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EXTRAIT
L'aviateur irlandais, roman policier,
René Caissy, Fondation littéraire Fleur de Lys.
PROLOGUE
Le dénouement d’une affaire de meurtre, dans un roman policier, est rarement
le lieu d’erreurs judiciaires, pour la bonne raison que l’auteur a
identifié, a priori, le coupable. La trame du roman consiste alors à
saupoudrer parcimonieusement les chapitres d’indices qui vont permettre au
lecteur de découvrir, petit à petit, le meurtrier. C’est souvent un proche :
le mari, l’ancien conjoint, la belle-mère… En revanche, la vraie vie n’est
pas un roman, et la police scientifique, ainsi que son corollaire, la
justice, font parfois fausse route en identifiant puis condamnant la
mauvaise personne. L’histoire qui suit montre à quel point il est difficile
alors de rétablir la vérité. Cette histoire est donc vraisemblable… Mais
est-elle vraie pour autant ?
CHAPITRE 1
1er mai 2017, siège social de Convoywing International Aircraft, Montréal,
Canada
Frank Ngozi observait depuis une heure l’affiche d'un avion acrobatique
volant à l’envers, sur le mur faisant face à son bureau, lorsque la sonnerie
de son portable retentit. Trop absorbé par sa réflexion aéronautique, Frank
préféra refiler l'appel à son répondeur, qui avait pour mission de ne
répondre qu’au 15e coup. Ce délai exagéré avait l'avantage de décourager les
clients souffrant d'un manque de détermination.
Frank était concentré à résoudre un problème porté à son attention la veille
par une élève-pilote brillante, qui, lors d’un cours théorique, avait posé
une question toute simple mais qui l’avait mis mal à l’aise : « Vous dites
que la portance d'un aéronef est supposée provenir de la forme de l'aile,
bombée au-dessus et plate en dessous, alors pourquoi certains avions
volent-ils allègrement sur le dos ? ».
« Question intéressante » avait répondu Frank. « Mais la réponse requiert le
rappel de quelques principes de la physique de Newton que nous verrons dans
le chapitre sur la mécanique du vol la semaine prochaine ; pour l’heure, je
vous demande de considérer que les avions tiennent en l’air grâce aux
principes auxquels adhérait mon grand-père zoulou d’Afrique du Sud : la foi,
l’espoir et un peu de magie… »
Co-directeur de la compagnie Convoywing International Aircraft, spécialisée
dans le dédouanement et le convoyage d’aéronefs, et instructeur pigiste,
Frank était pour l’instant cantonné au rôle de réceptionniste ; il
remplaçait le réceptionniste en titre, en congé de paternité, et s’en
sortait plutôt mal…
Dans le local de Convoywing International, une nouvelle série d’appels se
fit entendre et Frank décida de répondre à la quatorzième sonnerie.
— Convoywing, Frank à l’appareil.
— Bonsoir, Monsieur. Je m'appelle Amelia Fitzpatrick. J’aimerais faire
transporter un avion de la côte ouest à la côte est du Canada. De Atlin, en
Colombie-Britannique, jusqu’à l’Île-du-Prince-Édouard.
— D’accord. C’est quel type d'appareil ?
— Un DeHavilland DHC-2
— Un Beaver, très bien : sur flottes ou sur roues ?
— Sur flottes jusqu’à Inuvik, et ensuite sur roues jusqu’à l’Île.
— Attendez… Inuvik c’est tout en haut ; Ça veut dire 500 miles nautiques
vers le nord avant de virer à l’est ; on dit, donc - Frank consultait une
carte sur son portable - plus de 3000 miles nautiques. Ok, qui est le
propriétaire, madame ?
— C'est moi ! C'est mon avion. Je voudrais que quelqu’un de votre agence me
l’amène à l’île. Idéalement un instructeur. Car je n’ai pas volé depuis
longtemps et j’aimerais revoir les bases.
— … OK… Vous voulez être du voyage et en profiter pour remettre votre
pilotage à niveau. C’est possible, mais je préfère vous avertir qu’en
pareille circonstance, notre pilote portera deux chapeaux, celui de
convoyeur, et celui d'instructeur, et que le coût sera ajusté en
conséquence.
— Monsieur Frank, je doute que vous ayez un pilote bicéphale capable de
porter deux chapeaux. J'en conclus que l'affaire des deux chapeaux est une
métaphore. Disons qu’en plus du coût du convoyage, je consens 25 % d'extra
pour la métaphore, mais pas plus.
