'efforts de votre part ? suggéra moqueusement la
jeune femme.
Elliot joua l'offusqué.
— Veuillez noter, jeune femme, que nous sommes
mariés déjà depuis quelques semaines, vous et moi.
Et pour ma part, je n'ai entendu jusqu'à aujourd'hui
aucune plainte de la nouvelle madame Elliot en ce
qui concerne... euh...
Le surintendant eut un léger problème de vocabulaire
qu’Amy se dépêcha de pallier par une suggestion.
— Référeriez-vous à quelques affairements
nocturnes ? se moqua-t-elle en pouffant de rire.
Elliot se mit à rire également et se préparait à
rétorquer lorsqu'une autre voix masculine se fit
entendre.
— De quels affairements nocturnes est-il question
pour que vous soyez aussi joyeux ? questionna le
jeune homme qui venait d'entrer à son tour dans la
cuisine, également pieds nus et ne portant qu'un
pantalon de pyjama.
Inspecteur-enquêteur récemment muté à la Police
métropolitaine de Philippsburg après avoir passé
quelques années aux bureaux de la Police
nationale du
Sud-Ouest installés à Princetown, Stephen
Dennie se hâta d'aller donner à Amy Darlington un
gros baiser sur la bouche tout en l'entourant de ses
bras. Presque de la même taille que le surintendant,
Dennie avait l'allure athlétique d'un homme qui
prend soin de sa santé et de son apparence. Ses
cheveux bruns, coupés courts, lui donnaient un air
militaire.
— Madame Dennie, vous êtes ravissante ce matin.
Comme d'habitude, bien sûr, je m'empresse de le
souligner.
— Vous êtes fort
séduisant vous-même, monsieur Dennie, je dois
le reconnaître.
— Ma parole, c'est un véritable rituel, intervint
Elliot. J'entends cela tous les matins depuis que
nous sommes ici.
Amy donna son café à son mari Stephen et se prit une
nouvelle tasse dans l'armoire.
— Bonjour monsieur. Avez-vous réussi à bien dormir
cette nuit ? demanda Dennie.
Elliot fit la grimace.
— Non, justement. C'est ce que j'expliquais à Amy
lorsque vous êtes arrivé.
— Ah bon ! Je comprends alors pourquoi vous parliez
d'affairements nocturnes. Nettement plus jeune que
vous, la nouvelle madame Elliot a des exigences
auxquelles vous ne pouvez répondre.
— C'est faux ! clama Elliot. D'abord, elle n'est pas
nettement plus jeune que moi et ensuite...
— Cela suffit ! Je ne vous permets pas d'insinuer
quoi que ce soit, jeune homme, jeta une quatrième
voix sur un ton moqueur.
La femme qui venait d'entrer dans la cuisine et
avait interrompu Elliot dans sa défense se dirigea
vers lui et s’empara de la tasse qu'il tenait dans
ses mains tout en déposant un baiser sur sa joue
droite.
— Merci chéri, c'est gentil de ta part de m'avoir
préparé mon café, j'en ai bien besoin pour récupérer
mon énergie. Tes prouesses m'ont littéralement
exténuée cette nuit, ajouta-t-elle en regardant vers
Stephen Dennie d'un air faussement provocateur.
Tout le monde s'esclaffa.
— Bonjour maman, dit Amy.
— Bonjour, ma chérie. Bonjour Steve. Vous avez bien
dormi ? demanda Barbara Lowell Elliot.
La mère d'Amy Darlington – et nouvelle madame Elliot
– était resplendissante. Elle portait une élégante
robe de chambre en velours jaune pâle qui recouvrait
un pyjama assorti et chaussait de jolies petites
pantoufles en peau de mouton.
— Merci chérie, dit Elliot, en s'adressant à sa
nouvelle épouse. C'est gentil à toi de défendre mon
honneur. Ces jeunes mariés s'imaginent que...
— Je ne te défends pas, Jonathan, le coupa Barbara.
Je ne fais qu'énoncer les faits. As-tu déjà pris ton
déjeuner ?
— Non, je n'ai eu que le temps de me préparer... de
te préparer un café, devrais-je dire.
Barbara Lowell Elliot commença à s'activer dans la
pièce.
— Bon, alors, Steve et toi allez promener Watson, je
l'entends qui jappe sur la galerie. Il sait que nous
sommes levés. Amy et moi, nous allons préparer le
déjeuner. Ce sera le même menu pour tout le monde,
pas de discussion. Je n'ai pas le goût de m'échiner
sur ce vieux poêle. Revenez dans quinze minutes, ce
sera prêt.