Le côté détestable de cette cliente convainquit Frank qu'elle correspondait
au type E : soit les emmerdeurs qui paient bien, mais attirent les ennuis :
depuis qu'il avait abandonné la profession de pilote pour se consacrer à sa
famille, et fonder l'agence Convoywing International, Frank avait élaboré un
tableau des divers profils de client. Le type A correspondait au riche
propriétaire qui souhaite convoyer son zinc du point A au point B et va
payer sans problèmes; le B, au riche propriétaire qui a bâti sa fortune sur
la paranoïa, et qui, convaincu que le coût du convoyage est trop élevé,
négocie le prix à la baisse… au point que le convoyeur devra finalement
éponger des pertes pour avoir eu le privilège de répondre aux exigences de
ce client grippe-sous; le C, un propriétaire pas riche, qui n'a
manifestement pas les moyens de posséder un avion, mais qui est honnête, et
qui va assumer de s’appauvrir pour convoyer son avion du point A au point B;
le D, un autre pauvre propriétaire qui n'a pas non plus les moyens de
posséder un avion, mais qui en possède quand même un pour des raisons
narcissiques, et va tenter de faire convoyer son zinc sans payer un sou,
alléguant que le convoyage a merdé par votre faute (jamais la sienne) et
enfin E, comme cette dame au bout de la ligne, probablement une riche
propriétaire qui va payer, mais qui possède des exigences particulières pas
toujours compatibles avec les lois de l’aérodynamique.
Un client de type E avait un jour demandé à Frank s’il serait possible de
convoyer son avion vers son chalet de pêche, alléguant qu’il suffirait au
pilote convoyeur de passer chercher l’avion, en parfait état, sur une
hydrobase située à 170 milles nautiques du chalet. Une fois sur place, le
pilote avait bien constaté que l’hydravion, un Dehavilland Otter
turbo-propulsé, semblait en parfait état, mais dans la carlingue, au milieu
des canots, des moteurs hors-bord et des paquets jumbo de papiers
hygiénique, il y avait … une vache laitière ! Lorsqu’il rejoignit par
téléphone le propriétaire de l’avion et de la vache, Frank, en tâchant de
garder son calme, expliqua qu’il serait nécessaire d’anesthésier l’animal
pour éviter que son éventuelle agitation ne déplace le centre de gravité de
l’avion et ne compromette la sécurité. « Impossible, avait alors clamé
l’intéressé ; le vétérinaire qui a accompagné ma vache l’année dernière l’a
fait et, à leur arrivée, je n’ai pas eu de lait frais pendant une semaine…
Mais ne vous inquiétez pas, avait ajouté le client : derrière les packs de
rouleaux de papier-cul, il y a un habit de contention que vous pouvez lui
mettre pour qu’elle ne bouge pas. Ah, et une dernière chose, avait-t-il
conclu, avant de raccrocher, sans attendre la réponse de Frank : « si vous
devez limiter ses déplacements, assurez-vous qu’elle soit près d’un hublot.
Elle adore observer le plancher des vaches, depuis les airs ! C’est drôle,
non ? Allez, bonne chance ! ».
Frank décida malgré tout d’essayer de répondre aux exigences de son
interlocutrice, mais crut utile de préciser : « Je dois vous avertir que je
ne suis pas certain que j'aimerais convoyer un Beaver comme le vôtre d'un
océan à l’autre tout en assumant le rôle d’instructeur. Et pourtant, j’ai 12
000 heures de vol sur toutes sortes d’avions. Ce genre d’appareil est
fiable, mais d’une autre époque quand même… son moteur radial à piston et à
carburateur date des années 1950, son équipement est souvent désuet pour le
vol par mauvais temps, et sa vitesse de croisière assez modeste ne dépasse
pas les 105 nœuds. Ça veut dire un minimum de six jours pour la traversée,
sans compter les imprévus ».
— D’accord, monsieur Frank. Malgré votre curriculum impressionnant, je
comprends que vous n’avez pas personnelle¬ment les compétences pour faire ce
convoyage. Alors dites-moi : votre entreprise peut-elle oui ou non fournir
la perle rare qui va accepter de piloter ma relique antédiluvienne ?
Sur cette réplique, Frank regretta d’avoir répondu à la quatorzième sonnerie
et, étonnamment calme, mais plein d’une froide jubilation, répondit qu’il
pensait à quelqu’un qui pourrait probablement remplir ce contrat :
— Il y aurait bien un pilote, qui est mon partenaire dans l’entreprise. Il a
des centaines de convoyages à son actif et a formé de nombreux pilotes. Je
peux lui proposer l'affaire, mais je dois vous prévenir que c’est un
indépendant et un solitaire qui préfère voler seul. S’il accepte, il voudra
au préalable tout savoir de l’état de l’appareil avant de se déplacer. Si
nos recherches montrent que l'avion est en état, et que l’immatriculation,
le certificat de navigabilité, l’assurance et le carnet de maintenance sont
en règle, ce pilote se rendra sur place, à vos frais. Si l'avion a l'air
effectivement correct, il décollera et vous l'amènera sans le casser. Mais
s’il juge que l'avion n’est pas en état de vol, il m'avisera et j'évaluerai
avec vous le coût et le délai, et vous déciderez.
— Ça me va.
— Ah ! Une dernière chose ; le pilote auquel je pense, je dois vous dire ;
il est un peu particulier…
— Pourquoi ? À part ses deux têtes, et accessoirement deux bras et deux
jambes, il possède d'autres attributs en double ?
— Non… enfin, si le contrat est conclu, vous comprendrez. Il est spécial,
mais très professionnel. Il s’appelle Abraham O’Neil.
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AU SUJET
DE L'AUTEUR
René Caissy

René Caissy est issu d’une
mère et d’un père respectivement de descendance
acadienne et irlandaise. Avant de s’intéresser à
l’écriture, il est copiste-amateur ; en effet, dès
l’âge de cinq ans, en compagnie de sa sœur cadette,
juché sur des clôtures de bord de routes
poussiéreuses de rang de campagne gaspésien, il
retranscrit les lettres des enseignes routières.
FERRY, GROCERY et ARRÊT STOP d’avant la loi 101 et
du Québec français. Jeune adulte, son intérêt
littéraire se distance des panneaux routiers et se
porte sur la vulgarisation scientifique. Il remporte
le prix de journalisme scientifique (bourse Fernand
Seguin) en 1989 et signe par la suite plusieurs
articles pour divers magazines québécois, son
intérêt oscillant entre des sujets de sciences
naturelles et le plein air. En marge de l’écriture,
il développe un intérêt pour les loisirs atypiques
tels l’escalade en moyenne montagne, le parapente et
l’aviation. Faisant sienne la devise d’un ami qui
suggéra un jour que la meilleure façon d’apprendre
un domaine est de l’enseigner, il ouvre une école de
pilotage en Gaspésie qu’il opère durant cinq années.
Volant aujourd’hui pour son propre plaisir, il a
développé un intérêt pour la photographie aérienne
amateur et ses clichés qui mettent en valeur la
Gaspésie suscitent un intérêt marqué.
L’écriture de L’Aviateur irlandais est en quelque
sorte accidentelle. Pour faire une histoire longue,
il y a moult années, l’auteur a mis le pied où il ne
devait pas, et se l’ait cassé ! L’incident fut
l’occasion d’une nouvelle paire de chaussures, et la
convalescence qui suivit, quant à elle, l’occasion
d’un changement de cap où il passa de l’écriture
d’articles pour différents magazines (Québec-Science,
Géo Plein Air notamment) à l’écriture d’un roman. Le
projet, à l’origine, ne devait pas être un roman,
mais une sorte de biographie où l’auteur esquissait
quelques dates fondatrices de son insignifiante
existence. Au panthéon de cette chronologie figurait
par exemple la fois où, en troisième année du
primaire, il fut élu Duc par une jolie duchesse qui
devait choisir le prétendant au titre simplement en
le pointant de sa longue baguette de bois. Gêné, il
s’était caché à l’arrière d’un groupe de gars avides
d’être choisis, se croyant à l’abri, mais la
duchesse l’avait dans le collimateur et sa baguette,
subtil appendice de sa sensualité naissante, avait
dédaigné tous les mâles de la première ligne et
l’avait touché en plein cœur… Mais force est
d’admettre qu’on ne fait pas un livre avec ce genre
de fait divers… Si on n’est pas Jésus de Nazareth ou
Einstein, d’aucuns suggèrent que le genre littéraire
autobiographique est narcissique et inintéressant
sauf pour soi-même, à la manière d’un journal
intime. C’est pourtant sur la base de ce récit
nombriliste que l’auteur a commencé l’écriture d’un
roman. Sa bonne idée fut de se dissocier de lui-même
pour peu à peu donner vie à un personnage autonome,
sorte de prolongement de sa personne, qu’il investit
de pouvoirs et de qualités qu’il n’avait pas nécessairement.
Les psychiatres y verraient ce qu’ils nomment une «
psychose dissociative », mais rassurez-vous tous les
auteurs font ça ! Il travaille actuellement le tome
2 de L’Aviateur irlandais.
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