— Je m'habille à toute vitesse et je vous rejoins
dehors, surintendant, s'écria Stephen Dennie tout en
se dépêchant de retourner à sa chambre.
Trois minutes plus tard, le jeune enquêteur
rejoignait son patron qui se tenait auprès d'un
magnifique bouvier bernois. Le chien avait pris des
proportions importantes depuis qu'il avait été
offert au surintendant par la mère d'Amy Darlington
en cadeau-surprise pour son anniversaire moins d’un
an auparavant[2].
Il frétillait de la queue en jappant et en sautant
allègrement pour démontrer son enthousiasme à l'idée
d'être détaché et de pouvoir courir dans les
environs durant la courte promenade que les deux
hommes s'apprêtaient à faire. En ce mercredi matin
du 10 juin, le soleil brillait et le temps
s'annonçait beau et chaud pour la quatrième journée
de suite.
— Si l'on fait un petit tour sur le bord du lac,
cela vous convient-il, Stephen ? demanda Elliot, qui
portait autour du cou de puissantes jumelles.
— Tout à fait,
monsieur. Vous espérez repérer votre couple
de plongeons huards[3],
n'est-ce pas ?
Le surintendant acquiesça en souriant.
L'ornithologie était son loisir préféré bien que les
dernières années ne lui avaient pas permis de
l'exercer autant qu'il l'aurait souhaité. Mais la
chance lui était maintenant offerte depuis le début
de la semaine et il en profitait pleinement. La vie
du surintendant Elliot avait été passablement
mouvementée un an auparavant lorsque sa première
épouse, Elizabeth Sedley, était décédée du cancer à
peu près à la même période où Elliot avait dû
procéder à l'arrestation de son propre partenaire
d'alors, l'inspecteur-enquêteur Gordon Birchin, pour
homicide involontaire, dans le cadre d'une enquête
sur le meurtre d'un dirigeant d'entreprise[4].
Gordon Birchin avait été remplacé auprès d'Elliot
par la jeune recrue Amy Darlington, au grand dam du
surintendant qui ne
pouvait alors envisager de travailler avec une femme.
Après s'être
vivement opposés l'un à l'autre, les deux
policiers avaient fini par s'endurer mutuellement
pour finalement s'entendre. Et, avec le temps, plus
que simplement s'entendre, mais aussi s'apprécier.
Les choses avaient évolué vers un dénouement que
certains de leurs collègues osaient affirmer
maintenant, de façon mensongère, avoir prédit à
l’époque. Lors de la première enquête d'Amy
Darlington à la PMP, le surintendant et elle avaient
fait connaissance avec Stephen Dennie,
inspecteur-enquêteur de la Police nationale du
Sud-Ouest basé à Princetown. Amy en était devenue
amoureuse et de son côté, Elliot, après avoir eu des
sentiments ambigus à
l'égard de la
jeune femme, avait succombé au charme
particulier de la mère d'Amy, une femme un peu plus
jeune que lui devenue elle-même veuve peu après que
le surintendant eut perdu sa première épouse.
Quelques mois plus tard, lors d'une double cérémonie
de mariage, Amy épousait Stephen Dennie et Jonathan
Elliot épousait Barbara Lowell (« Pour le
meilleur et pour le pire » avait songé Jonathan
Elliot devant l'autel, au moment de dire : « Oui,
je le veux ! »). Après que les deux
couples eurent
effectué leur voyage de noces, chacun de son
côté, ils s'étaient donné rendez-vous dans le nord
du pays, à un grand chalet que le surintendant, à la
suggestion de Stephen Dennie, avait loué sur le bord
du Francis' Lake, un immense lac poissonneux
(Stephen Dennie était un passionné de la pêche à la
mouche) dont les rives étaient encore pratiquement
vierges de toute civilisation, à l'exception de deux
autres habitations situées assez loin de celle que
partageaient depuis maintenant quelques jours les
quatre nouveaux mariés.
[1]
Philippsburg's Metropolitan Police.
[2] Voir
Le vol de l'innocence, du même auteur
et chez le même éditeur.
[3] Dans
le roman, les oiseaux sont identifiés selon
la désignation des espèces ayant cours en
2012 plutôt que celle utilisée à l'époque où
se déroule l'histoire.
[4] Voir
Coup double, du même auteur et chez
le même éditeur.
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